Portrait de Chloë Sevigny

Sevigny… se fût-elle appelée Brown ou Smith, on l’aurait peut-être oubliée. Depuis vingt ans, on écrit son nom avec plaisir sans vraiment qu’elle insiste. C’est un joli nom, Sevigny. Entre Sévigné et Deligny. Les Anglo-Saxons à noms français surtout en -gny ont toujours beaucoup de charme. J’ai connu un autre passeport étranger qui portait un nom presque similaire, celui de Seligny, D. de Seligny était la fille d’un aventurier anglais d’origine jamaïcaine devenu gourou qui avait défrayé la chronique mondaine de 1969 avec des parties fines sur son yacht, le Stormbird. Détournement de mineures. À l’époque, Le Nouvel Observateur, très engagé pour la libération des mœurs, avait pris le parti du gourou et des mineures. En 1984, les Seligny vivaient à Passy, ruinés, les boiseries du bateau rangées dans la cave. L’ancien gourou pédagogue était-il toujours interdit de séjour au Maroc ? Mystère. Malgré ce nom français et cette origine anglaise, D., une jolie brune, se prétendait comtesse austro-hongroise, et j’ai vu dans le dictionnaire de la fausse noblesse que le titre datait de 1958. D. me disait toujours : « Mon père ne souhaite pas te rencontrer, il est historien. » Pourtant, entre historiens… J’ai fini par trouver sa photo dans un vieux numéro du Spectacle du monde, il ressemblait un peu à Chloë Sevigny… entre Chloë Sevigny et Popeye, une tête de chien ; d’ailleurs, il s’appelait Paul comme le frère de Chloë qui fut longtemps visible à Paris au Café de Flore en compagnie d’Olympia Le-Tan.

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Chloë Sevigny est bel objet d’étude historique, voilà déjà plus de vingt ans qu’on entend parler d’elle. Indestructible. Est-ce dû à son beau nom français, ou à son incroyable juvénilité tardive naturelle, elle fait partie du fond underground, « une muse éternelle », C’est l’édition française d’un magazine italien (Grazia) qui l’a écrit récemment à propos de son coffee table book édité à New York chez Rizzoli.

Indestructible, comme le skate-board de ses débuts dans Kids avec Harmony Korine. Entre-temps, sa bande s’est dispersée. Vous souvenez-vous de Daisy von Furth (autre joli nom) et de la marque X Girl ? Je crois que c’est à partir de là que tout a commencé pour Chloë. Daisy von Furth était une styliste photo qui travaillait, circa 1992, pour Mirabella (dirigée à l’époque si ma mémoire est bonne par Jenny Capitain, ex-modèle à la jambe plâtrée d’Helmut Newton, ex-Vogue Paris, ou peut-être était-ce un peu avant ?) et surtout pour Sassy, une sorte de Bravo Girl grunge qui est le premier journal à avoir mis en couverture et en amoureux de Peynet : Kurt Cobain de Nirvana et Courtney Love de Hole. X Girl était la version fille du style X large lancé par les Beastie Boys. Chloë, qui était étudiante portant crâne rasé, ne s’habillait que dans les friperies (attention pas les vintage stores mais les thrift stores) avec de vieux sweaters Fila trop grand à 2 dollars. C’est son fameux vieux Fila qui a servi de modèle pour la première collection de Daisy von Furth.

L’édition américaine du magazine Vice a réalisé une excellente interview de Daisy von Furth recommandée à tous les amateurs de la période New York Lafayette Street 1993-1994 (les anciens clients de la boutique Charivari, les acheteurs de la dernière collection de Marc Jacobs pour Perry Ellis ou d’Helmut Lang période pré-vinyle rose). Pour illustrer l’interview, Vice a publié une jolie photo de Chloë sur un lit avec ses copines de l’époque : Daisy von Furth, Pumpkin Wentzel et l’artiste d’origine hongroise Rita Ackermann. Manque Kim Gordon de Sonic Youth. Sevigny, dont les cheveux ont repoussé, porte une frange à la Du Guesclin, Ackermann a les cheveux orange à la façon de L’Homme qui venait d’ailleurs… Si on s’approche de la photo, on peut presque entendre la musique : l’album Slanted and Enchanted de Pavement, ou bien le premier disque de Sebadoh.

D’après Daisy von Furth, Chloë était la fille la plus érudite en mode de la bande. Elle passait son temps le nez plongé dans les vieux magazines et elle était capable à l’époque de repérer n’importe quelle pièce intéressante dans un tas de chiffons.

L’érudition, les lettres, la culture générale comptent quand il s’agit de durer… c’est un atout presque aussi sûr que la paranoïa.

 

La première occurrence à un public élargi du nom de Chloë Sevigny remonte à 1994. Un article du New Yorker signé par Jay McInerney : Chloë’s Scene. Bel article, très Capote 90’s… À le lire aujourd’hui, il prend une résonance ultrapasséiste… Fin de siècle. Encore beaucoup de noms propres… Des skaters, des drag queens, des assistantes stylistes, encore et toujours Daisy von Furth… Le name droping gagne énormément à être recueilli vingt ans plus tard. Je pêche au hasard Walter Cessna (rédacteur et photographe very New York) qui, googelisé, se révèle aujourd’hui seropo alternatif et tatoué à San Francisco, ou la boutique Liquid Sky qui est un peu la matrice de X Girl. J’avais oublié de la citer tout à l’heure. En fait, c’est de Liquid Sky que tout est parti.

Sinon, il est énormément question de drogue dans cet article. Chloë, dix-neuf ans à l’époque, parle d’un lointain passé où elle vivait à Alphabet City avec une junkie, puis à Brooklyn avec une autre junkie, et elle se glorifie de s’être droguée dans la soirée où est mort River Phoenix.

Le lecteur du New Yorker à peine initié par les magazines ID, Dazed et autre Face aux chambres d’hôtel borgnes photographiées par Corinne Day, Glen Luchford ou Juergen Teller, devait aimer cela. Qu’il faisait bon être junkie par procuration à ce moment-là… Toutes les stylistes photo l’étaient un peu, heroin chic

L’article évoque aussi une soirée au Tunnel. Le célèbre club de la 13Avenue ouvert en 1986 qui devait fermer en 2001 n’avait en 1994 plus grand-chose à voir avec celui d’American Psycho. Il n’y a plus de hackers en smoking Armani ni de filles en débardeur pailleté Ronaldus Shamask, à la différence de Patrick Bateman, on ne s’y battait plus pour un vieux fond de saccharose. Les rails en fer, eux, étaient toujours là. À en croire Jay McInerney, la Bathroom du Tunnel ressemblait ce soir-là (fashion week oblige puisque Chloë défila pour Margiela chez Charivari le lendemain) à la salle d’attente d’une crack house. Entre 1991, date du roman de Bret Easton Ellis, et 1994, l’endroit avait changé de main (revendu par le jeanner israélien Elie Dayan à Peter Gatien, aujourd’hui en exil fiscal au Canada), mais c’est aussi l’époque qui avait changé : une fille comme Chloë Sevigny marqua vraiment, au même titre que Kate Moss, le style heroin chic, mais en pages culture. Des pages moins rémunératrices…

Ce qui ne l’a pas empêché, de survivre, à la différence de Corinne Day ou de Kurt Cobain. Indestructible.

Entre 1995 et 2015, Sevigny est créditée par IMDB dans trente-cinq films. La plupart indépendants ou petits. Les autres ne l’ont pas grandie. J’ai vu Zodiac deux fois sans me rappeler son rôle. Dans les petits, il y avait The Last Day of Disco (Whit Stillman) Rohmer au Studio 54, un film sage au second degré. Elle y est bien, parce qu’elle se ressemble. Grande, un peu ployée, des épaules de nageuse, un menton de garçon et ce regard voilé de cernes, fixe, assuré, insolent et en même temps très expressif. Je ne sais pas pourquoi mais elle a vraiment l’air d’écouter les conversations des autres acteurs comme si elle n’appartenait pas à la même espèce. On dirait un chien. Sûrement se niche ici un côté Factory. C’est connu, il y a les filles oiseaux, les filles chats, les filles chiens. Chloë est 100 % chien comme Jennifer Aniston, mais en chic.

… et puis plus tard, il y a douze ans déjà, autre hommage à Warhol et à Blow Job, cette fellation donnée au motard Vincent Gallo (The Brown Bunny, 2003).

 

Des nouvelles récentes ? Plusieurs séries dont Hit & Miss où elle joue un transexuel. Son statut d’icône lesbienne, alors qu’elle est straight, n’en souffrira pas. Elle gagne de l’argent. Elle voit toujours ses amis. Olivier Zahm par exemple, autre indestructible, qui publie une longue et charmante interview d’elle dans le dernier Purple Fashion, à propos de son coffee table book. Un coffee table book pour kids, vendu 32 dollars chez Rizzoli, éditeur courant de ce genre d’ouvrage. Qui a eu cette idée ? Pas de coffee table book sans editor freelance. J’interroge le bureau de Rizzoli à Paris. L’éditrice Catherine Bonifaci me dit que la freelance en question s’appelle Martynka Wawrzyniak : « C’est une artiste contemporaine et Jean-Philippe Delhomme m’a raconté qu’il avait vu sur Internet des photos d’elle, nue, couverte de chocolat. »

C’est elle (Martynka Wawrzyniak) qui aurait proposé à Chloë de faire un livre alors qu’elle revenait du Japon où elle était tombée sur une monographie la concernant, non autorisée, remplie de photographies de paparazzi genre red carpet. « It was a Chloë style book and it was a kind of silly, Japanasey fan book. »

Dans Purple, Chloë en parle longuement à Glenn O’Brien (l’ancien journaliste historique d’Interview) avec qui elle s’entretient. Elle précise ses choix : un petit format, un prix léger pour rester dans son style kids. « I did’nt want some big Carine Roitfeld-like $200 coffee-table book of me. It already seemed so utterly narcissic to make a book about yourself – to do some really expensive, huge thing seems really crazy. »

Narcissique, mais cheap chic, c’est une formule qui me rappelle un bouquin de Caterine Milinaire, la femme de Dennis Hopper, la mère de Marine (Hopper bien sûr), paru en 1975 (Harmony Books) et entièrement consacré à des gens élégants, mais habillés de ce qu’on appelait autrefois du « mobilier de rencontre ». Il y avait dans ce bouquin les germes de tout le style qui fait de Chloë Sevigny cette irreductible teenager qui sait toujours à quarante ans arracher les fringues à un tas de fripes comme une assistante styliste en perdition ou une droguée d’Alphabet City. C’est l’avantage des séries Netflix, rapporter suffisamment d’argent pour vivre comme une star sous contrat L’Oréal, mais sans déchoir. Effet contraire de la télé d’autrefois.

 

Manque au dressing culturel de Chloë Sevigny un vrai film. Dans l’interview parue dans Purple, elle parle beaucoup du dernier Jarmusch, le beau film de vampire Only Lovers Left Alive, avec des trémolos inhabituels chez elle. Il est vrai qu’une autre égérie new-yorkaise, Tilda Swinton, y fait merveille.

2015