En 1997, j’ai trouvé chez les Emmaüs de La Grande Paroisse, près de Montereau, la première édition de Moi, Christiane F., 13 ans, droguée, prostituée… (Mercure de France, 1981).
Je me rappelle avoir posé le pochon de plastique contenant ce volume sur le siège passager de ma voiture. Pour une raison inconnue, je n’ai pas démarré tout de suite, mais j’ai ouvert le cahier photo inséré au centre du livre. Je suis tombé sur des clichés de Livia S., jeune prostituée overdosée dans les W-C publics de la Zoo Station à Berlin, mais c’est Élisabeth D., dite Babsi, qui allait, mêlée aux souvenirs d’Eva et de quelques autres, réveiller le démon central de mon existence, démon dont j’ignorais la nature. Voilà Babsi, ange tutélaire, telle qu’elle apparaît à la page 121 du livre :
Peu de temps après mes débuts de tapineuse, je goûte la joie des retrouvailles. Un jour, au métro, j’attends le client… et je vois Babsi, la petite fille qui, il y a quelques mois, m’a abordée au Sound pour me demander du LSD.
Nous nous regardons, comprenons tout de suite où nous en sommes, elle et moi, et tombons dans les bras l’une de l’autre. On est vachement heureuses de se revoir. Babsi est devenue toute frêle, elle n’a plus de poitrine ni de fesses. Mais elle est presque encore plus jolie qu’avant. Ses cheveux blonds lui tombent sur les épaules, impeccablement coiffés, elle est toute pimpante. Je vois tout de suite qu’elle est bourrée d’héroïne.
Babsi, plus jeune morte d’overdose du baby-tapin, est une de ces figures de second plan, mélange de Thomas de Quincey, de Gérard de Nerval et du romantisme allemand, qui vont me donner les premières notes de l’anthologie des apparitions que je commence ici, là, maintenant au bord de la rivière, sans le savoir.
Cette rencontre est aussitôt perçue comme un moment de grâce. Je ne sais pas pourquoi mon esprit se met en éveil. Un voile se lève, la réalité s’illumine d’une lumière évocatrice. Je me souviens très bien des bords de la rivière, en direction de Moret, je conduis ma voiture de l’époque, un coupé noir Volvo 262C, l’apparition est dans le pochon. Elle se tient près de moi à la place du mort sur le cuir blanc craquelé par les années. L’ordre ancien, la vision du monde de mes dix-neuf ans a été restauré pendant quelques secondes et je suis dans l’état d’excitation d’un homme qui attend le premier appel d’une femme. Cette femme n’est pas de ce monde, du moins c’est ce que je crois à ce moment, en 1997. Le moteur six cylindres souffle discrètement, la rivière est tantôt bleue, tantôt grise suivant la course des nuages.
Cinq ans passent comme un brouillard.
Après l’Anthologie et l’extraordinaire joie qui entoura sa mise en forme, commença le long tunnel de la drogue qui devait durer presque dix ans jusqu’après la rencontre avec Eva. Par fidélité pour Babsi et pour l’éloge de la ruine que j’avais écrit, je voulais devenir comme elle : vivre de mes charmes en m’empoisonnant.
La drogue n’est pas suffisante à la grâce, mais elle y contribue. Affaiblissant les défenses, elle rapproche du gouffre. C’est dans les fins de nuit, les premières heures de l’aube, l’heure de fermeture des dealers et des épiceries arabes que les conversations se font plus légères, plus enflammées. Se tiennent à ces instants les assises de la grâce, le lit de justice du savoir-mourir, le Morgendunst, la minute néronienne où les martyres intactes et coquettes tiennent encore à leurs sandales. Les cendriers sont pleins, les pieds sales croisés sur la moquette, peut-être une bouteille ou deux. Angie, Dorothée, Lolita, Johanna, Sonia, Yohanna, Kiwi, Annabelle… Où êtes-vous, mes amies de Pigalle et de la « suite overdose » ? C’est l’heure des disputes théologiques, des blablas à peine déjà désespérants. On se tient sur le bord du toit ou le rebord du lit, on regarde la rue. On rit encore un peu. Encore un instant, Monsieur le bourreau.
Les oiseaux chantent.
La grâce est amoureuse de sa propre ruine. L’état de grâce c’est le suspens avant la chute.
Et puis vint Eva.
Avant que je commence d’écrire sur elle, nous parlions des nuits entières. Les premières conversations me rappelaient celles des personnages de roman quand les frères et sœurs séparés par un naufrage ou des bohémiens se racontent leurs vies. Les aventures d’Eva croisent les miennes, nos lectures aussi. Quand je lui parlais de Christiane F., Eva riait en me racontant que Christian L., pour lui faire peur et la dégoûter de l’héroïne, lui prédisait qu’elle allait finir comme elle… Lorsque je lui montre le livre, elle fait la moue qu’elle réserve à ses rivales…
*
Retour à mes vieilles amies enfants de la Zoo Station. À la page 207 de Moi, Christiane F., la nouvelle aube se lève.
Donc, ce matin-là, je me prépare une tartine de confiture tout en feuilletant le Bild-Zeitung. Un gros titre en première page : « Elle n’avait que quatorze ans. » J’ai compris. Sans même lire la suite. Babsi. Je suis incapable d’éprouver quoi que ce soit. J’ai l’impression d’avoir lu l’annonce de ma propre mort. Je cours à la salle de bains me faire un shoot, après cela les larmes me viennent enfin.
Je relis presque vingt ans plus tard les deux citations. La première, celle de la page 121, me plaît.
« Peu de temps après mes débuts de tapineuse, je goûte la joie des retrouvailles… » C’est joli, d’un style élevé, la « joie des retrouvailles » contraste élégamment avec « tapineuse » et surtout avec le sublime « vachement » qui va suivre.
Ensuite, je vais écouter Low de David Bowie. Regarder une dernière fois Babsi, que j’ai mise de force en couverture de l’édition de poche de mon Anthologie, sans savoir à l’époque qu’Eva viendrait tout ressusciter, avec sa grosse voix vivante et ses gestes d’enfant.
J’ai bientôt soixante ans, dans moins d’heures qu’il ne m’en fallut parfois pour écrire un livre. Je m’approche du gouffre et lorsque nous regardons ensemble les années passées, cette heure bleue, celle de l’aube, des chants d’oiseaux, du dealer sur messagerie est devenue le moment présent, toujours et toujours…
J’ai l’impression d’être en haut d’un immeuble de cinquante-six étages. Le dix-neuvième palier a disparu depuis longtemps. Le trente-septième me donne le vertige. Il y a quelqu’un ? Babsi… est-ce toi ? Est-ce moi ? Eva, reste, je t’en prie, le plus longtemps possible, avant que le service du matin ne vienne frapper à la porte.
2015