Jacques-Laurent Bost (1916-1990), ancien élève de Sartre au lycée du Havre, compagnon puis époux d’Olga Kosakiewicz, resta, toute sa vie, très proche du couple Beauvoir-Sartre. Sa liaison secrète avec Simone de Beauvoir commença lors d’une randonnée dans les Alpes, en juillet 1938. Bost avait été envoyé aux États-Unis par Combat (journal de Camus), en juin 1945, pour y faire un reportage : il avait donc précédé Simone de Beauvoir dans la découverte du Nouveau Monde.
Jeudi 20 février [1947]
Cher, bon et excellent Castor
J’avais déjà eu par Sartre une ou deux lettres de vous à lui. Mais hier il m’a donné toute la série que j’ai lue à la file et ça m’a bien diverti et fait bien plaisir. Vous avez l’air de vous amuser comme une reine et vous avez bien raison. Hein que c’est fameux New York et qu’on ne vous avait pas menti ? J’adorerais être avec vous et vos lettres m’ont donné le double regret cuisant du Castor et de l’Amérique.
Pour moi il ne m’arrive rien de notoire et vous savez comment c’est quand on n’écrit pas souvent et régulièrement, on se sent tout con pour faire une lettre. Je travaille un peu au film de Sartre. Je le vois souvent avec Vanetti qui n’a qu’un défaut, c’est de râler tout le temps soit contre quelqu’un soit contre le monde. Elle commence en plaisantant et c’est amusant parce qu’elle a du style dans l’invective ; mais elle finit par s’y prendre et par râler sérieusement sans véritable objet et dans l’impossibilité d’en sortir et alors c’est emmerdant. Quand je ne les vois pas le soir, je vois Palle et Pouillon et des gens encore bien en dessous ; et puis je lis enfin et je travaille. Oui Castor. Je ne peux pas dire que j’ai commencé un roman, parce qu’à peu près rien de ce que j’ai écrit ne restera mais je me suis mis à y réfléchir, un peu à prendre des notes, à essayer sinon de faire un plan, au moins de construire à peu près une histoire et j’ai même commencé à écrire un chapitre (pas le premier). J’ai bien du mal et je pense que je ne suis pas romancier pour un sou. Mais je continuerai quand même parce que ça m’amuse et pour n’en avoir pas le démenti. Sûrement je pourrai vous montrer quelque chose quand vous reviendrez. Mais quand reviendrez-vous, au fait ?
À part ça vous me manquez cruellement, mais la relative solitude où je me trouve m’est moins désagréable que je ne craignais. J’ai tout de même peur de m’emmerder salement quand Sartre ne sera pas à Paris.
Pour ce qui est du travail alimentaire, je vais peut-être avoir un nouveau film et peut-être aussi entrer à L’Intransigeant comme grand reporter. L’Intransigeant reparaîtrait dans un mois. Je vais voir le directeur dans une demi-heure. J’aimerais bien que ça marche, mais je vais leur demander tant d’argent que j’ai peur qu’ils ne me foutent à la porte à grands coups de sabots. J’ai vu que vous aviez écrit à Kosackiewicz, elle en était ravie, faites-le de temps en temps si vous pouvez. Elle va bien pulmonairement. Elle voit des gens qui ne l’aiment pas trop et ses journées sont moins vides qu’avant, me semble-t-il. Mais il me semble aussi que son malheur profond et réel est plus complet que jamais. C’est vache et c’est bien emmerdant parce que quoi faire ? Elle doit revenir en avril mais j’ai la certitude qu’elle en fera trop et qu’elle se fatiguera plus qu’il ne faudrait : ça m’inquiète mais il serait vraiment sauvage de la laisser plus tard dans ce sana qu’elle hait. Peut-être vais-je avoir pour l’année la maison de campagne de Vailland, à vingt kilomètres de Macon. Je dois aller le voir et si elle est bien je la louerai sûrement et vous y serez conviée si vous voulez.
Avez-vous vu le Sammy’s à New York ? N’avez-vous pas été saisie de la tristesse horrible des pouilleux américains et des quartiers pauvres ? Ne trouvez-vous pas que c’est aussi désespérant que baisant, ce pays ? Et complètement bouché et sans avenir quoique jeune ? Et en écrirez-vous quelque chose pour Les Temps modernes ?
Castor je vous fais une lettre décousue, mais c’est forcé quand on n’écrit pas tous les jours. Écrivez souvent au Gouverneur Général1 qu’on ait de vos nouvelles, et n’oubliez pas les Parisiens. Je ne vous oublie pas une minute et je suis heureux que vous existiez même si loin, mais vous vous amusez et c’est bien fait.
Salut bon Castor. Salut ! Salut bien ! Je vous écrirai de temps en temps un petit mot comme ça pour vous dire bonjour et que je vous aime extraordinairement bien. Amusez-vous bien fort. Je vous embrasse de toutes mes forces.
Bost
Embrassez la belle Sarbakhane2 sur le front et saluez Moffat de ma part.
NOTES
1. Il s’agit de Sartre.
2. Il s’agit de Nathalie Sorokine et de son mari Ivan Moffat.