Lointaine descendante de ces fées maléfiques chères à la littérature décadente, l’archétype de la femme fatale fut la « vamp ». Ce diminutif de vampire s’appliquait dès les années 1910 à une catégorie d’actrices de cinéma, que ses attributs désigneraient aujourd’hui comme « gothique ». Les noms des plus fameuses brunes à peau livide : Theda Bara (anagramme d’arab death) ou Nita Naldi les appariaient aux latin lovers comme Rudolph Valentino, en dépit de leurs origines polonaises (telle Bara) ou irlandaises (telle Naldi).
Une des meilleures photographies de la collection Kenneth Anger (reproduite dans Hollywood Babylon 2, Dutton NY, 1984) représente Naldi circa 1961 en pleine décrépitude devant les lumières d’un théâtre de Broadway : une araignée veuve noire dégringolée des cintres d’un vieux décor. Ses mains rendues tortes par les rhumatismes sont prolongées d’étranges griffes anthracite ou vert foncé. L’œil chassieux, le visage plâtré de blanc aux lourdes rides en fesses d’éléphant évoque un Goya brossé au flash tungstène ou alors un hypothétique rôle de Dracula travesti dans un rush oublié de Sunset Boulevard, le tout servi dans un manteau en peau de chat noir ou de vison charbonneux échappé du vestiaire de Sarah Bernhardt. Rien de grotesque dans cette figure même si tout est dérisoire et, quoiqu’elle semble ultradéchue, on sent l’actrice toujours vénéneuse…
Dans un casting idéal pour un film irréalisable (les meilleurs), on rappellerait bien Naldi d’outre-tombe pour lui donner le rôle de « La pompe funèbre », une héroïne de Jean Lorrain (avant Jean Genet), une goule coureuse de cirques, de corridas, de music-halls et de cabanes de foires : « Implacable et tenace, on dirait qu’elle épie, qu’elle guette une défaillance, un faux départ, un faux mouvement, la minute de vertige qui fera lâcher prise au trapéziste envolé dans les cintres et le jettera, cadavre, aux pieds des spectateurs éclaboussés de sang. » La femme fatale est une buveuse d’âme. Elle appartient à la longue dynastie des créatures intermédiaires, démones dévoreuses d’énergie, remontant à la figure de Lilith, l’Ève inversée de la tradition cabalistique.
Jackie Kennedy, le plus beau porte-malheur du siècle précédent, se vantait en privé d’avoir pour modèle Morticia Addams. Un ragot new-yorkais, aussi oublié que Nita Naldi, datant du milieu des années 1960, racontait que la veuve en tailleur rose avait cédé au dessinateur Charles Addams (père de la famille du même nom) après avoir visité son musée privé consacré aux instruments de tortures du Moyen Âge. Mais les chauves-souris aux paupières d’améthyste, les maquillages de grand-guignol, la tête de mort sous les pantoufles de vair, l’appareillage de dogues allemands ou de grands félins échappés des arènes n’ont aucune importance, pas plus que le pic à glace de Sharon Stone, la Harley-Davidson de Brigitte Bardot, le maillot de bain blanc linceul de Lana Turner, les longs gants d’écorcheuse de Rita Hayworth, la voilette dévorée de Marlène Dietrich. Les fétiches ne font pas l’envoûtement, ils servent tout au plus à le conjurer selon la psychologie viennoise. La fatalité n’est jamais une affaire d’accessoires, même si certains symboles reviennent en mineur, le diable se cachant dans les détails.
Ainsi a-t-on vu resurgir un vieux symbole derrière une des dernières femmes fatales en date du cinéma américain : Cameron Diaz dans Cartel (un film noir au soleil de Steven Soderbergh, 2013). À l’avant-plan, les tatouages et les liftings à finition glacée marquent le style de l’époque, mais à l’arrière-plan pourtant peu mystérieux du numérique elle a su garder un souvenir de jadis : le guépard de la grande Sarah.
Le terme fatal descend du latin faror (parler), la fatalité appartient à la même racine mandragorique que la fable (le mensonge) et la fée. Comme le diable (diabolos), sa tromperie vient du langage, les paroles, mais aussi la langue générale des caresses, un regard, une pression de main suffit à engager le destin d’un homme. Pas besoin d’apparat, suffit un toucher d’épaule dans la cuisine crasseuse du bel Ossessione de Luchino Visconti (1943), inspiré comme le film de Lana Turner du roman de James M. Cain, The Postman Always Ring Twice.
Héroïne d’un film noir qui joue parfois sa propre vie – Nico, la chanteuse, enregistrant le respirateur artificiel de son fils Ari pour l’incruster en fond sonore sur une maquette d’album –, l’essence de la femme fatale, femme de mensonge et de parole, car elle tient ses promesses, est d’origine littéraire. Une des figures les plus pures, parce que les plus simples et les plus banales, les moins chargées de mélodrame, se prénomment Eva comme la Prima Pandora aimée des alchimistes, elle est l’héroïne d’un roman de James Hadley Chase.
Cette goule a jeté sa tête de mort et ses gants résilles aux orties pour prendre l’aspect lumineux d’une petite femme lissée, comme on en voit toutes les semaines dans Détective ou désormais dans les pages politiques des journaux d’opinion. Jeanne Moreau a tenu le rôle jadis dans un drame vénitien de Joseph Losey (1962).
2015