Fujiyama Eva1

Dans la nuit du 13 avril 2014, dernier dimanche de Carême, alors que l’avion d’Air France survole le kraï de Khabarovsk, cherchant le fleuve Amour annoncé par l’ordinateur de bord, j’aperçois sous le volet de plastique du hublot une sorte de serpent bleu, errant au milieu d’un désert aussi plissé et crevassé qu’une peau d’éléphant. Un paysage de rêve. Ce n’est pas l’Amour. Comment s’appelle cette rivière ? Mystère. Elle appartient au système de l’Amour, mais je ne saurais jamais son nom, car je n’ai pas noté notre position de vol, latitude et longitude pour ne pas déranger Eva endormie à mes côtés. Mais sa blondeur s’éveille vite sous la lumière du soleil d’Asie, et elle me demande de baisser le volet du hublot, avec ce ton un peu trop poli attrapé à l’adolescence dans les maisons de correction. La nuit retombe dans la cabine et je veille son sommeil souvent agité de mauvais rêves.

Alors que l’avion quitte les steppes et survole maintenant les côtes orientales de la Sibérie, je contemple pour seul paysage, éclairé par la console de jeux d’une Japonaise assise au bout de notre rangée, son visage de Tatare, celui des vierges de Véronèse, pieuses descendantes d’Attila. Tokyo est à trois heures de vol.

 

M. Takeshi Kato, manager de Unplugged Inc. qui a la charge de distribuer au Japon le second film d’Eva Ionesco, My Little Princess (son premier moyen-métrage expérimental, La Loi de la forêt, n’ayant jamais été distribué en salle), est un homme anxieux, sympathique, mal coiffé qui émet à intervalles réguliers des bruits de nez. Eva s’inquiète qu’il ne soit toxicomane, je la détrompe en lui assurant qu’il s’agit probablement d’une rhinite allergique ou d’un tic. En même temps que la ville vue du taxi noir aux sièges festonnés de dentelle synthétique, nous découvrons très vite le pot aux roses, l’anxiété de M. Kato est avivée parce que My Little Princess, rebaptisé Violetta, n’a pas encore reçu le visa de la commission de censure. Voilà deux ans déjà que le film est bloqué au Japon et dans une partie de l’Asie pour des motifs d’atteinte aux mœurs, et voilà que cet homme débraillé et nerveux que nous avons pris au début pour le chauffeur nous annonce que nous avons parcouru dix mille kilomètres pour promouvoir un film qui n’est pas autorisé, un film interdit en quelque sorte. Une promotion assez lourde, puisqu’elle doit durer trois jours et amener Eva et la jeune comédienne Anamaria Vartolomei à rencontrer plusieurs grands journaux japonais. La nouvelle m’égaye, mais Eva, que quelques déceptions passées ont rendue méfiante, s’assombrit ; elle s’étonne de cette censure, d’autant que le Japon est le seul pays au monde à continuer d’éditer certains albums de photographies érotiques publiées par sa mère, objets d’une décision de justice, dont l’un sobrement titré Eva a fait le clou d’une exposition et d’un corner de librairie en 2011. C’est d’ailleurs la seconde raison de notre voyage au Japon.

À peine arrivés au Grand Prince Hotel Takanawa, un petit immeuble de quinze étages élevé dans les jardins confisqués durant l’occupation américaine à la famille impériale, nous assistons à une réunion du staff japonais arrosée à l’eau plate, puis nous sommes conviés par M. Kato à un petit dîner italien dans le centre commercial proche de la gare ferroviaire de Shinagawa en compagnie de Anamaria Vartolomei (aujourd’hui âgée de quinze ans) et de son père, entrepreneur en maçonnerie. Anamaria et son père, pratiquant la religion orthodoxe, respectent scrupuleusement les règles du Carême. M. Kato, tout à ses soucis, semble vouloir continuer d’ignorer la révélation pascale.

De retour dans la chambre 1151, nous abordons un autre volet de notre voyage à Tokyo : surveiller à distance la postproduction du troisième film d’Eva, que je signe cette fois-ci avec elle : Rosa Mystica, une commande de Canal + pour le trentième anniversaire de la chaîne, un court-métrage de dix-sept minutes évoquant la magie noire et les rapports de W. B. Yeats et d’Aleister Crowley au sein de la loge rosicrucienne The Golden Dawn. Le casting, qui comprend entre autres Marisa Berenson, Jean-Pierre Léaud, Lukas Ionesco et Elli Medeiros, nous impose de surveiller les documents de promotion qui vont circuler avant la première du film à Cannes le 21 mai dans le cadre de la Semaine de la Critique. Le tournage qui n’a duré que quatre jours a forcément bénéficié de l’accord de forces occultes et je continue de m’émerveiller béatement du résultat en visionnant pour la millionième fois une copie de travail sur l’ordinateur alors qu’Eva s’acharne à opérer ce qu’elle appelle des « captations d’images », mais que je crois plutôt pouvoir désigner sous le terme de captures d’écran. Marisa Berenson, habillée en Roberto Cavalli par la styliste australienne Catherine Baba, se cambre sur une banquette de style Louis XV prêtée par la SFP sous l’œil d’un fétiche mélanésien authentique et du chef opérateur Dominique Colin. Elle dit d’une belle voix un peu rauque une réplique écrite quelques mois plus tôt un matin de janvier à la campagne : « Ah ! c’est toi, esprit du monde, je te sens en moi, tu es revenu, c’est si doux. » La réplique originale parlait d’« esprit du mal », mais, à la demande de Marisa Berenson, je l’ai corrigée en « esprit du monde ». Puis voilà qu’elle embrasse son amant, Lukas, le double réincarné d’Eva, joli motard de cuir noir à la Kenneth Anger.

Après avoir découvert que le DVD était verrouillé, Eva se rabat sur les boîtes e-mails de toutes sortes de personnes à Paris, monteuse, aide-monteuse, producteurs, s’indignant à voix haute de leur silence malgré le décalage horaire qui joue en notre faveur. Je regarde par la fenêtre, dans les lointains du jardin, de très hauts lampions rouges ; ce sont les fanaux de grues montées en tiges à une centaine de mètres de haut, semblables à des Lego. Dans les vitres d’un immeuble voisin se réfléchit une vidéo publicitaire géante. Je ne vois que du vert et du rouge sans arriver à distinguer les images. En reflet dans le reflet, Eva me demande mon avis sur une robe couleur pie que Vivienne Westwood lui a prêtée pour l’occasion. Je lui fais remarquer que la robe dévoile les deux globes blancs de ses seins, et là, soudain, changeant de voix et d’attitude, Eva se lance dans une petite danse improvisée.

 

Les trois jours de promotion, implacablement organisés, ont lieu dans l’ancien Palais des princes, un genre d’ambassade qui ressemble à une grosse villa balnéaire ou à un hôtel particulier de la plaine Monceau. Dans une salle de bal vide, sous de très jolis lustres rococo ornés de voilages, je regarde Eva, le dos voûté sous ses boucles blondes, répondre avec patience à des questions cent fois posées, sous l’œil de la coiffeuse et des assistants. L’habilleur, très jeune, se tient assis par terre sous les portants, l’œil plongé dans son téléphone mobile ; son visage m’est caché par un grand chapeau à la Aristide Bruant. Est-ce la distance ? J’ai l’impression derrière les bouteilles de plastique et les victuailles du buffet de découvrir encore un nouvel avatar d’Eva (j’en dénombre déjà plusieurs dizaines), celui-là date d’avant notre rencontre et martèle d’une voix monocorde des réponses qui ont pour visée de placer la morale au-dessus de l’art. Une fois que la traductrice, une femme courtoise au phrasé lent, leur a rendu les propos d’Eva, les journalistes hochent la tête. De temps en temps, une jeune fille passe derrière l’interviewée en brandissant un papier couvert d’idéogrammes inscrits au feutre, il s’agit du temps restant pour l’interview.

Entre les rendez-vous, Eva réclame de la bière et s’acharne à téléphoner avec moi à un certain M. Kawai, le manager des éditions de Tréville, dont le siège se trouve à Shibuya. Une opératrice enregistrée nous envoie systématiquement sur les roses. D’après le site Internet de l’éditeur, le livre Eva serait toujours proposé à la vente. Takeshi Kato, plus décoiffé que jamais, continue de renifler et de s’agiter pour obtenir le visa de censure. On nous apporte une soupe de homard cuisinée à la française et l’insaisissable Takeshi commence à évoquer l’hypothèse d’opérer des coupures dans le film ; Eva proteste. Nous envoyons un e-mail à son avocat parisien. Je regarde les carpes du bassin, de gros poissons moustachus rouge et blanc qui sautent sous le seul prunus encore fleuri du jardin, non loin d’une lourde cloche de bronze datant du xviie siècle. À cet instant le Japon m’évoque des moments plus calmes et moins heureux, quand j’avais un bureau aux éditions Marie-Claire à Issy-les-Moulineaux et que j’allais déjeuner près d’un espace vert.

 

Quelques heures plus tard, je me retrouve sur la ligne de métro JR, petite ceinture de Tokyo, en compagnie de Chikashi Suzuki, un photographe de Purple Fashion. Chikashi m’emmène visiter des boutiques d’appareils photos d’occasion à Shinjuku. Puis Chikashi, qui ressemble un peu à Tchang, l’ami de Tintin et Milou, me guide dans un dédale de ruelles, de sous-sols, d’ascenseurs ornés de photographies minuscules de disques LP des Beatles, des New York Dolls ou plus étrangement d’Alan Stivell ou d’Alain Barrière, jusqu’à Kabukicho, le quartier rouge de Tokyo, pour m’indiquer un établissement qu’il aime bien : un restaurant cabaret de très petite superficie où les danseuses miment l’amour avec des robots. Nous nous proposons d’aller dîner là le lendemain, dernier jour de la promotion, après l’avant-première du film d’Eva en compagnie de son amie actrice, Rinko Kikuchi.

De retour dans la salle de bal, toujours aussi tranquille et agitée d’un ballet de discrets remue-ménage : froissements de papiers, maquilleuse qui chuchote dans son portable à coque colorée, j’entends Eva dire d’une voix étranglée par la fatigue : « Mon film n’est pas vraiment autobiographique, car si j’avais raconté mon enfance le public n’y aurait pas cru et j’aurais réalisé un film d’horreur » ; rires de l’interprète et du journaliste japonais. Eva évoque ensuite ses projets cinématographiques, « Une jeunesse dorée », l’histoire d’une très jeune fille qui se sépare de son premier amour sur fond de romantisme noir et de Palace. Je me prends à penser qu’à l’époque durant laquelle se déroule le scénario que nous avons écrit ensemble, l’époque où Eva risquait une fois de plus d’abîmer sa grâce avec une belle témérité, les carpes du bassin étaient déjà aussi grosses et moustachues, mais les appareils photos japonais encore soigneusement emballés dans leur cartonnage d’origine. Un grand nombre des buildings qui nous entourent avaient aussi d’autres formes.

 

Füka Haruna a vu pour la première fois le soleil levant le 4 février 2001 à Yokohama. Elle a donc treize ans depuis un peu plus de deux mois lorsqu’elle descend de voiture entourée de son staff et vêtue d’un kimono traditionnel, éclairant de sa présence la ruelle malodorante du quartier de Roppongi où se trouve la salle de projection. D’après sa fiche Wikipédia, c’est une « japanese film actress, model and Internet personality », elle revendique cent quarante-cinq mille followers sur Twitter. En réalité, c’est un être enchanteur, une émouvante Shirley Temple pour télévision locale.

Dans le poème écrit de sa main qu’elle récitera tout à l’heure à Eva devant le public indifférent, il est question de la compassion qu’une petite fille poussée en avant par sa mère doit exercer à l’égard de celle-ci. Ce renversement des rôles procède de ce que la morale occidentale désigne sous le nom de charité. Cela touche fortement Eva qui partage mon enthousiasme.

C’est devant Füka Haruna, son staff, le staff de Unplugged Inc., la maquilleuse au portable fluo, l’interprète, le jeune habilleur débarrassé de son chapeau, la pâle Anamaria Vartolomei et son père que Takeshi Kato, de plus en plus échevelé, décachette théâtralement une lettre imprimée. Si nous n’étions pas tous tassés dans une salle de réunion d’une quinzaine de mètres carrés éclairée par un néon sinistre, on se croirait dans une cérémonie des Awards. Je m’attends à ce que Takeshi nous annonce que le film d’Eva Ionesco a reçu le prix Mishima de la plus belle ordalie kamikaze, mais l’interprète toujours aussi lente et courtoise nous annonce qu’après délibération, la commission de censure approuve l’exploitation de Violetta sans y imposer de coupes sombres.

 

Après la projection, nous sortons dans des ruelles à la Blade Runner où quelques fans retardataires d’un aspect physique étrange (des mutants ?) attendent encore Eva, puis nous nous rendons à pied au bar du Hyatt en compagnie de Chikashi Suzuki et de Rinko Kikuchi qui, en bonne star internationale, porte des lunettes de vue, un bonnet tue-l’amour et un sac à provisions. Plus tard, nous envisageons d’aller avec Eva acheter un masque de lion que j’ai vu à Kabukicho dans un sex-shop. Nous n’en ferons rien, car il faut rentrer à l’hôtel envoyer un e-mail au fameux M. Kawai des éditions de Tréville qui a fini par se manifester. Eva, qui porte une robe Martin Margiela volée et des talons aiguilles en satin rouge et plastique transparent de Christian Louboutin qu’elle fait claquer sur le trottoir, annonce son intention d’en découdre avec l’éditeur pornographe. Il ne faut jamais oublier que le premier film dans quoi Eva a joué à l’âge de dix ans et demi, La Maladolescenza, interdit en France, a été, en première semaine d’exploitation en Italie, numéro 1 au box-office devant Rocky de Sylvester Stallone. À côté d’Eva Ionesco, Rocky Balboa n’est qu’un culturiste.

2014