Sur Les Belles Images

Simone de Beauvoir

Lettre envoyée et publiée dans Le Nouvel Observateur

Nous avons reçu de Simone de Beauvoir, la lettre suivante :

Un examinateur de l’académie de Bordeaux m’apprend qu’au baccalauréat des techniciens on a donné à commenter, comme exprimant ma propre pensée, un texte que, dans Les Belles Images, je place dans la bouche d’un personnage que je désavoue entièrement. Voici l’essentiel du texte :

« Socialiste ou capitaliste, dans tous les pays l’homme est écrasé par la technique, aliéné à son travail, enchaîné, abêti. Tout le mal vient de ce qu’il a multiplié ses besoins alors qu’il aurait du les contenir .[…] Il lui aurait fallu se contenter d’un minimum vital, comme le font encore certaines communautés très pauvres – en Sardaigne, en Grèce, par exemple – où les techniques n’ont pas pénétré, que l’argent n’a pas corrompues. Là, les gens connaissent un austère bonheur parce certaines valeurs sont préservées, des valeurs vraiment humaines, de dignité, de fraternité, de générosité, qui donnent à la vie un goût unique […]. Seule une révolution morale, et non pas sociale ni politique ni technique, ramènerait l’homme à sa vérité perdue. Du moins peut-on opérer pour son compte cette conversion : alors on accède à la joie, malgré ce monde d’absurdité et de désordre qui nous cerne… »

Le bourgeois passéiste et faussement humaniste à qui je fais tenir ces propos dans mon livre est aussi blâmable à mes yeux que les jeunes technocrates déshumanisés auxquels je m’attaque : c’est une regrettable erreur d’en faire mon porte-parole.

Quand cette erreur a été faite par de simples lecteurs, je ne l’ai pas relevée. Mais je ne saurais admettre qu’un professeur prétende soumettre des élèves à un jugement à partir d’un tel contresens. On les invite en effet à « mettre en valeur la rigueur du raisonnement qui conduit l’auteur à préconiser une “conversion”. Vous essaierez de mettre en relief plus particulièrement le contenu de cette révolution morale telle qu’on pourrait et que l’on devrait la vivre aujourd’hui. »

Il n’y a aucune « rigueur » dans les propos creux et décousus que j’ai attribués à mon personnage. Si l’examinateur qui a choisi les sujets est partisan d’une « révolution morale », c’est son droit. Mais il n’a pas celui de m’attribuer une opinion contraire aux idées que j’ai toujours professées.

Le Nouvel Observateur, courrier des lecteurs, 27 octobre 1969.

Réponse à Jacques Lecarme

Jacques Lecarme ayant lu la lettre de Simone de Beauvoir dans le courrier des lecteurs lui avait écrit. Voici la réponse de Simone de Beauvoir :

[Fin 1969]

Monsieur

Je vous remercie vivement de cette lettre, de l’intérêt que vous avez pris à mes livres. Je veux vous répondre sur quelques points.

Je n’« éreinte » pas le corps enseignant. Mes deux meilleures amies sont des professeurs. J.-P. Sartre et moi avons souvent protesté quand des enseignants subissaient des injustices. Mais on ne peut mettre tous les enseignants dans le même panier. Il y en a de détestables. Celui que j’attaque s’est rendu coupable d’un manque de conscience professionnelle. Je ne lui sais aucun gré de m’avoir citée puisque c’était pour m’attribuer des opinions qui me révoltent.

Je n’ai connu aucun lecteur qui se soit identifié au père : en tout cas, aucun de mes amis ne l’a fait. Pourquoi un livre exigerait-il un « héros positif » ? Je ne suis pas jdanovienne. Il y a dans le roman une « héroïne problématique » – comme Mme Bovary par exemple – et c’est Laurence, pauvre paumée, qui avec ses pauvres moyens découvre la société où elle vit. Ce n’est pas son désarroi qui lui fait mal juger son père : elle se rend compte qu’il est un salaud et de là vient son désarroi.

Enfin j’admets que mes œuvres puissent avoir des significations imprévues pour moi, mais non qu’elles donnent lieu à des contre-sens. Il ne s’agit pas de privilégier ou non la morale ou la politique : mais la morale en question ici, qui félicite les pauvres de leur pauvreté, est une morale répugnante.

D’ailleurs l’enseignante qui m’a envoyé ce sujet de bachot en me disant son désarroi a bien compris, hors de tout contexte, qu’il contredisait toutes mes positions.

Il y aurait d’autres choses encore à dire, sur l’humanisme, mais le temps me manque. Je me borne à vous répéter qu’à travers vos critiques j’ai été sensible à votre sympathie, et je vous assure de la mienne.

Simone de Beauvoir