Retraduire Le Deuxième Sexe

Constance Borde et Sheila Malovany-Chevallier

À la suite de la publication en Grande-Bretagne (Jonathan Cape, 2009)1 et aux États-Unis (Knopf, 2010) de notre nouvelle traduction du Deuxième Sexe, première traduction intégrale et aussi fidèle que possible de l’œuvre en anglais, nous avons été invitées aux quatre coins du monde avec Simone de Beauvoir. Notre travail et le processus de traduction d’un ouvrage aussi monumental et aussi complexe, ainsi que les enjeux soulevés, ont suscité partout un intérêt certain.

Nous sommes donc les premières à avoir traduit intégralement Le Deuxième Sexe. Son premier traducteur, H. M. Parshley, avait, sur les instances de son éditeur, Alfred Knopf, condensé en 1953 certains passages, pratiqué diverses coupures, remanié la syntaxe ou le style de Simone de Beauvoir, et largement simplifié le vocabulaire philosophique complexe. Tout au long de notre travail, nous avons rarement consulté sa traduction : il nous est donc impossible de comparer les deux ; cependant, les quelques fois où il nous est en effet arrivé d’y jeter un coup d’œil – par exemple lorsque nous tombions sur des passages obscurs ou ambigus dans le texte français –, nous avons pu constater que bien souvent H. M. Parshley survolait ou coupait carrément ce qui posait problème. Nous reviendrons sur ce point de manière plus détaillée un peu plus loin.

Cela faisait longtemps que le public anglophone réclamait et attendait avec impatience une nouvelle traduction du Deuxième Sexe. Ce texte figure aujourd’hui dans les cursus d’études de genre et de philosophie à travers tout l’univers anglophone, mais depuis déjà longtemps les universitaires déploraient l’insuffisance de la traduction de Parshley, utilisée par ailleurs comme texte-source dans plusieurs autres pays et pour plusieurs autres langues, si bien que les erreurs en ont été aggravées. Si l’on nous permet d’emprunter et d’adapter les propres mots de Simone de Beauvoir (« La querelle du féminisme a fait couler assez d’encre », DS, t. I, p. 13), nous dirons que la version anglaise de son livre a fait couler beaucoup d’encre. Dès 1983, Margaret Simons a signalé à l’attention du public le caractère défectueux de cette traduction dans un article qui a fait date : « The Silencing of Simone de Beauvoir : Guess What’s Missing from The Second Sex » (« Simone de Beauvoir réduite au silence : Devinez ce qui manque dans Le Deuxième Sexe »), suivi d’un essai intitulé : Beauvoir and The Second Sex (1999), dans lequel elle appelait de ses vœux une nouvelle traduction. De nombreux articles et critiques2 ont fini par convaincre l’éditeur de mettre en chantier une nouvelle traduction.

Depuis 1999, l’année où nous avions pris conscience de manière aiguë de l’insatisfaction universelle que suscitait la première traduction en assistant à la conférence qui marquait le cinquantième anniversaire de la publication du Deuxième Sexe, nous étions prêtes à nous lancer dans ce projet. En 2001, nous avons présenté à la maison Knopf un essai de traduction qui a été accepté, mais ce n’est qu’en janvier 2006 que le contrat définitif a enfin été signé ! Les raisons de cette longue attente étaient, semble-t-il, de nature commerciale : la première traduction se vendait bien, presque sans apport conséquent de la maison Knopf. Une nouvelle traduction devait entraîner un sérieux investissement, avec tous les coûts inhérents à l’industrie du livre : rémunération du traducteur, ensemble du travail éditorial, et enfin production d’un nouveau livre. Le mérite de cette entreprise revient en grande partie à Anne-Solange Noble, des éditions Gallimard, qui connaît parfaitement le monde de l’édition en France, au Royaume-Uni et aux États-Unis ; c’est elle qui a su convaincre les différentes maisons que le moment de retraduire l’œuvre était venu.

Le livre est sorti en novembre 2009, soixante ans après sa publication en France, au mois près. Cette nouvelle traduction est arrivée au bon moment, puisqu’elle a suivi de peu le centenaire de Simone de Beauvoir, en 2008, qui a vu l’éclosion de nouvelles études spécialisées. Ce texte anglais allait accompagner le renouveau que connaissaient l’étude et le développement de l’œuvre de Simone de Beauvoir. Il devait permettre au public qui ne lisait pas le français de sonder la manière dont l’auteur abordait son sujet et de mieux comprendre la façon dont elle utilisait la philosophie et l’éthique existentialistes dans son analyse, avec toutes ses complexités, sa voix et son style. La version britannique, publiée par Jonathan Cape, a également coïncidé de manière symbolique avec le soixantième anniversaire de la première publication en France, en novembre 1949 (à l’époque, comme aujourd’hui, Jonathan Cape et Knopf étaient les deux éditeurs de l’ouvrage en langue anglaise).

Howard M. Parshley, l’auteur de la traduction de 1953, était professeur de zoologie dans une prestigieuse université américaine, Smith College. Il avait été engagé par les éditeurs Alfred et Blanche Knopf, qui avaient entendu parler de l’immense succès remporté en France par Le Deuxième Sexe et pensaient que l’ouvrage était l’un de ces manuels de sexualité, similaire au très célèbre Rapport Kinsey tout récemment publié aux États-Unis. Parshley s’est montré très enthousiaste, déclarant que le livre débordait « d’intelligence, d’érudition et d’équilibre », précisant : « ce n’est pas du féminisme au sens doctrinaire du terme ». Lorsque les Knopf comprirent quelle était la véritable teneur de l’ouvrage, ils demandèrent à Parshley de condenser le texte et de le simplifier ; Alfred Knopf déclare même dans une lettre à son traducteur que « [Simone de Beauvoir] souffre de diarrhée verbale ». Il en a résulté une version largement tronquée où manque entre quinze et vingt pour cent du texte français.

Parshley avait une bonne connaissance scolaire du français écrit, mais il ne pratiquait pas la langue au quotidien et ne connaissait pas bien le registre philosophique. Au début des années 1950, l’existentialisme français n’était pas répandu aux États-Unis et son vocabulaire, à l’origine importé d’Allemagne, l’était encore moins. Dans ce domaine, Parshley a commis de graves erreurs, affaiblissant l’expression et la portée des arguments de Simone de Beauvoir.

La correspondance entre divers membres de la maison Knopf et Parshley, que l’on peut aujourd’hui consulter dans les archives du Smith College, montre bien toute l’estime que le traducteur portait à l’ouvrage et révèle la bataille, perdue d’avance, qu’il a livrée pour lui conserver son intégrité, son vocabulaire, sa syntaxe, et son ampleur. Ces témoignages écrits – parfois pénibles à lire – font état des coupures imposées à Parshley par le directeur éditorial de la maison Knopf, Harold Strauss, ainsi que par Alfred A. Knopf, fondateur et PDG de l’entreprise, et sa femme Blanche Knopf, vice-présidente. Dans ses travaux sur cette traduction, Anna Bogic a révélé sa véritable histoire, laquelle contredit une grande partie des idées fausses qui circulaient sur le traducteur et son travail. Elle note :

Dans la plupart des cas, ce fut le traducteur qui fit valoir que les demandes de coupures et de simplification de la langue n’étaient pas raisonnables et déformaient le texte original : « Le livre de Simone n’est pas un traité superficiel et populaire ; il s’adresse à des lecteurs cultivés et sérieux. À mon avis, il serait criminel de chercher à le rendre plus séduisant » (Lettre de Parshley à Blanche Knopf, 25 février 1950)3.

Harold Strauss, au contraire, avait souvent tendance à sous-estimer le lecteur américain et demandait à Parshley de simplifier sa traduction par rapport au texte français.

Toutefois, quels qu’aient pu être les défauts de la traduction originale et quelle qu’ait pu être la responsabilité de l’éditeur américain ou du traducteur, Le Deuxième Sexe n’en a pas moins été mis à la disposition des lecteurs anglophones, qui lui firent un véritable triomphe. L’idée de la femme en tant que concept social et les principes philosophiques sur lesquels s’appuyait la question que Beauvoir pose dès la première page de son introduction, « Qu’est-ce qu’une femme ? », imposait au monde occidental une façon radicalement différente de voir les femmes et d’en parler. La formule de Simone de Beauvoir, « On ne naît pas femme, on le devient », symbolisait cette prise de conscience : elle lança les études sur le genre aux États-Unis4. Des centaines, pour ne pas dire des milliers de livres, d’essais, d’articles et d’autres ouvrages sur la femme en tant qu’être socialement construit et auquel est imposée une « nature féminine » mythique en sont issus et continuent de foisonner. Le Deuxième Sexe a déclenché, de manière retentissante, des deux côtés de l’Atlantique, les ondes de choc d’une révolution non-violente, dont les répercussions et les ramifications perdurent encore aujourd’hui.

Notre travail de traductrices obéissait à trois impératifs : il fallait respecter l’intégrité du texte et le traduire dans son entier, sans rien omettre de ce qu’avait écrit Simone de Beauvoir ; saisir sa dimension philosophique ainsi que son vocabulaire existentialiste et spécialisé ; enfin recréer aussi fidèlement que possible le style intrinsèque de l’auteur, c’est-à-dire sa syntaxe, sa ponctuation, sa grammaire et sa voix.

Dans la première traduction, de vastes pans de la section consacrée à l’histoire avaient subi une amputation radicale. Ironie du sort, c’étaient les noms et les hauts faits de femmes générales d’armées, de grandes figures littéraires, de savantes et de mathématiciennes que l’on avait fait disparaître. Nous savions qu’il était essentiel de réintégrer au texte ces personnages « oubliés » ; et il en va de même pour les nombreuses femmes de lettres citées dans Le Deuxième Sexe. Simone de Beauvoir a été à l’origine du développement d’analyses féministes de textes littéraires et historiques, lesquelles ont pris depuis une si grande importance dans les études féministes et ont mis en lumière d’importantes figures historiques et littéraires féminines qui vivaient dans l’ombre depuis des siècles.

Particulièrement importante et complexe était la traduction du terme : « la femme ». Dans
Le Deuxième Sexe, ce mot peut vouloir dire aussi bien la femme en particulier que la femme en général, et peut également vouloir dire parfois, selon le contexte, l’épouse ou même les femmes. En anglais, le mot « woman » utilisé sans article traduit la femme en tant qu’institution, que concept social, déterminée et définie par la société, la culture et l’histoire. Aussi, pour traduire par exemple la phrase : « le problème de la femme a toujours été un problème d’hommes (DS, t. I, p. 222) », nous avons utilisé « woman » sans l’article : « the problem of woman has always been a problem of men » (SS, p. 150). Autre exemple analogue : « L’homme est un être humain sexué ; la femme n’est un individu complet, et l’égale du mâle, que si elle est aussi un être humain sexué » (DS, t. II, p. 478) est traduit par : « Man is a sexed human being ; woman is a complete individual, and equal to the male, only if she too is a sexed human being » (SS, p. 739).

À l’occasion, Beauvoir utilise le mot femme sans article pour désigner la femme déterminée par la société, comme nous venons de le décrire. Dans ce cas, nous en faisons autant. Parshley avait traduit le célèbre : « On ne naît pas femme : on le devient » par : « One is not born, but rather becomes, a woman ». Nous avons préféré : « One is not born, but rather becomes, woman ». Pour nous, Beauvoir désigne ici la femme en tant que concept, non pas née, mais déterminée, en insistant sur le fait que rien n’est inhérent au « deuxième sexe », que la féminité s’apprend par la socialisation et n’est pas « naturelle ». Nous nous en sommes donc tenues à notre choix d’omettre l’article indéfini dans les cas de ce type. Lors d’une conférence, Karen Newman, professeure de littérature comparée au Brown College, a commenté ce point :

[Le] choix de renoncer à l’article indéfini en écrivant « but rather becomes, woman » est une traduction qui tient compte de cinquante ans de critique féministe. Au xixe siècle, le mot singulier femme en est venu à symboliser ce que Nancy Cott appelle dans son livre, The Grounding of Modern Feminism, « l’unité du sexe féminin en proposant que toutes les femmes ont une seule cause ». Ce que veut souligner Simone de Beauvoir, c’est justement que les femmes sont transformées en Femme, un sexe féminin unifié pourvu d’une nature essentielle putative. Et c’est cela, bien entendu, qu’elle conteste, puisque son livre est conçu pour analyser et démystifier le processus consistant à devenir « Femme ».

Un autre changement mérite d’être souligné concernant la traduction de « la jeune fille ». Il s’agit du titre d’un chapitre important et le terme français désigne l’être féminin au cours de la période qui va de l’enfance à l’âge adulte. Bien qu’il soit souvent traduit en anglais par « the young girl » (par Parshley et d’autres traducteurs d’œuvres françaises), nous avons choisi « the girl » que nous trouvions plus précis pour désigner l’être féminin à ce moment de sa vie. Du point de vue grammatical, « jeune fille » est un syntagme nominal et une collocation ; en anglais, « young girl » n’a pas la même structure.

La première traduction en langue anglaise ne respectait pas, nous l’avons dit, la terminologie philosophique de Beauvoir. Prenons le mot « authentique » (authentic), qui veut dire « de bonne foi ». Parshley l’a traduit par « real, genuine and true ». Le terme « pour-soi », caractéristique de l’existentialisme, que l’on traduit d’ordinaire par « for-itself » (le terme fait référence à la conscience humaine) devient chez Parshley « her true nature in itself » (sa véritable nature en soi), ce qui est l’inverse de ce que dit Beauvoir. Un exemple particulièrement frappant de ce processus de simplification est le titre du deuxième volume, « L’Expérience vécue » (en anglais « Lived Experience »), traduit par l’expression : « Woman’s Life Today », ce qui affaiblit la teneur philosophique du français et semble sortir tout droit d’un magazine féminin.

Nous nous sommes donc attachées à restaurer le vocabulaire philosophique du Deuxième Sexe : « penser le monde » est devenu « to think the world » plutôt que « think of the world », plus conventionnel. Nous avons traduit la phrase « [Stendhal] s’éprouve lui-même comme une liberté translucide » (DS, t. I, p. 391) par « [Stendhal] experiences himself as a translucent freedom » (SS, p. 271)– dans la plupart des registres de la langue anglaise, on n’appellerait pas un être humain « a freedom » ; Parshley avait contourné la difficulté en écrivant : « Stendhal feels that he is himself a clear, free being ». Pour la phrase : « Les autres […] se posent comme des transcendances » (DS, t. I, p. 391), nous avons choisi : « The others […] posit themselves as transcendences » (SS, p. 271). Nous aurions pu utiliser la formule « transcendent beings », moins philosophique et plus conventionnelle ; Parshley, pour sa part, a traduit : « The otherspose as transcendants ».

Une autre décision importante a été de ne pas moderniser la langue que Simone de Beauvoir avait à sa disposition en 1949. Ce qui nous interdisait par exemple l’utilisation du mot « gender » (genre), tel qu’on l’emploie de nos jours. Beauvoir utilisait le mot « sexe » et nous en avons fait autant. Nous avons souvent eu recours à des dictionnaires étymologiques pour nous assurer que les mots employés avaient la même signification aujourd’hui qu’à l’époque où l’auteur les avait choisis. Nous n’avons pas non plus cherché à moderniser la langue en la rendant sexospécifique. Prenons, par exemple, le passage suivant : « Que le miroir proprement dit joue un rôle plus ou moins considérable, il est certain que l’enfant commence vers six mois à comprendre les mimiques de ses parents et à se saisir sous leur regard comme un objet. Il est déjà un sujet autonome » (DS, t. II, p. 15). Beauvoir respectait la grammaire française pour laquelle le masculin l’emporte sur le féminin. Dans un texte anglais d’aujourd’hui, on tiquerait en lisant le seul adjectif ou pronom masculin, « his », « himself », puis « he », pour renvoyer à « the child ». On écrirait automatiquement « his/her », « himself/herself » et « he/she » ou simplement « her », « herself » ou « she ». Nous avons traduit ainsi : « Whether the mirror as such plays a more or less considerable role, what is sure is that the child at about six months of age begins to understand his parents miming and to grasp himself under their gaze as an object. He is already an autonomous subject » (SS, p. 294).

Tous les éditeurs, Gallimard, Jonathan Cape et Knopf, étant d’accord pour que notre traduction soit aussi proche que possible de l’original de 1949 – un ouvrage destiné au grand public –, il a aussi fallu prendre en sérieuse considération les notes de l’auteur et du traducteur. Beauvoir n’a guère fourni de notes pour Le Deuxième Sexe, ce qui lui a d’ailleurs valu certaines critiques de la part des universitaires. Nous les avons toutes traduites telles qu’elle les avait écrites, puis nous avons ajouté quelques notes du traducteur, uniquement lorsqu’il nous semblait qu’une explication était indispensable, souvent pour signaler une erreur dans le texte-source lui-même. Citons, par exemple, la conférence de Seneca Falls qui a eu lieu en 1848 et non pas en 1816 ; certaines dates et une citation dans le journal de Sophie Tolstoï5, que Beauvoir attribue à celle-ci, mais qui serait en fait, selon la traduction anglaise de ce journal, une citation de Léon Tolstoï ; une citation en latin : « Post coitum homo animal triste », qui devrait être en réalité : « Post coitum omne animal triste ». Les changements effectués sont mineurs, mais il nous a paru nécessaire d’en avertir le lecteur.

Un autre constant défi a été de transposer en langue anglaise le style propre à Simone de Beauvoir. La fréquence avec laquelle celle-ci a recours au point-virgule, un signe de ponctuation souvent délaissé depuis quelques décennies tant en anglais qu’en français, ainsi que son utilisation des deux points, nous a amenées à nous demander s’il valait mieux conserver le style de l’auteur ou rendre notre traduction plus conventionnelle. Dans un premier temps, nous avons été tentées de standardiser la ponctuation et de suivre de plus près les conventions, mais nous avons bien vite compris qu’il valait mieux nous en tenir le plus possible au style de l’auteur.

En effet, la ponctuation de Beauvoir fait partie intégrante de son style. Sa syntaxe exprime le développement logique de ses idées et sa grammaire est, quant à elle, la manifestation typographique de ce développement. Ce qui donne souvent une forme où ses idées ou arguments sont séparés par des points-virgules, et suivis par une phrase de conclusion, introduite par deux points.

Tout comme l’anglais, le français évite les répétitions. Il est parfois difficile de décider si une répétition est due au style, au hasard ou aux différents sens d’un mot, et de décider en outre si la répétition que l’on trouve en français peut être étendue à l’anglais. Dans la plupart des cas, nous avons essayé de conserver les répétitions que nous avons trouvées, mais la chose a parfois été impossible. Ainsi, dans l’introduction, on trouve la répétition d’un verbe important, le verbe « poser » :

Si sa fonction de femelle ne suffit pas à définir la femme, si nous refusons aussi de l’expliquer par « l’éternel féminin » et si cependant nous admettons que, fût-ce à titre provisoire, il y a des femmes sur terre, nous avons donc à nous poser la question : qu’est-ce qu’une femme ?

L’énoncé même du problème me suggère aussitôt une première réponse. Il est significatif que je le pose […]. Un homme ne commence jamais par se poser comme un individu d’un certain sexe : qu’il soit homme, cela va de soi. (DS, t. I, p. 15-16)

Ces trois utilisations du verbe « poser » exigent en anglais trois mots différents : « poser une question » correspond à l’expression de tous les jours « to ask a question ». Les deux autres utilisations relèvent d’un registre plus philosophique. Pour la deuxième, nous avons traduit par le verbe « to pose » : « it is significant that I pose it ». Et pour la troisième, « se poser », nous employons « to posit », un troisième verbe anglais, qui signifie accepter comme un fait, présenter comme un argument fondamental. Ce qui donne :

If the female function is not enough to define woman, and if we also reject the explanation of the « eternal feminine », but if we accept, even temporarily, that there are women on the earth, we then have to ask : what is a woman ?

Merely stating the problem suggests an immediate answer to me. It is significant that I pose it []. A man never begins by positing himself as an individual of a certain sex : that he is a man is obvious. (SS, p. 5)

Les temps, et surtout l’utilisation en français du présent historique ou présent de narration, ont soulevé un autre problème, lié à l’habitude qu’a Simone de Beauvoir de changer de temps, d’écrire au sein de deux ou trois contextes temporels dans la même phrase ou d’une phrase à l’autre. Notre analyse révèle que si le sens de la phrase est une espèce de généralisation, la philosophe utilise le présent, mais que souvent une situation spécifique est juxtaposée à ce premier élément, pour laquelle Beauvoir revient au passé. Bien que ces changements de temps ne soient pas courants en anglais, nous avons eu tendance à suivre l’exemple de Beauvoir et à passer du présent au passé lorsqu’elle le fait, pourvu que le sens du texte reste clair. Voici un paragraphe extrait de la partie ayant pour titre « Histoire », dans lequel on peut voir cette inconséquence apparente, qui, ainsi que l’analyse le révèle, n’en est pas vraiment une :

Puisque l’oppression de la femme a sa cause dans la volonté de perpétuer la famille et de maintenir intact le patrimoine, dans la mesure où elle échappe à la famille, elle échappe donc aussi à cette absolue dépendance ; si la société niant la propriété privée refuse la famille, le sort de la femme s’en trouve considérablement amélioré. Sparte où prévalait un régime communautaire était la seule cité où la femme fût traitée presque à égalité avec l’homme. Les filles étaient élevées comme les garçons ; l’épouse n’était pas confinée dans le foyer de son mari : celui-ci n’était autorisé qu’à lui faire de furtives visites nocturnes ; et son épouse lui appartenait si peu qu’au nom de l’eugénisme un autre homme pouvait réclamer de s’unir à elle : la notion même d’adultère disparaît lorsque disparaît l’héritage ; tous les enfants appartenant en commun à toute la cité, les femmes ne sont pas non plus jalousement asservies à un maître : ou inversement on peut dire que ne possédant ni bien propre, ni descendance singulière, le citoyen ne possède pas non plus de femme. Les femmes subissent les servitudes de la maternité comme les hommes celles de la guerre : mais sauf l’accomplissement de ce devoir civique, aucune contrainte ne restreint leur liberté (DS, t. I, p. 147-148).

Since the cause of women’s oppression is found in the resolve to perpetuate the family and keep the patrimony intact, if she escapes the family, she escapes this total dependence as well : if society rejects the family by denying private property, woman’s condition improves considerably. Sparta, where community property prevailed, was the only
city-state where the woman
was treated almost as the equal of man. Girls were brought up like boys ; the wife was not confined to her husband’s household ; he was only allowed furtive nocturnal visits ; and his wife belonged to him so loosely that another man could claim a union with her in the name of eugenics : the very notion of adultery disappears when inheritance disappears ; as all the children belonged to the city as a whole, women were not jealously enslaved to a master : or it can be explained inversely, that possessing neither personal wealth nor individual ancestry, the citizen does not possess a woman either. Women underwent the burdens of maternity as men did war : but except for this civic duty, no restraints were put on their freedom. (SS, p. 125)

L’utilisation du pronom « on » pose un autre problème aux traducteurs et c’est une forme à laquelle Beauvoir et la langue française ont volontiers recours. Dans certains cas, la traduction anglaise va presque de soi : « On ne naît pas femme : on le devient » (DS, t. II, p. 13) donne : « One is not born, but rather becomes, woman » (SS, p. 293). Autre exemple : « On pourrait imaginer que cette réciprocité eût facilité sa libération » (DS, t. I, p. 22) devient : « One might think that this reciprocity would have facilitated her liberation » (SS, p. 9). En revanche, pour d’autres phrases construites avec le pronom « on », il vaut mieux utiliser le mode passif, car l’emploi de « one » serait maladroit. Ainsi : « On en parle encore cependant » ; « Yet it is still being talked about ». D’autres solutions sont psosibles : « On ne sait plus bien s’il existe encore des femmes, s’il en existera toujours » ; « It is hard to know if women still exist, if they will always exist ». « On comprend que la dualité des sexes comme toute dualité se soit traduite par un conflit. On comprend que si l’un des deux réussissait à imposer sa supériorité, celle-ci devait s’établir comme absolue » (DS, t. I, p. 24) ; « It is understandable that the duality of the sexes, like all duality, be expressed in conflict. It is understandable that if one of the two succeeded in imposing its superiority, it has to establish itself as absolute » (SS, p. 10).

Il est évident qu’à chaque page de cette longue traduction, nous avons dû prendre des décisions. Nous savons qu’aucun choix n’est jamais neutre, malgré tous les efforts que l’on peut faire dans ce sens. Chaque traduction est une adaptation, une interprétation, elle est le fruit de l’expérience vécue par le ou les traducteurs, mais nous avons tenté à chaque pas d’être aussi « fidèles » au texte que nous le pouvions. Ce qui signifie qu’il fallait respecter non seulement les mots et la pensée, mais aussi la syntaxe, la ponctuation, les paragraphes, les répétitions et jusqu’aux ambiguïtés, qu’il fallait, dans les limites de la langue anglaise, traduire en restant aussi près que possible du texte que Beauvoir avait écrit.

La réaction à notre nouvelle traduction a été renversante. Sur le seul territoire américain, nous avons été invitées à en parler dans plus de cinquante universités, bibliothèques, librairies et autres lieux de rencontre, d’une côte à l’autre, d’une frontière à l’autre, de Harvard et Wellesley dans le nord-est à Stanford à l’ouest, à Washington et au Texas. L’Australie nous a invitées pendant près d’un mois, afin d’intervenir dans des universités et diverses autres institutions de cinq des plus grandes villes du pays. Ce voyage a été suivi par une invitation de l’ambassade française à New Delhi, où nous avons donné une conférence à la Nehru University et dans les superbes locaux de l’Alliance Française. Puis il y a eu des participations aux festivals littéraires de Calcutta, Hyderabad et Jaipur, et des conférences dans les Alliances Françaises de ces trois villes.

Quelle meilleure preuve pouvait-on avoir de la vitalité que possèdent aujourd’hui la pensée et l’influence de Simone de Beauvoir ?

NOTES

1. Toutes les références au Second Sex dans cet article sont celles de cette édition (Jonathan Cape, 2009), signalées SS.

2. Voir, notamment, l’article très complet et plus « grand public » de Sarah Glazer, intitulé « Lost in Translation », dans The New York Times Book Review, 22 août 2004.

3. Anna Bogic, « The Story of the First English Translation of Beauvoir’s Le Deuxième Sexe and Why It Still Matters », dans Simone de Beauvoir Studies, n° 26, sous la dir. de Yolanda A. Patterson, p. 81-93 – toutes les citations en sont tirées.

4. Tout au long de son ouvrage, Beauvoir a utilisé le mot « sexe » pour désigner un concept qu’elle développait longuement, à savoir le « genre » (en anglais « gender »). Le terme lui-même (dans ce contexte) a été introduit dans la langue française, probablement dans les années 1970.

5. The Diaries of Sophia Tolstoy, traduction de Cathy Porter, Random House, 1985.