La tapisserie de Pénélope

Valérie Stemmer

Le 10 septembre 1926, Simone de Beauvoir note dans son carnet intime : « Les mots dans les livres, qui vous frappent et qu’on retient dès la première lecture. On ne les comprend pas, mais on sait qu’ils sont riches de possibilités » (CDJ, p. 86). Or ne se trouve-t-il pas en effet de ces phrases dans son œuvre même, qui font pressentir d’emblée qu’elles ouvrent sur quelque chose d’essentiel ? La fin de la deuxième partie des Mémoires d’une jeune fille rangée par exemple condense ainsi toute l’entreprise d’écrire de Simone de Beauvoir : « Ma vie serait une belle histoire qui deviendrait vraie au fur et à mesure que je me la raconterais » (MJFR, p. 221). Car si le récit s’impose comme seule forme capable de donner sens et vérité au désordre de l’existence et de transformer la vie en histoire, n’est-elle pas ambiguë cette « belle histoire », dont la narration seule semble garantir la vérité, mais qui, toujours mouvante, incessamment reprise, se décompose et recompose indéfiniment, cristallisant à la fois le rêve de maîtriser le sens de l’histoire et la certitude de devoir y renoncer ?

En 2008 paraissent les Cahiers de jeunesse de Simone de Beauvoir, et les lecteurs découvrent avec stupeur la formidable énergie d’une jeune fille qui scrute le cours de sa vie, se projette inlassablement vers l’avant, tout en analysant les jours passés à grands coups de bilans, de programmes qu’elle n’en finit pas de fixer, de faire et de défaire. À 18 ans, à 20 ans, Beauvoir cherche déjà à définir et à raconter son histoire, à en tracer les lignes directrices : dans le 6e cahier, on trouve ainsi le « Résumé de cette année – septembre 1928-septembre 1929 » (CDJ, p. 764-767), lui-même repris « en résumé » (CDJ, p. 767) et suivi d’un « Résumé de ma vie (2) » (CDJ, p. 768-771) – le premier, qui recouvre les années 1925-1928, avait été effectué en octobre 1928 (CDJ, p. 509). Nulle part donc mieux qu’ici ne résonne vraiment le sens de la formule des Mémoires d’une jeune fille rangée. Et c’est précisément d’abord dans les Cahiers de jeunesse que s’ébauche en direct la mystérieuse alchimie des mots, qui transforme la vie en histoire et qui, par le truchement du récit d’une part, de la fiction d’autre part, donne leur vérité aux choses et aux faits. Il serait fastidieux de collecter les traces de cette obsession de « l’histoire », mais certaines phrases s’imposent. Le 7 juillet 1927 : « Je me crée, je crée mon histoire, je vis et fais vivre aux autres des romans compliqués et ardents » (CDJ, p. 365) ; en octobre 1928 : « Au départ, impression très nette que le premier cycle de ma vie est fini, et qu’après ces trois ans d’apprentissage mon histoire vraie commence » (CDJ, p. 513). Retenons en particulier la note du lundi 8 avril 1929 : « Quel livre ici à écrire, mais l’héroïne aurait ceci de différent de moi qu’elle ne songerait pas à en faire un livre » (CDJ, p. 607). L’ardeur de vivre n’a d’égal que l’ardeur de transformer sur le vif cette vie en histoire ; un moment vécu n’a d’intérêt, de vérité, de sens que s’il est déjà potentiellement inscrit dans un livre, comme elle le confirme plus loin, les lundi 15 et mardi 16 septembre 1930 :
« Lire, noter, écrire, voir de belles choses, vivre de belles heures, et utiliser » (CDJ, p. 846).

Dans les cahiers intimes, dont le projet est pourtant plus analytique que narratif, se dessine déjà l’horizon de la fiction : la personne s’invente en personnage et l’écrivain se prépare en coulisses. Un détail, presque rien, un bouquet de violettes attaché à son corsage par une jeune fille heureuse, un rendez-vous manqué, et voilà le récit et la fiction qui s’esquissent, le « je » qui se transforme en « elle », le discours en discours indirect libre : « Mon histoire aujourd’hui ne m’apparaît pas peut-être si pitoyable, mais la voici telle que jeudi soir je me la racontais en pleurant », commence Simone de Beauvoir le samedi 12 mars 1927 :

Il y avait du printemps dans l’air : la jeune fille avait coiffé soigneusement ses cheveux coupés, ajusté sa robe bien nette dont elle aimait la sobriété ; elle rêvait d’apporter à l’ami malade une brassée de violettes et de jonquilles. La crainte du ridicule l’arrêta ; un bouquet de violettes accroché à son col serait son humble et peut-être invisible offrande. Énervement de ce bouquet qui ne veut pas se laisser attacher ; sac perdu et cherché rageusement ; avant-goût d’une désillusion probable. Elle arrive ; l’ami est là avec un ami. Et la voilà toute petite, écrasée entre ces deux hommes : […] elle se sent importune et diminuée, toute petite fille, elle n’a pas d’argent, ne sort pas le soir, elle a surtout au fond du cœur une trop inquiète tendresse : ce garçon si élégant, riche, intelligent, et qui est un homme, combien son ami doit l’estimer plus que cette cousine ennuyeuse par trop de sérieux, impatientante par trop de sollicitude, quoi qu’elle fasse pour n’être point importune, dont il ne remarque même pas les pauvres fleurs ? (CDJ, p. 287-288)

La diariste a transformé la succession inerte des instants en petite scène, et sa vie devient effectivement vraie quand elle peut se raconter comme un roman, devient lisible comme un roman. Il n’y a donc de vérité que dans et par le récit, qui ordonne et rend signifiant. Peu importe au fond le poids de la réalité : c’est l’ordre du récit qui compte.

D’ailleurs la scène se dilate, à peine transformée, dans Quand prime le spirituel, le premier roman de Simone de Beauvoir ; dans le chapitre intitulé « Lisa », une jeune fille sort d’une bibliothèque et s’offre un bouquet de violettes :

Lisa s’arrêta ; deux femmes en cheveux qui soutenaient chacune par une anse une corbeille de violettes descendaient en courant l’avenue de l’Opéra ; devant elles, un nain sautait très vite à cloche-pied : il agitait un long bâton au bout duquel un bouquet de fleurs était fiché. Au sortir d’une bibliothèque à l’odeur de térébenthine et de poussière, une femme qui aurait un peu de tendresse pour elle-même s’accorderait pour vingt sous de fraîcheur vivante et de parfum. […] Elle n’avait pas envie de ces fleurs et elle n’avait pas envie de s’offrir un plaisir ; mais elle avait besoin de faire un geste qui démentît cette cruelle indifférence. (QPS, p. 181)

Ce bouquet de violettes est alors l’occasion d’une série de malentendus qui tous correspondent à des poncifs romanesques, c’est-à-dire à d’autres fictions possibles mais écartées : une femme la prend pour la maîtresse de son mari, son dentiste la prend pour une femme entretenue. Finalement l’homme qu’elle aime la rejoint, et ne remarque pas le bouquet ; la jeune fille, à la fin de la nouvelle, essaie en vain de raconter sa journée de façon plaisante : « Une grande fatigue envahit Lisa ; elle ne retrouve plus ce qui donnait leur prix aux minces événements de la journée […]. Peut-être, si Marguerite était là, cela ferait, malgré tout, une histoire. » (QPS, p. 197). Cette conclusion rappelle en la développant toute l’orientation de la page matrice du journal intime : les « minces événements » doivent s’insérer dans une histoire pour trouver leur prix en échappant à leur in-signifiance. Qu’un personnage, Lisa, achète un bouquet de violettes à un nain près du Palais-Royal, et le voilà motif dans l’économie d’une intrigue. D’ailleurs, tout le signale ainsi : les détails des circonstances de l’achat du bouquet, la précision de l’heure, du lieu, du trajet parcouru par le nain concourent à lui donner du sens. Une fois achetées, les fleurs perdent leur attrait, elles symbolisent la distance qui sépare la jeune femme de ce qu’elle voudrait être. Quand elle parvient à fixer le bouquet sur son manteau et à l’exposer, il devient la marque visible du décalage entre le monde qu’elle rêve et le monde réel. Il unifie le sens de la succession des éléments narratifs : depuis l’achat du bouquet jusqu’au coucher de Lisa, tous les faits évoqués sont mis en perspective par rapport à lui : la méprise dont Lisa est victime, l’indifférence de Pascal à son égard, son manque d’attention au bouquet qu’elle arbore, la remarque du dentiste et la métamorphose factice de la jeune fille s’essayant au rôle de fille facile, sa tentation de truquer le réel où l’entraîne la remarque de ses camarades au sujet du bouquet.

Voilà donc aussi comment la vie de Simone de Beauvoir devient une belle histoire : les petits faits insignifiants de son existence se trouvent dotés d’une nouvelle force de signification par le récit fictionnel qui leur a donné un rôle pivot.

Pourtant ce premier roman de Beauvoir est un récit-puzzle, et ce choix structurel dit clairement la difficulté de poser comme acquis le principe de la signification unifiée des différents chapitres qui le constituent. La vie n’est pas une histoire unique, et elle porte en elle la possibilité d’une infinité d’histoires. Dans ses Cahiers de jeunesse, Simone de Beauvoir écrit le 6 septembre (1926) : « Je m’amuse à imaginer des histoires que j’aimerais voir écrites par quelqu’un qui aurait une âme semblable à la mienne mais qui saurait mieux l’exprimer »
(CDJ, p. 81), avant d’en ébaucher la trame : « Une jeune fille aimerait […]. Ou encore une jeune fille qui se conserve longtemps [...]. Ce que j’aimerais surtout peindre […]. Par exemple le journal d’une petite fille qui serait fiancée » (CDJ, p. 81-82). Les possibilités s’enchaînent, au conditionnel.

Et lorsque la « fiction » ébauchée dans le journal intime s’épanche dans la « diction » de l’autobiographie, c’est finalement une nouvelle histoire que nous lisons. Le détail du bouquet de violettes y trouve une nouvelle place, et un nouveau sens. Nous le retrouvons en effet deux fois dans les Mémoires d’une jeune fille rangée. Une première fois, dans la troisième partie, Simone de Beauvoir raconte l’épisode du rendez-vous manqué avec son cousin ; mais cette fois, elle ne se le raconte plus comme c’était le cas dans le journal intime. Elle le raconte à autrui ; elle le destine à être lu :

« Viens demain : on causera tranquilles », me dit-il une fois. J’étais encore plus émue que de coutume quand je m’acheminai cet après-midi-là vers le boulevard Montparnasse. J’achetai un bouquet de violettes que j’épinglai à l’encolure de ma robe ; j’eus du mal à les attacher et dans mon impatience, je perdis mon sac à main. Il ne contenait pas grand-chose, néanmoins j’arrivai chez Jacques très énervée. J’avais longtemps pensé à notre cœur-à-cœur dans la pénombre de sa chambre. Mais je ne le trouvai pas seul. Lucien Riaucourt était assis à côté de son lit. […] Je me sentis parfaitement importune [...].
La colère me prit et je le détestai. (MJFR, p. 305)

L’épisode est très bref, la conclusion claque, la narratrice ne s’attarde guère sur les états d’âme du je-narré, sur la déception amoureuse ; elle ne s’interroge pas plus sur l’impossible récit de l’épisode. Le récit autobiographique restreint le champ d’expansion du biographème qu’autorisait le roman, et raconte finalement une autre histoire, celle de Simone, chez qui la colère l’emporte sur la blessure ressentie par Lisa, le personnage de Quand prime le spirituel. Or rappelons la formule inaugurale de la première esquisse de fiction dans les Cahiers de jeunesse :
« Mon histoire aujourd’hui ne m’apparaît pas peut-être si pitoyable, mais la voici telle que jeudi soir je me la racontais en pleurant ». Le dédoublement est déjà prévu : l’indifférence d’un jeune homme au bouquet de violettes porté par la jeune fille qui l’aime peut être soit une « histoire pitoyable » (comme elle le sera dans Quand prime le spirituel ), soit une « belle histoire », que l’indication d’un mouvement de colère suffit à résumer dans la version autobiographique.

Et la deuxième occurrence, dans la quatrième partie des Mémoires d’une jeune fille rangée, achève l’effacement de l’histoire pitoyable : « C’était chaque fois une surprise, au sortir des livres, de retrouver les magasins, les lumières, les passants, et le nain qui vendait des violettes à côté du Théâtre-Français » (MJFR, p. 374). Le bouquet de violettes est devenu insignifiant, purement référentiel. Nulle anecdote autour du nain, nul fantasme sentimental autour du bouquet de violettes, pas d’effort de description, ni de surenchère dans les détails pittoresques comme ceux que l’on peut relever dans le roman, et aucun lien entre ce bouquet-là et celui de l’épisode du rendez-vous manqué avec Jacques. Le récit autobiographique les a distingués dans ses deux parties, en a modifié le sens et déplacé les perspectives. À qui voudrait s’interroger alors sur la vérité de cette histoire, la réponse s’impose : dans le récit, ou plutôt dans les récits successifs (fiction et autobiographie) qui donnent un sens, à chaque fois différent, aux « minces événements de la vie », et surtout qui démontrent que le sens n’existe pas en dehors du récit qui l’invente et qu’il n’y a pas de vérité absolue des faits de l’existence.

Toute l’œuvre de Simone de Beauvoir illustre ce principe ; sa vérité réside précisément là : « du jour où je la nourrirais de ma propre substance la littérature deviendrait quelque chose d’aussi grave que le bonheur et la mort » (FA, p. 360). La littérature est pour Simone de Beauvoir, don absolu de soi à partir du moment où elle a décidé d’y expérimenter le pouvoir salvateur de la forme, ou plus exactement du récit, qui permet, dans le désordre des instants, d’arrêter une signification, même précaire. Et toute son œuvre, à condition qu’on la considère comme un ensemble, le manifeste. Reprenant inlassablement les mêmes détails ou événements de sa vie dans ses journaux intimes, ses lettres, ses romans, puis dans son autobiographie, Simone de Beauvoir démontre à quel point, pour elle, le sens n’est pas donné, ni arrêté, dans quelque cadre narratif que ce soit, et qu’ainsi l’ambiguïté l’emporte sur l’absurde. « Il ne faut pas confondre la notion d’ambiguïté et celle d’absurdité. Déclarer l’existence absurde, c’est nier qu’elle puisse se donner un sens ; dire qu’elle est ambiguë, c’est poser que le sens n’en est jamais fixé, qu’il doit sans cesse se conquérir. » (PMA, p. 160). L’esthétique de Beauvoir, esthétique de la reprise, du feuilletage, affirme ainsi la puissance salvatrice du récit qui offre à chaque fois la possibilité de recommencer et de réécrire l’histoire. Dans le premier chapitre de Tout compte fait, on observe par exemple une recomposition kaléidoscopique de l’autobiographie – pourtant achevée dans La Force de l’âge. Simone de Beauvoir y revient de manière systématique sur les Mémoires d’une jeune fille rangée, envisageant fugitivement les existences possibles qui s’offraient à elle au départ et qu’elle aurait pu mener si elle avait fait d’autres choix, comme si, à l’heure des comptes, elle s’amusait à raconter à l’envers, à imaginer autrement : si je n’avais eu cette enfance, cette santé, si je n’avais pas fait ces rencontres… 

L’ensemble de l’œuvre de Beauvoir (fiction et autobiographie) peut ainsi s’analyser comme une sorte de combinatoire qui déploie et explore les différentes formes que peut prendre l’expérience. Le sens tremble, les lignes se brouillent, le temps flotte. Les images, les faits ne se superposent pas, parce que dans leur surgissement immédiat ils n’ont pas de sens ; ils s’adaptent par avance à toutes les significations possibles dans la forme qui les fera échapper à l’informe, que l’écrivain tente obstinément de maîtriser pour leur donner une place, jamais définitive. Une image s’impose : celle d’une opiniâtre Pénélope, cent fois sur le métier remettant son ouvrage, c’est-à-dire sa vie, devenue son ouvrage infini. L’œuvre de Simone de Beauvoir est une toile, inlassablement reprise, dispositio plus qu’inventio où se déposent et s’entrecroisent les éléments épars de son existence, fragments d’un sens inaccessible mais toujours reformé dans de nouvelles configurations narratives. Ses journaux, sa correspondance quasi quotidienne, ses romans, son autobiographie reprennent ce qui a déjà été raconté pour le raconter encore, le décliner, l’inscrire non comme une correction mais comme une couleur ou une ombre nouvelles dans la grande tapisserie de l’œuvre.

Une expérience réelle, une pneumonie, peut être, dans le récit autobiographique, un épisode brièvement évoqué, en quelques pages (FA, p. 377-380), saillant à peine dans le cours d’une existence qu’il ne bouleverse pas. La même maladie, les mêmes symptômes, les mêmes soins, déplacés dans une fiction, L’Invitée (I, p. 217-265), développés sur quarante-neuf pages, bouleversent le sens d’une histoire, résolvent illusoirement les conflits puis les relancent, et modifient le rôle et la fonction des personnages. À peine souligné typographiquement dans l’autobiographie par un blanc inaugural, l’épisode marque en revanche une fin de partie dans le roman, ouvre sur une page blanche, comme si le temps pouvait se suspendre, se reprendre, et l’histoire se réécrire autrement. La reprise est bien un jeu de reliefs, qui souligne ou efface les lignes du motif.

Rappelons ici la formule de Sartre dans La Nausée, prononcée par le personnage de Roquentin : « Mais il faut choisir : vivre ou raconter1 ». Comme nous l’avons vu, Simone de Beauvoir ne choisit pas ; il faut vivre et raconter, conter, compter, faire que tout compte, que tout ait du prix, du sens. Dans une lettre qu’elle adresse à Sartre le 7 juillet 1939, elle évoque par exemple une journée « fort bien utilisable dans un roman et même d’un tas de façons selon qu’on la pousse vers le passionnel ou qu’on la laisse dans le contingent, telle qu’elle était »
(LS, t. I, p. 77). Les détails de la vie courante prennent leur sens d’avance de leur possible précipitation romanesque : ils sont déjà saisis dans la perspective de l’histoire qui peut naître, du récit qui les soulignera ou choisira de les laisser flotter, pour construire une belle histoire. Et le moment est venu de souligner à quel point l’ambiguïté est constitutive de la narration.

Le mardi 3 mai 1927, la jeune Simone de Beauvoir note dans son journal intime :
« Essai de roman au lieu de travailler mon grec, mais il fait si beau et il serait si doux d’habiller de belles histoires avec des phrases émouvantes. Magie des mots harmonieusement agencés. Quelle folie de se duper ainsi avec de la littérature. » (CDJ, p. 330). Le roman – ses mots, son ordre, son harmonie – est trucage, duperie la draperie des mots. La belle histoire a tout du conte, et la vérité qui s’est racontée s’est peut-être inventée ; parfois elle se fracasse. On lit ainsi ailleurs dans le journal à la date du 14 mars 1927 : « Ma vie de rêve s’est abolie ; je ne marche plus dans un roman, tout a un aspect précis, brutal, rien ne parle plus » (CDJ, p. 290) – cela jusqu’à ce qu’une autre possibilité d’histoire se dessine qui permette de déplacer et de donner du sens à ce qui n’en trouvait pas dans la vie.

Car finalement, si la formule que nous avons retenue (« ma vie serait une belle histoire qui deviendrait vraie au fur et à mesure que je me la raconterais »), nous arrête, c’est parce que quelques pages plus loin, alors que nous avons déjà pris le pli de cette belle histoire qui nous est contée, celle-ci est déjà démentie : « cette belle histoire qui était ma vie, elle devenait fausse au fur et à mesure que je me la racontais » (MJFR, p. 417). Ces deux phrases en miroir mettent en lumière la nature ambiguë du récit : la belle histoire révèle en définitive la nature illusoire de tout récit, qui fabrique du sens en ordonnant les faits, et qu’il suffit de déconstruire pour que le caractère illusoire de l’histoire s’impose. Elle rappelle aussi la discordance fondamentale de l’existence humaine, difficilement réductible au récit, et dont le sens inévitablement échappe s’il ne repose que sur une construction formelle toujours aléatoire.

Ce miroir fracassé, nous le retrouvons d’ailleurs lorsque Simone de Beauvoir, à la fin de
La Force de l’âge en 1963, confronte la belle énergie de son adolescence, toutes les « promesses » d’une vie à leur réalisation, c’est-à-dire lorsqu’elle confronte la première partie de sa belle histoire, racontée dans les Mémoires d’une jeune fille rangée, à celle qu’elle achève de raconter dans le dernier volume de son autobiographie. Lorsque les promesses ont été tenues, que toutes les vies possibles se sont réduites à une seule vie vécue, la dernière version de l’histoire a comme un goût amer : « Je revois […] les promesses […]. Elles ont été tenues. […] Cependant […], j’ai été flouée » (FC, t. II, p. 508). En l’ordonnant chronologiquement, en rétablissant les faits de son existence personnelle dans l’histoire collective, Simone de Beauvoir referme l’éventail des possibles que lui avait donné antérieurement le récit : de toutes les vies, de toutes les histoires possibles, ne demeure que celle qui est racontée là. Même si sa vie est bien une belle histoire, il n’en reste qu’une histoire, seulement une. Elle accumule alors, dans un dernier élan, un dernier précipité, toutes les images, de sa vie, de son œuvre, comme pour retrouver dans ce mouvement la force intacte du surgissement, « avec son ordre et ses hasards », où résidait peut-être sa vérité, hors du récit et de son ordre. À moins qu’elle ne soit vraie finalement ailleurs, dans les belles histoires rêvées, dans L’Invitée, Le Sang des autres, Tous les hommes sont mortels, Les Mandarins, dans l’histoire de Françoise, de Nadine, de Xavière, ou de Pierre, ou d’Anne, devenues vraies par le seul pouvoir de la fiction.

NOTE

1. Jean-Paul Sartre, La Nausée, dans Œuvres romanesques, éd. Michel Contat et Michel Ryblalka, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 19, p. 48.