Souvenirs du Casino de la Selva

En 1985, j’assurais la gérance d’une librairie africaine nommée Le Marais noir. Le propriétaire, fils d’un président de la République en exil avenue Foch, avait disparu dans une histoire de vaudou. Bien que n’ayant aucune référence, j’avais été préféré au seul autre candidat, un ivrogne. J’étais moi-même assez ivrogne, mais plus jeune. Le Marais noir avait un fonds de livres anciens, consacrés aux colonies et aux religions africaines, et un fonds plus moderne, sociologique, s’intéressant à ce qu’il était convenu à l’époque de désigner sous le néologisme de « négritude ». J’avais abandonné la faculté alors que je préparais un mémoire de grammaire latine et je ne m’intéressais absolument pas au continent africain. Le seul Africain que j’avais connu circa 1979, surnommé par la bande des Halles « le nègre Roger », était un homosexuel assez sympathique, mais peu tourné vers la tradition ou l’ethnocentrisme. Je ne connaissais donc rien à la question.

La librairie était très sombre, peu fréquentée, et il m’arrivait d’y dormir paisiblement lorsque j’avais eu le courage de me lever pour aller travailler. Avec l’argent liquide que me laissaient les rares clients, j’allais m’acheter des bouteilles d’alcool mexicain chez un marchand de spiritueux voisin. À cette époque, la mode était à la tequila et au mescal. Ce faisant, je passais devant la vitrine d’une librairie mieux tenue que la mienne, plus petite, plus attrayante dont l’enseigne s’intitulait : « Au-dessous du volcan. » Je n’avais jamais entendu parler de Malcolm Lowry, la littérature étrangère n’étant pas mon fort. J’avais été formé par les goûts surréalistes de mon père qui se méfiait des traductions, la seule ayant grâce à ses yeux étant celle de Baudelaire pour les contes d’Edgar Poe. Mon penchant personnel pour la décadence, la littérature fin de siècle, la pornographie du xviiie siècle et les romans latins ne m’avait pas rapproché des Fitzgerald, Hemingway, Dos Passos et compagnie. Du Mexique par contre je me sentais proche à cause d’un film que j’adorais : Apportez-moi la tête d’Alfredo Garcia.

C’est en sortant de cette librairie que j’ai rencontré ma première épouse dans les toilettes d’un café. Elle était très jolie, possédait une télévision, et, luxe suprême à l’époque, un magnétoscope. Nous menions grand train grâce à son salaire et il nous arrivait de sortir à l’Élysée-Matignon et de passer par le drugstore pour louer des cassettes VHS plus pourries les unes que les autres. C’est ainsi que j’ai vu en une seule nuit Zabriskie Point ainsi que l’adaptation de John Huston du roman de Lowry. Je n’en ai gardé aucun souvenir. Le roman, que m’avait prêté une amie dans l’édition Folio avec Jackie Bisset en couverture, m’est tombé des mains plusieurs fois, Les Mains d’Orlac fixant le point de non-retour de ma lecture.

Une amie de ma première femme, son témoin de mariage, artiste de variétés, ayant été amenée à déménager, avait abandonné dans notre cave de la rue Caplat à Barbès une armoire à glace démontée et quelques cartons de livres. Et voilà que je retombe une seconde fois, farfouillant dans le bien d’autrui, sur le roman de Lowry, mais cette fois-ci dans son édition originale à couverture jaune. Était-ce le changement de format, la magie du papier brûlé couleur de cigarette éteinte, je fus pris et bien pris. Les bons livres changent votre vie bien plus que les rencontres. Le rythme de certains passages, leur couleur, l’arrivée d’Yvonne le matin dans la cantina, la roue Ferris, les tennis aussi, à quoi m’avaient préparé ceux de Marguerite Duras, me donnèrent à jamais le goût d’une certaine modernité, sans quoi je n’aurais jamais pu écrire mon premier livre, vingt ans plus tard. Il y a dans mon premier roman des descriptions d’errance ivre sur le Paseo Maritimo de Palma de Majorque qu’en écrivant j’ai dédiées moralement au maître peu impeccable de mes étés de jeunesse. Quand nous ne faisions rien que nous droguer, boire, rire, nager en eaux troubles et faire l’amour, menant une vie de riches et de clochards.

2014