La timidité, point commun des écrivains du Mercure de France selon Vallette, est fauteuse de troubles. Les rapports entre Régnier et Léautaud dépendent pour beaucoup de leurs caractères. Le Journal littéraire est plus exact (détaillé) en psychologie qu’un roman. Les atermoiements, les intermittences y apparaissent au naturel, sans délibéré. Surtout quand l’auteur ne se relit pas, ne relie pas les différentes impressions qu’il note.
On sait que Le Petit Ami de 1903 est dédié à Régnier, mais que Léautaud y marque un remerciement, non de la reconnaissance. Un mot qu’il n’aime pas plus que le mot « maître », si niaisement employé à l’époque. C’est Régnier qui a défendu le manuscrit en comité de lecture. Au tome I du journal, il apparaît page 45, et déjà c’est l’esquive, le malentendu. Léautaud, qui vient de dire son estime (une page avant, première notation sur son urbanité parfaite), le voit s’approcher de lui. Le 2 décembre 1902…
2 décembre. Je pensais encore ce soir aux maladresses, ou plutôt aux dépréciations que doivent me causer ma timidité et mon abus de la réflexion. J’étais monté, en passant, au Mercure. C’était mardi. Il y avait des gens. J’étais près de la cheminée. En entrant, j’avais serré la main à Régnier, à qui j’ai écrit il y a quelques jours au sujet de l’envoi de son livre La Cité des eaux. À un moment, Régnier se leva et se rapprocha de moi près de la cheminée. Je m’en sentais embêté, à l’idée qu’il allait me parler et qu’il me faudrait lui répondre. Fargue se joignit à nous. On parla de ce qu’est un livre, achevé, fini et publié, un livre enfin où on n’est plus tenté de corriger, de refaire, etc. Quand je dis : on parla… Eux parlèrent ! Quant à moi, j’aurais bien dit quelque chose, mais au moment de le dire, je me disais : « Oh ! cela ne va guère les intéresser, ce que j’ai à dire n’a vraiment rien d’extraordinaire », et je ne disais rien. Ils ont dû se dire : « Ce pauvre Léautaud n’est pas vraiment », ou bien : « Ce pauvre Léautaud, est-il pot ! »
Régnier a trente-huit ans, Léautaud trente ans, Fargue vingt-huit. Durant les trente-quatre années qui suivent, jusqu’à la mort de Régnier en 1936, cette gêne va s’apprivoiser, mais la distance qui sépare le narrateur Léautaud du personnage Henri de Régnier n’est jamais franchie. À la différence de Gourmont, l’auteur de La Double Maîtresse ne se défait pas de sa réserve. Quant à Léautaud, comme toutes les natures farouches, il juge brutalement les plus mondains que lui, qu’il soupçonne de duplicité, revenant brusquement sur ses éreintements à la lecture d’un bon poème, fût-il écrit vingt ans plus tôt.
La courtoisie de Régnier, sa bonne éducation sans affabilité ni épanchement, son abord toujours intimidant sont tour à tour reçus par Léautaud comme des marques de bienveillance, d’insensibilité ou de fourberie. Il suffit que le premier tome du Théâtre de Maurice Boissard ne suscite aucune ligne ou commentaire de l’académicien Régnier, puissant feuilletoniste du Figaro pour déchaîner chez l’hypersensible cette réaction de rejet physiologique, bilieuse. Un invariant de la vie littéraire qui perdure aujourd’hui chez les gens de lettres. Rares sont les écrivains qui échappent à de telles crises, même s’ils cachent mieux leur jeu qu’un diariste sincère. Furieux, Léautaud veut retirer sa dédicace à Régnier dans cette fameuse réédition du Petit Ami, débarrassée de l’influence de Jean de Tinan, un projet inaccessible faute d’arriver à réchauffer sa prose ni de la débarrasser des morceaux « fin de siècle ». Il s’agit peut-être plus d’un exorcisme que d’une simple rancune. Régnier symbolise le symbolisme que Léautaud déteste en lui-même, dans le jeune homme qu’il fut… mais qui l’attendrit aussi à d’autres moments moins revêches.
Toute invective dans le Journal cache non seulement une blessure d’amour-propre, mais aussi un jugement littéraire. Le ressentiment ne se sépare jamais du goût. C’est une erreur de prêter à Léautaud de l’amertume sociale. Valéry l’agace plus par ses poèmes de « versificateur » sans ce jaillissement de l’être qu’il trouve dans Apollinaire, que par sa réussite sans pareille ou les ridicules de ses admirateurs. Il en va de même pour Régnier.
Voilà le meilleur du Journal littéraire, des mouvements secrets où la sensibilité devient tendre après s’être racornie comme un repas de célibataire oublié dans une cuisine. Mais la haine ne dessèche jamais les puissances obscures du goût, de l’émotion poétique, cet instinct de sourcier que Léautaud partage avec les meilleurs : Maurras, Breton ou Larbaud… L’eau de cette fontaine vaut pour toutes les erreurs, les bassesses, les facilités. Elle est intemporelle. Sappho la portait en elle, de même que Villon, Chénier, Verlaine ou Apollinaire. Les bons critiques contemporains la reconnaissent. Ils savent voir la figure, repérer la charge magique dans l’objet imprimé ou manuscrit.
En général, Léautaud est plus sensible à la poésie qu’à la prose. Surtout symboliste. Dans le volume VII, il reproduit avec pour commentaire « à vomir » un article faible de Régnier sur Venise. Une chronique du Figaro qui fait penser à un pastiche de Régnier par Proust plus qu’à l’original. Se pasticher soi-même marque souvent la décadence des littérateurs. Proust lui-même n’y échappe pas, ni Morand, ni Céline, ni Léautaud (le Journal littéraire d’après les entretiens radiophoniques où Léautaud fait du Léautaud, sauf intervention magique de la poésie, Apollinaire dans le métro ou Baudelaire du « Frascati défunt… »).
Le personnage de Régnier dans l’œuvre de Léautaud reste secondaire, contrairement à Dumur, Vallette, Gourmont, Schwob ou même Rachilde. On ne sait pas dire s’il est sympathique, comme dans la vie ces gens courtois, un peu froids, très introduits dans les combines littéraires, mais capables d’une ironie précise et aussi d’enthousiasme, de secours. On est loin de la comédie humaine, Régnier n’est pas romanesque, les histoires d’alcôves sordides avec Marie, Louys et Cie sont traitées à part par Léautaud, sous X ou sous pseudonyme. Mais le poète en lui est régulièrement salué. Dans les recoins de ce vaste livre, Régnier se tient toujours debout très droit, avec son monocle près de la cheminée de marbre non loin des bustes de Verlaine. Son pas de plus en plus lourd à partir de 1930 résonne dans l’escalier de la rue de Condé, il entre puis il s’efface, tel M. de Galandot, son double littéraire, laissant derrière lui le fané, le morbide, l’odeur croupie de la lagune et des vases, celle du vieux symbolisme.
Ce qui frappe à relire tout ça grâce à l’index du tome XIX, c’est le côté vieillot de Régnier. Il sent le cimetière dès l’âge de quarante ans. Déjà que le Mercure n’est pas bien jeune mais Régnier…
Régnier est tout à fait un vieux monsieur, tout en gardant sa distinction et tout droit qu’il reste. Je pensais ce soir en le regardant aux sentiments qui peuvent l’animer. Il doit certainement garder une préférence à son œuvre de poète. Il a dû avoir bien des rêveries en composant ce choix de ses poèmes, dans beaucoup desquels il y a tant de sa vie intime. C’est un vrai poète, peut-être un grand poète dont le nom vivra certainement. Il a exprimé de telles rêveries, de telles mélancolies, dans un langage extrêmement harmonieux.
Sa poésie est peu citée par Léautaud, et il faut aller voir du côté du troisième volume de Poètes d’aujourd’hui, après l’excellente notice pour saisir enfin ce fantôme dans son meilleur ; avec par exemple ce poème tiré de La Sandale ailée, que Léautaud classe « parmi les plus beaux », on peut comprendre pourquoi, car leurs deux caractères s’unissent ici mieux que dans la vie où la peur de l’autre fait toujours obstacle.
LA VOIX
Je ne veux de personne auprès de ma tristesse
Ni même ton cher pas et ton visage aimé,
Ni ta main indolente et qui d’un doigt caresse
Le ruban paresseux et le livre fermé.
Laissez-moi. Que ma porte aujourd’hui reste
close ;
N’ouvrez pas ma fenêtre au vent frais du matin ;
Mon cœur est aujourd’hui misérable et morose
Et tout me paraît sombre et tout me semble
vain.
La tristesse me vient de plus loin que moi-
même,
Elle m’est étrangère et ne m’appartient pas,
Et tout homme, qu’il chante ou qu’il rie ou qu’il
aime,
À son heure l’entend qui lui parle tout bas,
Et quelque chose alors se remue et s’éveille,
S’agite, se répand et se lamente en lui,
À cette sourde voix qui lui dit à l’oreille,
Que la fleur de la vie est cendre dans son fruit.
Léautaud vieilli devait aimer cela. Bien après la mort de Régnier. Ça pouvait même le faire pleurer, enfermé à Fontenay-aux-Roses, le soir près de sa bougie à rêvasser. Un de ses repas « à se pendre » traînant, non desservi, sur la table. Cendre dans son fruit…
Retour aux débuts dans la vie littéraire de Léautaud. Qu’un grand écrivain moderne soit découvert par un homme de l’époque précédente arrive fréquemment. Les oppositions sont des préjugés tardifs, avant existe souvent de la sympathie, une communauté d’esprit, sans aller jusqu’à la fascination. Régnier, rassuré par la partie « Jean de Tinan » du Petit Ami, ne se rend pas forcément compte de la portée du chapitre VI, la rencontre entre Paul et sa mère à Calais. Il faudra Georges Bataille et les romancières contemporaines pour raviver cela. Cet archaïque éclair de modernité, l’inceste. Mais l’inceste ne déplaît pas à Régnier, comme l’ont remarqué ses commentateurs. Qui est ce Régnier qui pousse le manuscrit de Léautaud ? En 1902 c’est un homme jeune (trente-huit ans) déjà célèbre. Il n’a pas encore tout à fait la tête de l’emploi, celle que Bernard Quiriny a mise en couverture de son Monsieur Spleen, mais il est déjà raide, monocle vissé et surtout debout.
Je ne crois pas me tromper en affirmant que Régnier est souvent montré debout dans le Journal littéraire. À la différence de Gourmont toujours assis chez Vallette dans ce fauteuil qui a pris sa forme. Si un peintre avait représenté le comité de lecture, il aurait peint Gourmont assis ventre en avant avec son extraordinaire lupus, son gros derrière et des jambes courtes. Régnier debout, près du buste de Verlaine sur la cheminée. Le monocle vissé comme un phare dans la lumière triste de la rue de Condé. Derrière, Dumur et ses lorgnons, puis le petit Léautaud, lèvres épaisses et cheveux longs, la plume blanche à la main, au fond dans l’entrée près de son casier. C’est la plume qu’on voit, l’homme est dans l’ombre. Vallette, Rachilde, Jarry et Jules Renard… sont posés comme on voudra. Duhamel aussi, on s’en fiche. À part Jarry, c’est Léautaud qui compte. La plume blanche… Il les enterrera tous comme il aime le faire dans son livre. Ce Journal, ce pis-aller qu’il écrira, toile de fond de deux fusées merveilleuses : la rencontre de Calais avec sa mère et la mort de son père dans In memoriam. Deux fulgurances qui le cloueront paralysé à son bureau de la rue de Condé.
Régnier appartient à l’Ancien Régime rouvert après 1870, il y a un charme de cimetière, de brume de novembre, un parfum d’avant la guerre de 1914. Barrès le sent lui aussi, et Huysmans, et d’autres moins fort, comme Renée Vivien. Et après eux Milosz. Mais Régnier, c’est la quintessence, le goût parfait des Médailles d’argile ou de La Sandale ailée. Son apparition de 1902 à la page 45 d’un journal de huit mille pages est pleine de cette grandeur falote. Il faut l’aimer pour le connaître, mais à qui le mesure ce moment paraît d’une grâce émouvante. Voilà que l’homme s’approche de la cheminée dans la vieille lumière de décembre, il est encore du siècle d’avant et le moderne ne sait pas quoi lui dire. Que raconter aux spectres ? Leurs intérêts divergent, Régnier appartient aux miroirs, comme un Narcisse de pierre au bord d’une vieille fontaine, comme la vraie Venise et l’incertain Palazzo Altinengo ai Carmini. On l’évoque mais c’est tout, après il faut qu’il s’efface, que son pas cesse de résonner dans l’escalier, qu’il rejoigne sa tombe, le parc abandonné, le pavillon fermé, le miroir vide.
2016