Portrait de Marisa Berenson

Quand Eva a suggéré le nom de Marisa Berenson pour jouer dans notre Rosa Mystica le rôle de Marianne, une sataniste évaporée, amoureuse d’un ange-motard de dix-huit ans, j’ai douté qu’elle accepte. Le film que nous devions tourner, un hommage à William Butler Yeats et à Kenneth Anger, me semblait un filet trop bizarre et de bien petite taille pour une aussi merveilleuse libellule. Je savais qu’elle vivait à Paris près de la bibliothèque Mazarine, nous avions quelques amis en commun ; l’un d’entre eux, Vincent Darré, nous a gentiment mis en contact. Je me souviens d’une phrase qu’il m’a dite à ce moment-là : « Marisa a su garder son enthousiasme rêveur. » La formule était jolie ; mieux, elle était vraie.

 

Marisa porte à merveille les toques. Nous étions à la fin de l’hiver et je n’oublierai jamais ce long cou surmonté d’une petite couronne de fourrure que j’ai croisé dans un couloir étroit de la rue Galande chez le sculpteur et collectionneur d’art primitif, Daniel Hourdé. Je la croyais plus grande, elle est menue, presque frêle, avec ce délié d’allure, ce cou en point d’interrogation, propre aux insectes, aux oiseaux-lyres et accessoirement, aux cover-girls des années 1960. La bouche est immense, fendue loin, et semble toujours prête à rire. J’aime les gens souriants, les beautés rieuses paraissent toujours plus aristocratiques. Il y a un fatalisme slave, délicieux, dans ces éclats. Marisa rit beaucoup, mais pas trop, Marisa est enthousiaste sans familiarité, sa voix rauque et surtout cet étonnant vernis internationnal qui fait qu’on ne saurait dire si elle est américaine, anglaise, lituanienne, polonaise, bretonne, italienne, russe, ou je ne sais quoi d’autre, la débarrassent de toute attache, de tout accent car elle appartient à tous, comme une sorte de bien commun. Jamais un vers d’André Chénier ne m’a paru si élégamment porté : « Ma bienvenue au jour me rit dans tous les yeux. » Je la revois encore occupée à photographier les présentoirs à tête de mort et les sinistres fétiches d’envoûtement qui remplissent l’antre de mon ami. Elle maniait son énorme téléphone portable dernier cri de gamine avec une gaîté d’enfant que la mort fait rire. En la regardant, j’ai commencé à comprendre que cette personne si « positive », comme on dit en franglais, ne manquait pas d’ombres, mais qu’elle les avait peut-être domptées.

 

La simplicité chez Marisa Berenson n’exclut pas une extravagante accumulation de marques distinctives, qui, prises à part, seraient d’un snobisme effrayant mais prises ensemble dans la même pâte claire et transparente deviennent autant de ces signes tamponnés au hasard un peu partout comme sur les anciens bagages, les passeports Nansen ou certaines porcelaines à quoi se reconnaissent ces noblesses slaves mitigées de judaïsme – je pense aux Klossowski surtout, et à Apollinaire.

Premier indice de ce précipité de pedigrees et de rencontres : les fées, réunies autour d’elle, toutes de premier rang. À l’âge le plus tendre, elle fut confiée par sa grand-mère italienne, Elsa Schiaparelli qu’elle appelle Schiap, aux soins d’une curieuse nounou anglaise aux yeux turquoise : le duc de Windsor. C’était l’ancien roi qui insistait pour les border, elle et sa sœur Berry, dans leur chambre d’enfant de la rue de Berri. Une photo la représente à l’époque dans un landau de toile bleu marine, vêtue d’un petit manteau rose bordé de fourrure blanche ; elle rit, la bouche est déjà immense, très enthousiaste et l’œil brillant de rêves.

Son oncle paternel n’est autre que Bernard Berenson, l’auteur d’un livre superbe sur les peintres italiens de la Renaissance. C’était un genre d’esthète collectionneur comme il n’en existe plus, un monde à jamais disparu. Mon premier souci fut de lui demander si elle l’avait connu, car la lecture de Berenson et sa théorie des « valeurs tactiles » m’ont aidé à mieux comprendre l’influence de la sculpture romaine sur Mantegna, et aussi, accessoirement, à mieux décrire dans mes livres la chair humaine. Hélas, Marisa ne se souvient que d’une barbe et d’un costume blanc. Je me contenterai de ça. Il paraît que la villa et les trente mille volumes de la bibliothèque appartiennent désormais à l’université d’Harvard.

Marisa s’étend peu sur sa mère Maria Luisa Yvonne Radha de Wendt de Kerlor, marquesa Cacciapuoti, dite plus simplement Gogo, quatre-vingt-quatorze ans, fille de Schiap et d’un théosophe breton, mais cette mère vit aujourd’hui près d’elle à Marrakech. Avec la discrétion attentive qui marque son éducation, j’ai entendu Marisa parler à Eva Ionesco du ressentiment, et de son inutilité. Les pensions furent son lot. L’hôtel de la rue de Berri où vivait Schiap, un refuge. Elle avait peur de M. et Mme Satan, deux étranges figures cornues anthropomorphes en ébène, grandeur nature qui barraient l’entrée ; peur de Schiap aussi, comme tout le monde, mais adorait les promenades en Cadillac près de sa terrible grand-mère et du lhasa apso Gourou Gourou ; l’autre chien de Schiap, le boxer Monsieur X (un hommage au tiercé ou au suicide ?) se tenait, quant à lui, assis à la place du valet de pied et coiffé d’une casquette.

Son père, qui travailla près d’Onassis, fut aussi diplomate et homme du monde. Il est issu d’une famille israélite de Vilnius. Il fut sans conteste la grande passion de jeunesse de la jeune débutante, aussi peut-être parce qu’il est mort loin d’elle à Londres, à une époque où Marisa commençait sa carrière de modèle à New York.

Diana Vreeland, une des fées penchées sur son berceau, l’a lancée, avec une certaine malice pour contrarier sa contemporaine (Schiap toujours) qui réprouvait ce choix par convenance et sans doute par jalousie. Les photos sont innombrables, elles se passent de commentaires.

Commencent une série de rencontres, de soirées et de bals qui vont faire de la vie de Marisa Berenson une manière de keepsake de la douceur de vivre des années 1960-1970. En 1966, vêtue de blanc par Halston, elle va danser au bal Noir et Blanc de Truman Capote, elle a dix-neuf ans. Dix ans plus tard à Ferrières, on la retrouve sur la fameuse photo d’Avedon grimée en marquesa Casati.

J’avais oublé ces photos, mais la marquesa Casati faisait partie en effigie de notre cérémonie satanique, j’entends encore la voix de Marisa s’exclamer dans la pénombre du plateau au moment où Jean-Pierre Léaud annonçait son nom : « Ah, mais je me suis déguisé en elle pour un bal ! » Je me suis tourné vers Catherine Baba, notre aimable costumière, qui surveillait comme moi les consoles en lui demandant s’il s’agissait du bal Volpi, je me suis entendu répondre avec une ferme érudition australienne : « Mais non, enfin, darling ! Le bal Proust des Rothschild. »

Puis vint Helmut Berger… C’est à New York sous la protection d’Egon et Diane von Fürstenberg lors de la première américaine de The Damned qu’un des couples les plus enchanteurs et désenchantés de l’année 1970 se forme. Marisa suivra son grand amour de jeunesse jusqu’à Ischia, où l’Autrichien vit chez celui que Marisa appelle encore aujourd’hui « Luchino » avec un frémissement tendre dans la voix.

Nous déjeunions à La Méditerranée dans la salle Vertès. Une jolie lumière donnait l’illusion d’une Côte d’Azur à l’arrière-saison, Marisa venait de me parler de sa croyance à la magie blanche, aux séraphins et aux forces positives, je regardais ses longs doigts ornés de serpents gris et je lui dis : « Tu parles beaucoup de forces positives, de chasser la noirceur, mais il me semble qu’Helmut Berger… appartient plutôt à l’envers de ces forces, au côté sombre. »

La réponse a fusé : « Oui, mais Helmut m’a toujours préservée, un peu trop d’ailleurs. » Cette réserve est corrigée par un éclat dans les yeux qui laisse penser qu’elle l’a vraiment beaucoup aimé.

Visconti voulait que Berger épouse Berenson, sans doute pour le protéger, mais cela ne s’est pas fait. Un an et demi d’amour, c’est tout.

 

La compagnie d’Helmut Berger va aider une des plus exquises cover-girls des années 1960 à muer en l’actrice la plus aristocratique des années 1970. À l’époque, c’était encore possible de devenir star, même pour une fille bien élevée, et avec Visconti. Là, coup sur coup, Berenson enchaîne trois films fascinants : Death in Venice, Cabaret et Barry Lindon. Deux petits rôles éclatants, un grand rôle envahissant, vampirique, un de ceux dont aucune actrice ne se remet. Après cela que lui reste-t-il, sinon vivre ? Sa carrière est faite et le rôle de la froide et parfaitement pittoresque Lady Lyndon marquera à jamais les mémoires. À moins de trente ans, tout paraît dit. La lumière des bougies qu’elle continue d’allumer tous les jours autour d’elle l’a consacrée et l’a parfois isolée. « Chaque fois qu’un homme me disait : “Je vous adore dans Barry Lyndon, je l’ai vu plus de dix fois”, je m’enfuyais inexorablement. »

Marisa m’a souvent parlé de Jayne Mansfield, à vrai dire je ne voyais pas le rapport entre la lumineuse magicienne préromantique éclairée par les bougeoirs de Reynolds et la noire idole décapitée photographiée dans le ruisseau américain au flash tungstène. La perruque de Lady Lyndon ? Non, trop facile. Monsieur Satan ! Marisa semblait troublée par le witchcraft, le sort lancé, la magie noire qui a présidé au sort de Jayne. J’ai compris pourquoi quand elle me raconta son car crash brésilien. « Je tournais un film au Brésil avec Lee Majors, je ne me souviens plus du titre. C’était en 1978 ou 1979, six ou sept mois après la naissance de Starlite (sa fille unique). C’était un film d’aventure avec des poissons carnivores, les piranhas. Nous avons tourné une scène de macumba sur la plage. Mais le réalisateur voulait filmer la macumba vue de la plage et nous avons donc dû faire la cérémonie à l’envers. Juste après cette sorcellerie inversée, le soir, nous sommes sortis dîner dans les montagnes. J’étais assise à l’avant sans ceinture de sécurité. J’ai vu deux phares arriver comme des yeux, puis plus rien. Je suis passée à travers le pare-brise, mon visage a explosé. »

Elle s’est réveillée chez le très fameux magicien esthétique Pitanguy qui avait ouvert sa clinique pour elle.

L’autre drame de cette vie, par moments si noire, fut la mort de sa sœur cadette Berry Berenson, veuve d’Antony Perkins morte le 11 septembre 2001 à bord du flight 11 d’American Airlines, quelque part à Manhattan au point ground zero. « Berry se rendait à New York pour un concert d’Elvis Perkins, son fils cadet, j’étais dans un autre vol, je suis restée coincée des heures à l’aéroport de New York sans savoir que ma sœur était morte. »

La dernière fois que nous l’avons vue, Marisa nous a longuement entretenus des vertus du lait d’ânesse qui entre dans la composition d’une de ses lignes de produits de beauté, sobrement intitulée Marisa Berenson. Moins passionné qu’Eva Ionesco par la question, je les ai laissées parler… Je repensais à cette soirée enchantée quand je l’ai vue, un soir vers onze heures, parfaitement courtoise alors que nous avions dépassé les horaires et qu’elle était sur le plateau depuis sept heures du matin, enfourcher un sportster Harley-Davidson en robe longue Roberto Cavalli et chanter Wild Thing a cappella pour les machinos qui l’applaudissaient. « Lanterna magica per favor ! »

2014