Le fils de famille dévoyé est un caractère remontant à la plus haute tradition. On trouve de ces mauvais sujets dans l’Ancien Testament et dès l’Antiquité.
En France, et dans ce que la France a produit de mieux, sa noblesse, les fils dévoyés furent toujours un certain nombre. Aux têtes chaudes de Saint-Simon ou d’Hamilton, l’influence du romantisme anglais qui s’est exercée avec force sur l’aristocratie pendant l’émigration prête son attirail satanique à bon marché directement hérité de Byron ; l’homosexualité, la pédérastie comme on disait au temps de Custine, jouant les accessoires pour corser l’affaire. Depuis Custine, la littérature française, bonne ou mauvaise, le théâtre bourgeois et la légende mondaine sont pimentés de ces mauvais garçons issus de beaux quartiers. De Stanislas de Guaita à Jacques d’Adelswärd-Fersen, l’époque 1900 n’en manqua pas, on en suit la trace jusque chez Cocteau, Aragon ou Sagan ou au cinéma, par exemple dans Les Tricheurs.
Les années d’après guerre en France furent rabat-joie. Une partie de la jeunesse dorée confinée dans le seizième arrondissement et la lecture du Bottin mondain aspira, sinon à se détruire, du moins à flamboyer dans l’esthétisme, et qu’est-ce que l’esthétisme, sinon le goût du mal ? Gigolo, prostitué ou drogué, le fils de famille dévoyé, pour peu qu’il soit beau et audacieux, vit alors des carrières ou même des destins s’ouvrir à lui. Pardon pour ce long préambule historique mais ce serait mal comprendre Jacques de Bascher et son penchant pour l’histoire, la littérature et la généalogie que de s’en passer.
Ses origines le préoccupaient beaucoup. Alicia Drake, la journaliste qui a « inventé » au sens mythologique Jacques de Bascher, retrouvant sa figure dans le fatras des années 1970 et en lui donnant un des caractères les plus marquants de ce joli roman vrai qu’est Beautiful People, s’amuse à dénigrer l’aristocratie des Bascher. C’est médire. Les anoblis de Louis XVIII valent mieux que les anoblis de Louis XV, être passé par la chouannerie pour un bourgeois breton ou vendéen, c’est gagner ses galons à la seule école valable : le champ de bataille. Bascher était noble de la seule manière acceptable.
Né à Saigon le 8 juillet 1951 dans l’administration coloniale, élevé à Neuilly-sur-Seine dans une famille classique, le petit Jacques se montra un garçonnet sans trop de saveur, genre pantalon court, puis communion, puis imperméable bleu, jusqu’à ce qu’il découvre à quinze ou seize ans l’appel du destin grâce à Oscar Wilde et à un professeur d’anglais qui roulait en Jaguar.
Passé par la marine et le bateau-école L’Orage où il exerça la douce profession de bibliothécaire, Jacques de Bascher débarque au Flore à vingt ans en 1971 avec des intentions conquérantes très affirmées. Gilles Dufour le rencontre chez Jimmy Douglas : « Il était très beau, ce n’était pas mon type, mais il faut lui reconnaître cette qualité… il était très beau. »
Voici son portrait physique par Diane de Beauvau-Craon, sa seule fiancée officielle :
« Je ne suis pas réputée pour avoir le compas dans l’œil, mais je peux vous affirmer que Jacques n’était pas très grand, environ la taille de mon père, un mètre soixante-dix-huit, enfin moins d’un mètre quatre-vingts. Ce n’était pas non plus un beach-boy, il était très fin de partout, longiligne. Il avait l’œil vert kaki, le nez droit, une petite moustache, il savait surtout très bien mettre en valeur ce que le bon Dieu lui avait donné, et il ressemblait à une belle et parfaite gravure xixe siècle »
Diane de Beauvau, princesse du Saint Empire au crâne rasé et aux talons de quinze centimètres achetés dans la boutique Ernest à Pigalle, est encore scolarisée au cours Victor-Hugo, et avoue à peine seize ans quand elle rencontre Jacques de Bascher au Flore. « Il m’a emmenée dans son charmant duplex de la rue du Dragon dans la dernière maison à gauche avant la rue du Sabot quand on vient du boulevard Saint-Germain, je crois que je ne fus pas la seule personne à venir là, mais je peux vous dire que nous avons beaucoup ri. C’était très propre, très clean. Ça m’a plu car je suis comme lui, quand on a décidé de vivre dans le désordre il faut que les choses soient nettes. »
Il y en eut un qui rit alors moins du coup de foudre, ce fut le tout nouveau protecteur de Jacques, Karl Lagerfeld, rencontré la même année. Gilles Dufour se souvient : « Jacques m’avait demandé de lui présenter Karl qu’il rêvait de rencontrer et je crois que ça eut lieu à la fin du printemps 1972. » Bascher le chouan vêtu à l’autrichienne succéda dans l’entourage du couturier allemand à une charmante clique dont le leader s’appelait Corey Tippin. C’était un Américain agité qui eut le malheur de s’embarquer à Saint-Tropez sur le bateau d’Hélène Rochas avec la bande ennemie (les Saint Laurent) durant cet été 1972. Des traces ténues mais fines de ces épisodes oubliés se retrouvent dans La Vie rêvée de Thadée Klossowski à la date du mardi 18 juillet.
En dépit de leur mésentente initiale Karl Lagerfeld et Diane de Beauvau formeront le couple de fées les plus bienveillantes à l’égard de Jacques de Bascher puisqu’ils le suivront cahin-caha jusqu’à sa mort à Garches en 1989.
En attendant, il fallait que jeunesse se passe, et celle de ce dévoyé, drogué et déchaîné comme tous les gentils garçons déguisés en mauvais anges fut retentissante, en tout cas vu d’un certain monde. Bonheur à qui le scandale arrive, surtout en cette période qui se voulait infernale. Un témoin de l’époque qui tient à rester anonyme apporte la dose de poison nécessaire à toute belle mauvaise réputation : « Jacques n’avait rien d’extraordinaire, c’était une fashion victim, il se prétendait lettré mais il faisait des fautes d’orthographe épouvantables. »
Un indice confirmant le second volet de ces médisances se trouve dans l’invitation à une soirée désormais un peu trop fameuse organisée par Bascher en l’honneur de son protecteur allemand : Moratoire noir y est orthographié Moratoire noire, ce qui, à moins d’un jeu de mots qui m’échappe, est fautif1. Hors cette petite faute, rien d’infâme ne se passa dans l’ancien parking transformé par Philippe Starck. L’amateur de punkettes, de vieilles cuirettes et de fist-fucking (un mot qui n’est bizarrement pas rentré dans le Larousse 2014 à la différence de fitness ou de gay) trouvera d’intéressants témoignages sur le monde de la nuit circa octobre 1977 sur un site Internet consacré au photographe Philippe Heurtault.
Les fêtes cuir et cocaïne continueront place Saint-Sulpice dans l’appartement que Lagerfeld, toujours aimant et protecteur, a laissé à la disposition de la tête brûlée. Il est situé par hasard au-dessus de la boutique Saint Laurent Rive Gauche.
D’après les proches, la liaison avec Yves Saint Laurent qui a valu à Jacques de Bascher l’honneur ambigu de revivre sous les traits de Louis Garrel dans un récent biopic a été très exagérée. « Une histoire de trois mois », d’après Gilles Dufour qui se reprend : « Allez, disons six. » Entre-temps, Diane de Beauvau était partie à New York : « J’avais dansé avec Halston au Mexique chez mon grand-père Antenor Patiño et comme j’avais plus de culot qu’un troupeau d’éléphants j’avais obtenu de travailler pour lui à New York, bien que je ne sache à dix-huit ans comme aujourd’hui absolument rien faire. C’est fou, le chemin qu’on peut parcourir dans la vie quand on amuse les gens ! » Un axiome qui va comme une culotte de daim à Jacques de Bascher, bien que le pauvre hobereau en souffrît davantage que sa téméraire amie.
C’est à son retour de New York, après une escapade douloureuse à Tanger, que Diane de Beauvau se fiance à Jacques ; un des épisodes les plus étranges de cette fuite en avant. « Les relations entre Karl et Jacques avaient évolué et Karl qui me trouvait désormais sympathique voulut faire plaisir à Jacques, car il était très attentif à son bonheur ; bref, il a organisé un délicieux dîner de fiançailles à Rome sur la terrasse du Hassler. Il y avait une troupe d’amis dont Andrée Putman et Helmut Berger. Le lendemain, nous avons descendu les marches de la piazza di Spagna et nous nous sommes rendus via Condotti dans une ravissante chapelle où nos fiançailles ont été bénies par un cardinal. » Au retour, les choses se gâtent. « Entre nous ça valsait, on allait à toute allure, ce garçon qui aimait les garçons ne supportait pas mes relations hors fiançailles, il était très jaloux. » Diane rend la bague, « au demeurant la plus belle bague que j’aie jamais possédée ».
Les années 1980 verront une maladie à la mode à l’époque s’emparer de Jacques de Bascher. Alicia Drake détaille cette période avec complaisance, la chute fait partie du mythe des mauvais anges. Il y a dans Beautiful People des anecdotes à Monaco dans l’appartement meublé en Memphis de Lagerfeld qui sentent la fin de fête assez triste. C’est beau comme du Drieu chez Stéphanie de Monaco. Diane de Beauvau-Craon et Karl Lagerfeld veilleront Jacques jusqu’à sa fin à l’hôpital. Une fin pas très différente des autres garçons morts du sida comme lui. Même si, à la différence de Mapplethorpe, autre amour noir de cette Diane chasseresse, il n’a aucun triomphe, sinon d’avoir vécu la vie qu’il voulait avoir alors qu’il était jeune homme, une gageure pour le chevalier à la triste figure qu’on aperçoit sur une photo de Roxanne Lowit.
Il dira orgueilleusement à son frère : « Je vais sans doute mourir jeune mais ne sois pas triste ; parce que même si tu vivais jusqu’à cent ans, tu ne vivrais pas la moitié de ce que j’ai vécu. »
En passant rue du Dragon ou devant l’église Saint-Sulpice, le flâneur doit avoir une pensée pour Jacques de Bascher qui lui, au moins, n’aura jamais de plaque à son nom.
2014