Le meilleur moyen de cacher sa vie intérieure est d’avoir mauvaise réputation

J’ai rendez-vous avec Jean-Pierre Léaud à l’Hôtel, rue des Beaux-Arts, là où est mort Oscar Wilde sous l’identité de Sébastien Melmoth. Il est en avance, il porte un costume bleu marine et une cravate. Il boit du cognac parce qu’à le croire « ça lui chauffe la gorge ». Il m’a apporté un livre au titre splendide : La Lucidité implacable. Épitre des hommes du blâme, de Sulamí, un hagiographe soufi originaire de Nîshâpûr en Iran, le berceau de ces mystiques musulmans qu’on appelle aussi les hommes du blâme.

 

J.-P. L. : Vous savez ce que c’est que les hommes du blâme ?

S. L. : Non.

J.-P. L. : Ce sont des mystiques d’un genre particulier qui se montrent agités, sales, désordonnés pour masquer leur état spirituel. À leurs yeux, le meilleur moyen de cacher leur vie intérieure est d’avoir mauvaise réputation.

S. L. : Je connais mal la mystique musulmane, même si j’aime beaucoup Massignon, sans d’ailleurs trop savoir pourquoi. Vous vous souvenez que vous avez essayé de me convertir à l’islam dans une pizzeria ?

J.-P. L. : Oui, j’ai voulu vous transmettre la Baraka, mais vous avez refusé de réciter la formule.

S. L. : Comme je vous l’ai dit, je suis catholique romain et je préfère le rester. Je suis prudent, vous, vous êtes une tête brûlée, c’est ce que vous m’avez dit, non ?

J.-P. L. : …

S. L. : À Cannes, toujours dans cette pizzeria, vous m’avez raconté l’histoire de votre initiation au vaudou à Haïti. Vous étiez invité aux États-Unis pour un festival de cinéma et vous êtes parti pour Haïti sous les regards inquiets ou déjà endeuillés des gens de cinéma qui étaient au courant de cette entreprise pour le moins hasardeuse. Vous m’avez dit : « Mon cher, j’étais une tête brûlée ! »

J.-P. L. : Oui, j’ai décidé de me faire initier au vaudou par un grand maître haïtien. C’était une vraie folie. Avant mon départ, les gens du cinéma qui étaient au courant se montraient très gentils avec moi. Ils me regardaient tous l’air de se dire : « Le pauvre, c’est la dernière fois qu’on le voit », ils me beurraient mes tartines, même des gens que je ne connaissais pas ou à peine de vue, des producteurs. J’y suis allé impeccable comme vous me voyez là, comme toujours, en costume-cravate.

S. L. : Je crois me souvenir pour vous avoir rendu visite dans votre chambre d’hôtel que vous ne vous habillez que chez Lanvin, sur mesure.

J.-P. L. : Oui, oui, depuis toujours, c’est un bon tailleur. Ce sont les seuls costumes qui m’aillent bien, dans lesquels je me sente à l’aise.

S. L. : Donc vous voilà parti à Haïti en costume pour vous faire initier.

J.-P. L. : Oui, par un grand maître vaudou, un homme très impressionnant, vraiment noir. Nous sommes assis en cercle, ils allument des bougies, ils sacrifient un bélier. Sous mon nez, à quelques centimètres. Je vois les yeux du bélier, exorbités, terribles… Le sang gicle. Ça dure longtemps, je sens errer des forces autour de moi. Vous connaissez la méthode pour éviter d’être possédé ?

S. L. : Euh, non.

J.-P. L. : Il faut prendre l’air le plus rébarbatif possible. Alors je fais une gueule comme ça, très fermée (grimace épouvantable). Et mon cher, je tiens bon (il lisse sa cravate, toujours bloqué sur sa grimace). Et là, le type à côté de moi, il est pris, la chose rentre en lui et il me donne un grand coup de poing dans la gueule qui me rejette à plusieurs mètres. Un coup de poing énorme. J’en ai reçu d’autres, des coups de poing dans ma vie, mais, celui-là, il était très fort. Et là je roule sur moi-même. Et quand je relève la tête je vois que les autres membres de la cérémonie sont allés chercher des massues et les voilà qui s’abattent sur le possédé, mon voisin immédiat, et le rouent de coups, devant moi. Mon cher, ce jour-là, je l’ai échappé belle.

S. L. : Vous m’avez dit que cette aventure vous avait changé, que depuis vous étiez plus calme.

J.-P. L. : C’est vrai. Cette cérémonie m’a délivré de quelque chose. Ce coup de poing m’a en quelque sorte apaisé.

S. L. : Vous croyez donc en Dieu…

J.-P. L. : Oui, c’est pour ça que, contrairement aux autres comédiens, je ne crois pas en la chance, mais en la Providence, la Providence divine. C’est grâce à la Providence que j’ai rencontré François (Truffaut) et qu’il m’a pris pour jouer dans Les Quatre Cents Coups.

S. L. : J’ai lu quelque part que vous étiez un vrai diable quand vous rencontrez Truffaut à treize ans.

J.-P. L. : Oui, un garnement, ou plutôt, comment dit-on… j’étais turbulent. Élève turbulent, intelligent mais turbulent. Je m’étais fait renvoyer de douze établissements successifs. C’est vraiment un bienfait de la Providence d’avoir fait ce film et de me retrouver à quatorze ans au Festival de Cannes, c’est-à-dire à l’époque le centre du monde.

S. L. : À Cannes, à la veille de vos soixante-dix ans, dans la voiture qui nous menait à la montée des marches, vous nous avez raconté une belle histoire de bonne fortune.

J.-P. L. : Le lendemain de la projection, je reçois dans ma chambre d’hôtel un bouquet d’œillets blancs. C’était une Japonaise, venue avec la délégation de son pays. Elle était tombée amoureuse de moi pendant la projection. Eh bien, mon cher, le soir même, je l’ai soulevée à Pedro Armendáriz, qui était à l’époque la plus grande star mexicaine. (Né en 1912, Pedro Armendáriz s’est suicidé à Los Angeles d’une balle de revolver juste après avoir tourné ses scènes dans Bons baisers de Russie). Il s’est comporté en gentleman quand il a vu qu’il avait perdu, il a levé son verre dans ma direction et il a quitté l’établissement.

S. L. : Ensuite, après Les Quatre Cents Coups, vous avez été totalement pris en charge et adopté par François Truffaut.

J.-P. L. : François a été un père pour moi. J’avais une chambre au-dessus des Films du Carosse. Jean-Luc (Godard) s’est aussi beaucoup occupé de moi. Vous savez, j’ai eu cette chance extraordinaire d’être au cœur de la Nouvelle Vague à l’époque où le cinéma français était au cœur du cinéma mondial.

S. L. : Vous êtes crédité au générique de plusieurs films de Godard comme assistant, qu’est-ce que vous y faisiez exactement ?

J.-P. L. : Oh, j’étais stagiaire. Je ne savais pas faire grand-chose. Je regardais Jean-Luc tourner, c’était déjà pas mal. Comme disait Suzanne Schiffman, l’assistante de Truffaut : « Il apprend à devenir un génie. » Je me souviens d’un jour sur le tournage de Pierrot le fou, le jour de la dernière prise, une séquence mythique où Jean-Paul Belmondo s’enroule la dynamite autour de la tête. On était sur un rocher avec Jean-Luc, tous les deux seuls, on regardait l’endroit où allait se tourner la scène, voilà qu’il se tourne vers moi et qu’il me dit : « À ton avis, où je dois poser la caméra ? » Je l’ai regardé affolé et j’ai répondu : « Je sais pas. » Voilà mon travail… (rires)

S. L. : Vous avez tourné avec Godard plusieurs fois en tant qu’acteur ?

J.-P. L. : Dans La Chinoise, dans Week-end

S. L. : Jean-Jacques Schuhl m’a dit que son film préféré de Godard avec vous, c’est Masculin féminin.

J.-P. L. : Schuhl ? Oui, il doit aimer ça.

Eva Ionesco fait son entrée dans le bar et s’assied sur la banquette.

Eva Ionesco : Ohé, Jean-Pierre, vous savez, avec Simon, on a vu Les Aventures de Buffalo Bill !

Jean-Pierre Léaud regarde Eva fixement, l’air interloqué, à ce moment il ressemble à Antoine Doinel.

E. I. : Oui ! Avec vous en cow-boy !

S. L. : Je crois ça que ça s’appelle plutôt Une aventure de Buffalo Bill. (Vérification faite, il s’agit d’Une aventure de Billy le kid.)

J.-P. L. : Ah ! Mon Dieu, quelle terrible corvée ! J’aime bien Luc Moullet, mais il accorde beaucoup trop d’importance au paysage. Les acteurs l’intéressent, mais c’est le paysage surtout qui compte pour lui.

S. L. : Le festival de Locarno vous accorde une rétrospective cet été. Quels sont les films qu’ils vont projeter ?

J.-P. L. : Je ne sais pas encore. C’est merveilleux à soixante-dix ans, je touche enfin les fruits de mon travail et de tous les films que j’ai refusés. Comme disent les frères Coen, il vaut mieux avoir joué dans un film culte que de courir après les Oscars. On me l’avait prédit. Vous savez, un jour, j’étais en voiture avec Jean-Luc, il me dit : « Il te faut un imprésario. » Je lui réponds : « Pourquoi ? » Il me répond : « Pour gagner de l’argent. » Alors je vais voir Lebovici, vous savez celui qui s’est fait assassiner dans un parking. À l’époque il débutait, je me souviens qu’il y avait deux, trois photos d’acteur dans son bureau. Il me dit : « Est-ce que vous voulez tourner avec Vadim ? » Je dis : « Non. » Puis il me cite d’autres noms et chaque fois je réponds « non ». Alors il me dit : « Vous travaillez pour votre réputation dans quarante ans. » C’était la vérité. Remarquez, parfois : je n’ai pas toujours eu raison.

S. L. : Vous m’avez dit que vous avez refusé un film de John Huston.

J.-P. L. : Quel con j’ai été ! Huston m’a proposé l’adaptation de La Condition humaine de Malraux, le rôle principal. J’ai refusé à cause d’Althusser. J’étais marxiste à l’époque. Un marxiste féroce.

S. L. : Martin Scorsese vous a approché lui aussi.

J.-P. L. : Oui, pour un film avec Paul Newman à Paris (The Color of Money, 1987), mais là, j’ai loupé le rôle à cause de mon anglais. J’aurais mieux fait de travailler à l’école.

S. L. : Quel souvenir gardez-vous du tournage de Porcherie de Pier Paolo Pasolini avec Pierre Clémenti et Anne Wiazemsky ?

J.-P. L. : À l’époque (1969), c’était la mode des textes difficiles, encore à cause de la Nouvelle Vague, de Jean-Luc et de la politique. L’assistant de Pier Paolo déboulait en pleine nuit, vers trois heures du matin, avec trois pages de texte en jargon marxiste à apprendre. Une véritable épreuve. C’était pareil dans La Chinoise de Jean-Luc.

E. I. : Jean-Pierre, vous avez gardé des liens avec d’autres acteurs ?

J.-P. L. (évasif) : Non pas trop…

S. L. : On en arrive à Bertolucci. Le Dernier Tango à Paris.

J.-P. L. : J’ai appris la nouvelle de ce projet parce que je traînais toute la journée dans les bureaux des Cahiers du cinéma. J’ai entendu dire que Belmondo avait refusé en disant : « Je ne tourne pas de film porno. » Donc Bernardo a pris Brando qui n’était pas gêné par le script. Sa seule condition, c’est qu’il ne voulait pas tourner le samedi. Donc c’est moi qui tournais le samedi. Résultat : toutes les semaines pendant un mois et demi j’avais le trac de la première fois.

S. L. : Puis vient l’heure de La Maman et la Putain que le magazine Les Inrocks vient de consacrer comme le plus grand film français de tous les temps.

J.-P. L. : Oui, ils m’ont téléphoné. J’étais content, mais j’ai exigé de faire ma propre interview. Je ne fais jamais d’interview ou presque.

S. L. : Pourquoi ?

J.-P. L. : Pour garder le mystère. Mais vous avez été malin, vous avez envoyé votre femme Eva (repartie loin du bar entre-temps). Impossible de lui refuser, elle me dirige ! Vous savez, c’est très particulier. Sur le plateau, elle a réussi à installer une sorte d’hystérie contrôlée. Elle a un don, elle fait partager ce qu’elle voit, on assiste à l’œuvre en train de se faire. Je n’avais vu ça que chez Garrel, à la fin je ne savais plus si j’avais affaire à un homme ou une femme.

S. L. : Merci, c’est un compliment. Si vous voulez, nous parlerons du film d’Eva à la fin de l’entretien. Pour en revenir à Eustache, La Maman et la Putain qui est sans doute votre plus grand rôle marque paradoxalement le début de votre traversée du désert.

J.-P. L. : J’ai passé trois mois à la montagne à préparer ce film. À apprendre le texte colossal. Le sujet de La Maman et la Putain, c’est le langage. Comme vous le savez, Jean Eustache ne tournait qu’une prise. Pendant la préparation, si je me trompais d’un mot, il me faisait refaire un monologue de cinq minutes. Après ce film à proprement parler mythique, je ne tourne plus ou presque de film intéressant pendant vingt ans. Une très longue traversée du désert.

S. L. : On vous voit souvent à Montparnasse, au café. On vous a même vu au Chelsea Hotel à New York.

J.-P. L. : Non, ça, c’était avant, avec Garrel, Andy Warhol a fait une photo de moi, mais je ne l’ai pas malheureusement. Je me rappelle qu’il y avait des maquereaux nègres un peu partout et qu’une fille s’est fait violer dans les couloirs.

S. L. : À Paris, on vous remarque beaucoup à La Coupole.

J.-P. L. : Oui, je regardais les femmes. Très fixement, comme ça (il mime un regard intense, hypnotique) Finalement je continuais à exercer mon art, mais au pieu.

S. L. : Vous vous comportez de façon excentrique, vous avez eu des ennuis avec la police.

J.-P. L. : Je revenais du festival de Jérusalem où j’avais été reçu comme le Messie et voilà que les policiers me tombent dessus et m’embarquent revolver sur la tempe.

S. L. : Ils vous ont mis un revolver sur la tempe ?

J.-P. L. : Je les avais insultés. Dans le panier à salade je criais sans cesse : « Les flics sont pédés », alors il y en a un qui a sorti son revolver et qui l’a braqué sur ma tête en disant : « Si tu répètes encore une fois que les flics sont des pédés, on va faire une bavure. » Et j’ai répondu : « Les flics sont vraiment des pédés ! » Vous comprenez, la droite venait de repasser, ils étaient très sûrs d’eux.

S. L. : Là encore vous continuiez à exercer votre art. Qu’est-ce qu’on vous reprochait ?

J.-P. L. : Quand on m’a lu le rapport de police, je n’ai rien reconnu. On m’accusait d’avoir frappé une femme âgée et de m’être exhibé devant elle. Je me suis retrouvé quelques jours à la Santé. La prison, même quelques jours, c’est terrible.

S. L. : Ensuite, à votre retour à l’écran, vous tournez avec des jeunes réalisateurs cinéphiles, passionnés par la Nouvelle Vague, le Finlandais Kaurismäki pour J’ai engagé un tueur et les Français Olivier Assayas ou Bertrand Bonello.

J.-P. L. : Oui, ce sont de très bons souvenirs, j’ai fait plusieurs films avec Kaurismäki. Quant à Bonello, il pratique un cinéma très écrit, stylisé.

S. L. : Avant, en 1986, vous avez fait un Godard, Détective, avec Johnny Hallyday.

J.-P. L. : Ne m’en parlez pas, j’ai eu des soucis avec Johnny Hallyday. Un soir, je lui ai dit : « Pourquoi tu joues comme une flaque d’eau ? » Il l’a très mal pris. Il a appelé tout le monde, les producteurs. Jean-Luc m’a téléphoné : « Pourquoi tu lui as dit ça ? Il est furieux… »

S. L. : C’est vrai que vous jouez comme un possédé. En vous faisant répéter pendant le film que nous avons tourné avec Eva, j’ai remarqué que vous récitiez le texte sans vous préoccuper des autres rôles. Vous répétiez, répétiez comme si vous vouliez oublier le sens des mots.

J.-P. L. : Oui, il faut que la mémoire cesse de travailler, que les mots deviennent une musique. Vous savez, dans un film court, car votre film n’est pas un court-métrage mais un film court comme les films à sketches des années 1960, l’acteur n’a pas le temps de moduler. Il fallait que je mette l’intensité maximum tout de suite, sinon j’étais foutu. C’était pour cela que j’étais fatigué le soir à la fin des prises.

S. L. : En effet, je me souviens qu’il fallait vous porter. Votre assistant personnel, ce garçon qui ressemble à votre fils, vous portait littéralement dans la rue Dante à côté du plateau. C’est après cela que vous m’avez cité un mot d’Artaud sur l’incandescence.

J.-P. L. : Oui, dans votre film je n’avais pas le choix, il fallait que je pousse le jeu à l’incandescence. Eva a su tirer ça de moi.

S. L. : Le film raconte l’histoire d’une conférence sur le satanisme et l’ésotérisme. C’est décidément un sujet qui vous intéresse.

J.-P. L. : Oui.

S. L. : Le deuxième jour de tournage vous êtes arrivé flanqué d’une étrange petite canne enserrée d’un serpent.

J.-P. L. : C’est une canne de sorcier, un objet que j’ai acheté au marché aux Puces, un objet très rare.

S. L. : À la fin du film, il y a un moment où vous lisez un passage d’un texte de Yeats, Swedenborg, médiums et lieux désolés, à Lukas Ionesco, le fils d’Eva (premier rôle de The Smell of Us de Larry Clark), et vous le récitez de manière très impressionnante, avec une sorte de souffle éteint, une manière de sauter en avant, sans sauter mais en donnant l’idée du saut qui m’a fait penser à Artaud ou au dernier Nijinsky.

J.-P. L. : Je le dis bien, n’est-ce pas ?

S. L. : Oui, pouvez-vous me le redire ici, dans cet hôtel où est mort Oscar Wilde ?

J.-P. L. (prenant sa respiration) : « Dans l’ouest de l’Irlande, les gens de la campagne disent qu’après la mort chaque homme vieillit ou rajeunit jusqu’à paraître âgé de trente ans… et ces anges avancent toujours vers “le printemps de leur vie”… »

S. L. : Merci.

2014