C’était au printemps 1993, dix ans avant La Ferme Célébrités. Je vivais à Beaumont-du-Gâtinais, dans une petite communauté campagnarde non loin de Pithiviers avec mes amis d’alors, Michèle Montagne, attachée de presse pygmalion de la mode minimaliste, et Jean Colonna. Surnommée « Moulinsart », la maison avait hébergé à la fin des années 1970 Colette de Jouvenel, dite Bel Gazou, fille de la grande Colette et, juste avant nous, la communauté des Enfants de Dieu. On aurait dit un pensionnat de jeunes filles. Le samedi, Michèle et moi allions faire les courses au marché de Pithiviers. Jean nous accompagnait parfois quand il était réveillé. Un matin radieux de mai ou de juin, il est tombé en arrêt devant un stand qui vendait des canards vivants. Nous revînmes du marché avec quatre jeunes volailles. Jean les prénomma aussitôt Cindy, Naomi, Linda et Claudia. Comme les canards avaient l’air de se plaire dans le bras de rivière qui traversait le jardin, une cinquième créature ailée rejoignit le petit cercle dès le mois suivant : Kate. La vraie Kate Moss défilait pour Colonna, ce qui n’était pas le cas des autres. Je me souviens que Naomi intriguait pour entrer dans la cabine d’Helmut Lang, autre créateur de Michèle, mais que l’Autrichien n’en voulait pas : « Ah non, pas cette chipie ! »
Claudia Schiffer appartenait à un autre monde, elle ne défilait pas chez les minimalistes, elle était vouée à Chanel. Elle avait remplacé Inès de La Fressange, écartée par Karl Lagerfeld depuis qu’elle avait accepté le rôle de la Marianne en plâtre dans les mairies.
Un matin, Jean, ou Michèle, je ne sais plus, découvrit que les canards avaient disparu. Nous soupçonnâmes le voisin, M. Pommier, d’avoir attiré nos jeunes filles dans un piège afin de les déguster. Tel fut le triste sort des super-canards…
La vraie Claudia Schiffer a résisté à tous les pièges de la vie, mariée avec le producteur Matthew Vaughn, elle a trois beaux enfants et voilà maintenant qu’elle fête ses trente ans de carrière avec un coffee table book à paraître en septembre.
Tout a commencé avec Guess et les frères Marciano, jeanners français exilés à New York à l’arrivée de Mitterrand. Ces quatre frères nés au Maroc furent les grands découvreurs de top models. C’est Guess (un nom de marque trouvé par un des frères sur une publicité McDonald : Guess what’s in the new Big Mac ?) qui, avec l’aide d’Ellen von Unwerth, a lancé Estelle Lefébure, Claudia Schiffer, Karen Mulder ou Lætitia Casta. Ensuite, les créateurs n’ont eu qu’à faire leur marché.
Pour en savoir plus sur la vraie Claudia circa 1990, je déjeune avec Gilles Dufour, à l’époque directeur artistique de la maison de la rue Cambon.
« Je me souviens d’elle quand elle est arrivée dans le studio ; elle était très à l’heure, très bien élevée, très charmante, un peu timide et pas du tout prétentieuse… Comme les tailleurs de Karl ne lui allaient pas, on la mettait souvent toute nue, mais elle était très pudique. »
Gilles semble ravi de me parler de sa poupée Claudia, ses yeux pétillent d’émotion… « Nous sortions ensemble en Italie et un journal à sensation Novella Duemille, a annoncé que nous étions fiancés ! Une photo d’elle et moi en train de danser avec un titre : Que questo ragazzo con la Claudia ?… j’étais ravi de passer pour un hétéro macho… » Question fiancé, d’après Gilles, c’était très tranquille. « Elle était sérieuse et très amoureuse de David Copperfield, mais lui, je ne sais pas… Il était mystérieux, je me demande s’il ne s’est pas servi d’elle pour sa promotion en Europe… On lui a aussi prêté une liaison avec le prince Albert de Monaco, mais en fait c’était une de ses copines qui sortait avec… Tu sais, elle était vraiment sage. Sa beauté extraordinaire, lumineuse lui faisait comme un rempart. Elle venait d’une famille d’avocats, elle n’était jamais seule, toujours bardée de chauffeurs, assistants, gardes du corps… Elle est la marraine des enfants de ma nièce Victoire. J’étais témoin à son mariage en Angleterre… »
Une ancienne employée de chez Chanel qui souhaite garder l’anonymat se souvient : « Claudia n’a jamais eu de contrat chez Chanel… Au début Karl n’en voulait pas… C’est Gilles qui l’a choisie, parce qu’il adorait Brigitte Bardot. Karl trouvait qu’elle avait de trop gros seins, impossible de fermer les tailleurs. Et puis impossible de la faire monter sur des talons, elle avait peur de tomber. En plus, Karl était jaloux, Claudia était devenu la star numéro 1 de Chanel, on ne photographiait qu’elle et pas lui. C’était la folie, ils avaient même construit une cabine spéciale pour qu’elle puisse se déshabiller entre les passages sans être surprise par les paparazzi. »
L’âge des supermodels fut un tournant historique de la civilisation occidentale, c’est du moins ce que laissait croire la presse de l’époque. Le glamour des stars de cinéma avait quitté Hollywood, il défilait à Milan, à Paris, à Londres ou à New York… Le nombre de Cindy que je croise vingt-cinq ans plus tard au supermarché Cora de Soissons (ma nouvelle maison m’a éloigné de Pithiviers) laisse imaginer l’impact des sept ou huit mannequins vedettes sur l’imaginaire populaire.
Juste avant l’âge des reality shows qui allait ouvrir le star system au commun des mortels, Cindy, Claudia, Linda, Christy et les autres (on oublie parfois Tatjana Patitz) représentaient pour toutes les petites filles un peu naïves et narcissiques (il en restait encore) le but à atteindre. Ce qui n’empêchait pas les supermodels de rêver à autre chose, et surtout, comme tout le monde, au cinéma. Stars de papier, enrichies à vie par des contrats pharaoniques (dix millions de dollars avec Revlon pour Claudia), elles voulaient devenir celles qu’elles avaient rêvé d’être enfants : des vraies stars de cinéma…
C’est Claudia qui ira le plus loin en tournant au moins un film notable : The Blackout d’Abel Ferrara (1997) où elle partageait la vedette avec Matthew Modine (dans le rôle de l’alcoolique) et Béatrice Dalle (dans celui du mauvais ange). Claudia jouait une New-Yorkaise macrobio assez chiante. Je me souviens d’un article cruel de Ici Paris narrant les conditions de tournages ultrasadiques et la manière désinvolte et grossière dont Ferrara traitait la supermodel. Il semblait selon l’expression d’usage l’avoir « achetée pour la battre ». Reste dans les bonus du DVD une scène où Béatrice Dalle et Claudia dansent près d’une piscine enlacées l’une à l’autre. Un morceau d’anthologie baroque. À part cette descente aux enfers, Claudia est restée très sage, on a oublié depuis longtemps l’affaire des versets coraniques sur la robe Chanel ou sa prise de position « modérée » et sûrement justifiée sur les campagnes antianorexie.
« Remember your future » était l’accroche de la ligne beauté de Cindy Crawford… Un motto dont les supermodels se sont souvenues. Pas de dérives pondérales ou alcooliques à déplorer chez elles… Claudia 2017 est aussi belle que Claudia 1990. Du coup, elle ressemble beaucoup moins à Bardot. J’ai demandé à Gilles Dufour si Karl et lui avaient fait exprès de choisir un sosie allemand de Brigitte (Marianne circa 1970) pour remplacer Inès (Marianne circa 1990)… Non, ils n’étaient pas aussi pervers. Ou alors ont-ils oublié leur perversité, ce qui arrive dans la mode.
2017