Affaire Famille et natalité

Simone de Beauvoir raconte cet épisode dans La Force de l’âge : « Depuis qu’à la suite des événements de février Doumergue avait été porté au pouvoir, on assistait à une virulente recrudescence de “l’ordre moral”. Ce fut, sans doute, ce qui encouragea la “commission départementale de la natalité et de la protection de l’enfance” à envoyer au préfet un rapport dénonçant l’enseignement qu’un “indigne professeur” dirigeait contre la famille. Je composai avec l’aide de Pagniez [Pierre Guille], une réponse vertueusement courroucée que je fis tenir à mes supérieurs hiérarchiques ; j’accusai les parents d’élèves qui m’attaquaient de soutenir les doctrines hitlériennes en exigeant que la femme fût reléguée au foyer. » (FA, p. 212-213).

PRÉFECTURE DU DÉPARTEMENT

DE LA SEINE-INFÉRIEURE

Commission départementale de la natalité et de la protection de l’enfance

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Extrait du procès-verbal de la réunion du 24 mai 1934

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Le mercredi 24 mai 1934 la commission départementale de la Natalité et de la Protection de l’enfance s’est réunie à la préfecture.

PRÉSENTS : MM. Le Dr. Cauchois, Hartmann, Lecacheux, Le Chevalier, Paul, Perchepied, Prevost, Albert Thoumire & Thureuf.

ENSEIGNEMENT CONTRE LA PROPAGANDE NATALISTE AU LYCÉE JEANNE-D’ARC DE ROUEN

M. le docteur Cauchois expose que, d’après des renseignements qui lui ont été communiqués par des personnes dignes de foi, Mlle de Beauvoir, professeur de philosophie au lycée Jeanne-d’Arc, de Rouen, parlant du mariage, a déclaré qu’il n’est guère intéressant pour une femme d’avoir à s’occuper des enfants, et qu’il y a d’autres choses plus intéressantes que celles-là à faire dans la vie.

Une autre fois, elle aurait fait savoir aux élèves, en tournant la chose en dérision, qu’elle avait reçu une circulaire destinée aux professeurs de philosophie et leur recommandant d’entretenir leurs élèves de la question de la natalité. Elle a déclaré que cela était absolument grotesque, et n’a pas ménagé ses sarcasmes à l’égard des auteurs de la circulaire. Ayant ainsi préparé l’opinion des élèves de sa classe, elle a demandé à chacune d’elles si elle considérait que c’était un devoir pour une femme de mettre des enfants au monde. La plupart des élèves, influencées par la tendance clairement manifestée par leur professeur, et craignant d’autre part de se rendre ridicules en ne suivant pas les indications qu’elle leur donnait, ont déclaré qu’elles ne considéraient pas que la maternité soit un devoir pour une femme. Seules quelques enfants courageuses et de haute moralité n’ont pas craint de se mettre en contradiction avec leur indigne professeur, et ont affirmé qu’elles avaient conscience du devoir social et national qui leur incombera dans l’avenir.

M. le Dr. Cauchois estime que cette situation ne peut être tolérée, et propose à la commission de voter la motion suivante :

« Considérant que si l’État français a jugé nécessaire une politique et un enseignement natalistes, il n’appartient pas à un professeur de lycée, usant d’une très haute autorité, de tourner en dérision cette conception et donner un enseignement contraire,

« Considérant qu’il est immoral d’enseigner à de grandes jeunes filles que la maternité n’est pas pour la femme sa fonction principale et un devoir civique hautement respectable… »

PRÉFECTURE DE LA SEINE-INFÉRIEURE

4e Division

Office social

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Lycée Jeanne-d’Arc de Rouen

Motion de la commission départementale de la natalité

Rouen, le 26 mai 1934

Le Préfet de la Seine-Inférieure

à Monsieur l’inspecteur d’Académie,

J’ai l’honneur de vous communiquer, sous ce pli, une délibération en date du 24 mai 1934, par laquelle la commission départementale de la Natalité & de la Protection de l’enfance a demandé qu’une enquête fût faite relativement à des faits rapportés par Monsieur le Dr Cauchois, et qui tendraient à établir que l’enseignement donné par Mlle de Beauvoir, professeur au Lycée Jeanne-d’Arc de Rouen, est en complète opposition avec les directives du ministère de la Santé publique pour la propagande en faveur du relèvement de la natalité.

Je vous serais obligé de bien vouloir vérifier l’exactitude des renseignements qui ont été portés à la connaissance de la commission de la Natalité et me faire connaître, dès que possible, votre avis sur la réponse qu’il convient de faire à cette assemblée.

Le préfet

Réponse de Simone de Beauvoir

Rouen, 1er juin 1934

Madame la directrice,

J’ai l’honneur de vous adresser les explications que vous m’avez demandées touchant mon cours sur la famille et la natalité.

Je tiens à préciser d’abord que s’il s’agissait seulement de répondre à MM. le Dr Cauchois, Hartmann, Lecacheux, Le Chevallier, Paul, Perchepied, Prévost, Albert Thomyre et Turœuf, je m’en abstiendrais : en effet, je ne sais au nom de quelle autorité ils interviennent, mais je sais qu’ils ne le font pas en tant que parents d’élèves, qu’ils ne citent pas leurs références, que de toute façon il s’agit de propos rapportés au moins au troisième degré : dans ces conditions, le ton qu’ils se sont crus autorisés à prendre dans une communication officielle à M. le Préfet me paraît diffamatoire et inadmissible. En particulier, je ne sais où M. le Dr Cauchois a cru trouver le droit de me traiter d’« indigne professeur » et je proteste de la manière la plus formelle contre une telle expression.

Vous savez en effet je pense, Madame la directrice, de quelle façon je comprends mon métier. J’ai toujours eu souci d’exposer impartialement à mes élèves toutes les doctrines, chacune dans toute sa force, et en considérant que l’essentiel était de pleinement les comprendre, de choisir la sienne en connaissance de cause et de savoir la défendre solidement. Je n’ai jamais critiqué aucun choix, ni fait pression sur mes élèves pour leur faire prendre parti ; j’ai toujours montré au contraire qu’il était plus estimable de savoir se tenir à son point de vue, le garder, que de changer trop rapidement d’avis.

C’est assez dire que le compte rendu que fait de mon cours M. le Dr Cauchois est tendancieux et que je proteste absolument contre son interprétation des faits.

Je suis incapable de songer à préparer l’opinion de ma classe, à user de ma très haute autorité, et mes élèves n’ont pu être influencées par les tendances clairement manifestées par leur professeur, ni craindre de se rendre ridicules à mes yeux. M. le Dr Cauchois semble s’imaginer aussi que mon cours s’est terminé par une véritable scène d’inquisition où j’aurais exigé des élèves, une à une, une réponse imposée d’avance. M. le Dr. Cauchois aurait pu tâcher de se faire une idée plus juste de ce qu’est une classe de philosophie, et la classe en particulier. Je n’abandonne jamais une question sans demander à toutes les élèves, aussi individuellement que possible, leurs opinions, leurs réflexions personnelles, qu’il s’agisse de logique ou de psychologie autant que de morale. Je n’ai l’habitude en ce cas ni de terroriser, ni d’influencer mes élèves, ni de rendre ridicules les opinions que je leur demande d’exposer le plus librement possible. J’ai pour seul souci de les faire penser, et non de les faire penser blanc ou noir.

Lorsque j’ai eu à traiter de la famille, j’en ai exposé l’historique ; puis j’ai parlé de la thèse traditionaliste, de la thèse individualiste, et de la thèse sociologique sans jamais essayer de leur faire adopter l’une plutôt que l’autre.

Je proteste contre l’accusation d’avoir tourné en ridicule la conception nataliste ; je n’ai rien fait de tel ; j’ai seulement montré, comme je fais toujours, qu’elle n’était pas la seule possible, et essayé de déterminer sur quels principes elle reposait. Ces principes mêmes, je ne les avais jamais tournés en dérision ou attaqués, bien au contraire, ils avaient été étudiés avec une entière objectivité.

Une fois ces indications générales données, j’ai renvoyé mes élèves à leur manuel, pour ce qui concernait la natalité : il m’arrive souvent de le faire en fin d’année pour des questions faciles à comprendre. En fait donc, je n’ai même pas fait de cours sur la natalité. J’ai ajouté qu’il existait une circulaire que je n’avais pas personnellement reçue – elle date je crois de quelques années et j’en ai seulement entendu parler – qui donnait des directives sur cette question. Je leur dis que ces directives étaient suivies dans leur manuel et je signalai au passage la contradiction qu’il y aurait eu pour moi à imposer à ma classe une doctrine quelconque après avoir essayé toute l’année d’éveiller son esprit critique ; j’avais entendu dire qu’on avait demandé à des professeurs de philosophie un rapport sur les résultats de leur propagande nataliste : c’est la seule chose dont je me sois permis de sourire, mes élèves en ont souri aussi.

J’en viens maintenant à l’accusation principale. J’aurais déclaré : « Il n’est guère intéressant pour une femme d’avoir à s’occuper de ses enfants. » Voici d’abord les circonstances ; c’était au cours d’une discussion avec une élève qui soutenait avec véhémence que la femme qui n’est pas tout occupée par le désir et le souci de la maternité est monstrueuse ; je laisse librement parler mes élèves mais j’estime pouvoir en ce cas donner moi aussi mon avis personnel, que je ne propose d’ailleurs pas comme un dogme. J’ai donc dit exactement : « Pensez-vous donc qu’il n’y ait rien d’autre d’intéressant pour une femme que d’élever ses enfants ? » Sur ce point je pense que je reste en opposition avec M. le Dr Cauchois. Je sais qu’il existe sur le rôle de la femme plusieurs doctrines. Le chancelier Hitler dans sa brochure Le corps enseignant et l’École la voue dans l’intérêt de l’État au seul rôle de reproductrice ; mais en France une telle doctrine me paraît exclue, du fait même que la jeune fille est admise à l’enseignement de la philosophie et plus généralement à l’enseignement secondaire. L’esprit de cet enseignement a en effet maintes fois été défini et récemment encore dans les motions suivantes prises le 3 décembre 1933 par la Commission internationale et par la Commission pédagogique, toutes deux composées respectivement de membres désignés par le bureau du S3, Syndicat dont fait partie M. le Ministre de l’Éducation nationale, d’autres désignés par une société de spécialistes et de membres du Conseil supérieur :

I – L’enseignement ne tend pas à former les individus en vue de l’adhésion à telle ou telle doctrine imposée par les pouvoirs publics ; mais en vue du plein développement de leur personnalité, de leur esprit critique et des forces libres qu’ils mettront au service du bien public.

II – Dès lors la règle doit être la plus grande loyauté faite

A – du respect des faits que l’on ne doit pas déformer artificiellement

B – du respect des élèves à qui le professeur doit apprendre à penser et faire connaître les diverses doctrines existantes, mais à qui il n’a pas à apprendre ce qu’ils doivent penser.

M. le Dr Cauchois me reproche de m’être appuyée sur ces principes. C’est donc à mon avis sur le principe même des Humanités et de l’accès des jeunes filles à l’enseignement secondaire et non sur ma modeste personne que porte aujourd’hui le débat.

Puis-je m’étonner encore une fois en terminant qu’un homme de la haute moralité de
M. le Dr Cauchois se permette de porter des accusations et de réclamer des sanctions sur de simples racontars ? Il serait intéressant pour lui de lire de temps en temps des dissertations d’élèves sur des sujets de logique ou de psychologie qui ont été clairement exposés au cours : il se rendrait compte des déformations parfois ahurissantes que peuvent subir dans un cerveau d’enfant les idées présentées par le professeur.

Telles sont les explications que j’avais à fournir à mes supérieurs. Si elles sont jugées insuffisantes, je serai très heureuse qu’une enquête officielle et régulièrement menée vienne donner un démenti à des affirmations parfaitement injustifiées.

S. de Beauvoir