La traduction française de Hollywood Babylone 2, nouvelle impression tardive du second album de Kenneth Anger, à paraître ces jours-ci chez Tristram, a éclairé mon anglais négligent sur un point : j’ai enfin compris, trente ans après la parution du livre, pourquoi l’auteur avait rangé Linda Christian au rayon suicide par défénestration. L’ancienne starlette mexicaine, ex-épouse de Tyrone Power, décédée d’un cancer de l’intestin à Palm Springs en 2011, n’avait aucun titre à figurer dans la vitrine des ordalies. Une fois n’est pas coutume, j’avais négligé un chihuahua. Le dénommé Mousie (surnom d’un gangster au grand cœur dans un film de Jayne Mansfied), chien fidèle et jaloux, mâle dominant comme le sont souvent les chihuahuas, se serait jeté par la fenêtre à Madrid en juin 1964 parce qu’il avait été chassé du lit de sa maîtresse par un torero.
Cette légende absurde et drolatique a été inspirée à l’auteur par une jolie photographie de Linda Christian (mère de la chanteuse disco spaghetti Romina Power et maîtresse porte-malheur du fabuleux Alfonso de Portago) en compagnie de Mousie.
Voilà bien le mode de composition des albums d’Anger : une photo soigneusement choisie appuyée par une légende perfide, grotesque, poétique mais toujours précise imitée du style Confidential mâtinée d’allusion aux mythes païens, influence de Cocteau et d’Aleister Crowley. J’imagine bien le travail préparatoire : tirage papier épinglé de papillons tapés à la machine, révasserie, drogue, décoction et improvisation. Toute autre méthode aurait donné un bouquin de cinéphile.
La charge de certains objets est indépendante de leur valeur. C’est une affaire de magie au sens noir et blanc du terme. Lorsque Hollywood Babylone 2 est paru en 1984 chez Dutton (États-Unis), je me suis précipité pour l’acheter au Minotaure, une librairie tenue par des amis parisiens de l’auteur qui se trouvait au coin de la rue de Seine et de la rue des Beaux-Arts. Les deux libraires, homosexuels, spécialistes de Jarry, dépositaires exclusifs du journal de pataphysique, disaient avoir présenté Anger, jeune protégé de Cocteau, à Jean-Jacques Pauvert à la fin des années 1950. Ce nouveau livre importé des États-Unis valait une fortune, près de 260 francs de l’époque. J’ai payé avec trois billets de 100 francs, après avoir vérifié qu’il contenait aux pages 128 et 133 les photos du cadavre du Dahlia noir, car un bruit courait qu’il existait une version expurgée. Ces photos manquent d’ailleurs cruellement, ainsi que d’autres, pornographiques (celles de Joan Crawford au cunnilingus) dans la présente traduction. Je me souviens de m’être rendu dans une cantine voisine, le restaurant des Beaux-Arts, aujourd’hui disparu tout comme la librairie, et avoir détaillé chaque page avec une sensation de plénitude presque excessive. Je devais m’arrêter de le regarder, suspendre ma lecture, tant ce livre me semblait merveilleux.
Combien d’heures ai-je passé à l’examiner ? Je suis incapable de le dire. Les clichés du Dahlia font partie de ma vie, comme celles de l’accident de Jayne Mansfield dans la seconde édition du premier tome, ou celle d’une starlette écrasée sur la route, fesses dénudées et dos broyé par les pneus de l’assassin dans la poussière à la page 142 de la première édition française (l’originale) de 1959.
Kenneth Anger est un suppôt de Satan et ses deux livres ne sont que des prétextes à envoûtement. Les cadavres en noir et blanc, les fétiches récupérés dans des boutiques de souvenirs comme les préservatifs Rudolph Valentino ou les BD pornographiques mexicaines éditées à Tijuana, vieux tickets, articles ou publicités avec Nancy Davis (Reagan) découpées dans la presse jaunie des années 1950.
Hors l’éditing (titraille et légendes) toujours inspiré, le texte souvent médiocre que le traducteur français rend aujourd’hui le mieux possible, fait de jeux de mots datés, de ragots d’outre-tombe et de ritournelles, n’a à proprement parler aucun intérêt pour le lecteur moderne, et pourtant il me fait encore de l’effet, comme une lettre anonyme écrite par un tueur en série ou un bout de jupon de Marie-Antoinette exposé dans une vitrine de Carnavalet.
Le travail de sorcellerie part toujours de la photo. Au début de ce deuxième tome, Anger revient, preuve à l’appui, sur son soi-disant caméo dans la féerie de William Dieterle, A Midsummer Night’s Dream. Cette photo ultrafétichisée (un pictogramme subtilisé au négatif), il l’avait déjà utilisée vingt-cinq ans plus tôt dans un cadrage plus large à la page 7 de l’édition Pauvert de 1959. Le recyclage de la vieille came fait partie de son jeu de solitaire. Il faut noter ici, à peu près au milieu du volume, une reprise en écho du titre de Shakespeare : Nightflower’s Nightmare, prélude aux fameuses photos de ce Black Dahlia dont Ellroy, fidèle prolongateur d’Anger, fera son meilleur livre en 1987. Le cadavre de la starlette coupée en deux comme un mannequin de vitrine et le corps à demi nu du soi-disant Anger enfant se répondent, ils s’aimantent dans un même songe. Le cauchemar de Tinseltown… Ce caméo serait, d’après un biographe non autorisé… un pur mensonge. L’enfant coiffé d’une plume serait une petite fille et non le cinéaste lui-même. Ayant récupéré cette photo, Kenneth aurait inventé cette histoire, l’aurait essayée sur ses amis avant d’en proclamer la légende.
Comment a-t-il récupéré les clichés de police du Dahlia ou celui, impubliable, du cadavre de Sharon Tate, volé en plein palais de justice en 1970 et que j’ai pu voir en sous-verre dans l’exposition qu’agnès b. lui a consacré à Paris il y a une vingtaine d’années ? Mystère. On devine qu’il a dû les négocier avec d’autres amateurs de curiosa sadiques.
Le contraste flagrant dans ce tome II entre la qualité de l’illustration et la faiblesse des commentaires ressort de la traduction, l’anglais me donnant toujours l’impression d’une richesse de sens en abîme sans doute expliquée par mes lacunes.
Et pourtant, au contact du poussiéreux grimoire, ma fascination se réveille. Regarder les photos d’Hollywood Babylone 1 ou 2, c’est me projeter moi-même, me voir en reflet dans la vitrine, dansant comme l’œil du lutin Puck au milieu des vieilles robes et des vieux cancans.
Pour animer « Holly Baby 2 » (surnom donné par Anger à son livre) et rendre à cet objet fragile le culte qu’il mérite, le lecteur devra faire jouer la lanterne magique du souvenir et aimer Kenneth Anger avant d’aimer son livre. Pour recharger mon idolâtrie, je pars à la recherche de nouveauté, je pioche le nom Anger dans l’index du quatrième volume du Journal d’Anaïs Nin paru en 1971.
Je découvre un jeune homme timide qui charma Anaïs Nin lorsqu’elle le rencontra à San Francisco au printemps 1948.
J’ai fait la connaissance de Kenneth Anger, à San Francisco. C’est un jeune homme très beau, avec des yeux latins et des cheveux bruns (il a du sang cubain). Il voulait me connaître, à cause de Under a Glass Bell, et il a dépensé toute sa paye de la semaine pour m’emmener dans un restaurant russe très cher, où nous avons mangé des chich kebabs flamblés.
Plus loin, Nin raconte la soirée « Come as Your Madness » donnée chez la peintre néosurréaliste autrichienne Renate Druks, dans sa maison de Zuma Beach à Malibu, bal costumé qu’Anger prétendait avoir rêvé de manière prémonitoire, ce qui reste son meilleur film, Inauguration of a Pleasure Dome, dont le casting est entièrement composé des invités de la soirée qui « rejouèrent » le bal quelques jours plus tard chez Samson De Brier, un autre illuminé dont Pierre Le-Tan m’a le premier souvent parlé. L’héroïne du film est sans conteste l’étonnante figure mortuaire, la rousse sorcière Marjorie Cameron mariée à un ingénieur sataniste mort dans une explosion de fusée et qui mériterait une biographie développée.
Par un mystère que je ne souhaite pas expliquer, j’ai été obsédé par Zuma Beach au mois de juin dernier, alors que je ne savais encore rien de Renate Druks et de sa maison. Je regardais avec Eva les phoques rouler dans les vagues tout au bord de la plage sauvage sans savoir que derrière nous, en pleine lumière, des ombres s’agitaient :
Cameron, assise sur une sorte de trône, sortit un sein sans vie. Il y avait une grotte, une toile d’araignée labyrinthienne, où je dansais à la lueur du lumignon rouge. Samson mangeait des perles, Paul buvait dans un gobelet, Kate jouait une Cléopâtre devenue folle.
Des perles étaient tombées d’un costume de garçonne, et nos pieds nus se coupaient dessus. Je saisis un balai pour les enlever mais Kenneth m’en empêcha.
« Vous êtes Astarté », dit-il.
Kenneth Anger est le prêtre maudit de Los Angeles. Bricoleur de vieilleries, brocanteur de stars mortes, encenseur de starlettes suicidées, il ressuscite dans son album aux allures de missel les cultes paiens dans une arrière-villa assombrie par les volets fermés, alors que dehors le soleil chauffe les plantes grasses, les cactus, de nouveaux cadavres…
La grande déesse orientale, le Satan des romantiques anglais surgissent dans les décors de Mack Sennett entre le fantôme de Nita Naldi (photo prise quelques heures avant sa mort à la fin du tome II) et celui éternellement adoré de Rudolph Valentino. À la dernière exposition parisienne d’Anger en 2013, un mur entier était consacré à Valentino. Il était monté de telle manière que je m’y recueillis comme dans la chapelle des ex-voto de Notre-Dame-des-Victoires non loin. Suspiria de profundis NOTRE-DAME DES TÉNÈBRES, priez pour nous, et vous aussi Paul Getty II, grand protecteur des freaks et dédicataire d’Holly Baby du même chiffre.
2016