« Allô ? Je voudrais une voiture pour quatre personnes rue du Plâtre dans le quatrième arrondissement. » Ce soir du lundi 31 décembre 1984, la G7 et les autres compagnies de taxis croulent sous les commandes. Les clients sont une famille d’Américains d’allure banale. Le père, un barbu ventripotent à grosses lunettes d’écailles et chemise à carreaux, a un physique de commerçant italien. L’employé de la réception de cet hôtel du Marais a volontairement omis de préciser qu’ils sont cinq, les deux adolescents trouveront bien à se serrer l’un contre l’autre, la benjamine, une jolie brune d’une douzaine d’années qui répond au nom de Sofia étant très menue.
Après quarante minutes d’attente, le taxi, une Peugeot 604, prend la direction de l’Opéra.
Depuis l’été 1982, les chauffeurs parisiens ont appris à connaître le 39 de la rue Saint-Roch. Au rez-de-chaussée de cette maison ancienne, recensée dans les dictionnaires du vieux Paris, se trouve un restaurant chinois d’allure discrète, presque borgne. La clientèle qui s’y rend pour des soupers nocturnes est souvent américaine. Beaucoup de femmes élégantes, des homosexuels, des gens de cinéma. L’endroit n’est pas le contraire de Natacha, qui vient d’ouvrir aussi il y a peu, rue Campagne-Première, mais avec un parfum différent, moins Rive gauche, plus chic, plus internationnal. Un peu comme si le 7, rue Sainte-Anne était passé de l’autre côté de l’avenue de l’Opéra. Une fumerie d’opium sans opium où la clientèle passe beaucoup de temps aux toilettes. Aux murs, des cadres alignés de bric et de broc où se trouvent des Polaroids photocopiés et agrandis. Une sorte de livre d’or en images.
Habitué des lieux, Jean-Pierre Rassam, producteur mythique de Godard et Ferreri, dernier nabab abîmé par la drogue, se regarde dans la glace du lavabo, bordée de laque noire comme un faire-part de décès. Il est petit, lunaire, sous une toison de cheveux bruns. Nul ne saura jamais à quoi il pense quand il est seul. Songe-t-il à la mort qu’il va choisir dans moins d’un mois en janvier 1985 ? Peu probable, c’est un impulsif. Tout son panache tient dans ses coups de tête et dans cette manière bonapartiste qu’il a de rentrer dans la salle comme sur une arène ou un champ de bataille.
– On aurait mieux fait d’aller directement chez les Fechner. Ce Chinois de malheur nous a attirés dans son antre.
Davé, la nouvelle coqueluche parisienne, trente ans à peine sous ses cheveux noirs, garde son quant-à-soi très digne. Avec l’accent d’un second rôle travesti de Josef von Sternberg, il propose du champagne modulant son amabilité : plus familier, camarade, avec ses amis célèbres, plus déférent avec les inconnus ou les seconds rôles. Ils sont déjà huit à attendre les Coppola, venus à Paris pour la promotion de Cotton Club. Des gens de cinéma, des stars comme Aurore Clément ou Laurent Mallet, des magiciens du deus ex machina comme Dean Tavoularis, set director de tous les grands films de Coppola. Allignées devant l’aquarium, un chœur de femmes : Paola Pietri, la veuve du cinéaste italien communiste, Annabelle Karouby, agent d’acteur et sa voisine, Hélène, fille de Claude Zidi, puis une Italienne brune floutée par la présence tout contre elle d’un visage d’homme blond aux méplats et aux fossettes très picturales.
– Ça nous aura permis de voir un Francis Bacon…
Peter Beard, le play-boy globe-trotter, ami et modèle de Francis Bacon, ne capte pas la blague, absorbé par la conversation serrée qu’il entretient avec la superbe femme brune, une productrice italienne, maîtresse de Coppola, qu’il drague à la paresseuse en s’intéressant aux coutures de ses bas, discrètement pailletés.
– Ah, les voilà !
Rassam se ranime, jette un coup d’œil sur la petite famille qui entre dans la salle vide. Il n’a pas perdu espoir d’attirer les Coppola chez Fechner (le producteur des Charlots), avec qui il compte remettre un pied dans la Gaumont. C’est Dean Tavoularis qui l’a contré en tranchant brutalement : « Vous faites ce que vous voulez, mais moi, je vais chez Davé. » Francis, qui adore la cuisine chinoise, n’a pas hésité. Rassam leur a prédit que ça allait être sinistre. Une fois de plus, il s’est trompé.
Au moment où les Coppola s’installent à la table de douze couverts, dressée contre l’aquarium (la meilleure sur l’échelle « Fashion Quotient » établie par le New York Times dans un article consacré à Davé), le rideau de l’entrée s’écarte, livrant passage à une grande silhouette que Rassam reconnaît avant tout le monde. Drapé dans un manteau en poil de chameau, voici une étoile aussi mystérieuse que Greta Garbo, disparue depuis sa retrospective au Metropolitan de New York l’année précedente, Yves Saint Laurent, accompagné d’un beau métis américain, ex-gogo dancer, Phil Jackson. Rassam reste en arrêt.
Les deux hommes passent devant la table, saluant distraitement les convives et un peu plus chaleureusement Peter Beard qui a laissé tomber sa proie et s’apprête à partir chasser ailleurs.
Le couturier et son ami disparaissent dans l’ombre vers une petite table tranquille au fond du restaurant, non loin du recoin cuisine et des toilettes (table surnommée « forget it » par le New York Times) Rassam se lève et va voir Davé. Il pointe son index sur la poitrine du jeune Chinois comme Lemmy Caution dans un film de Godard :
– C’est toi, la star.
– Mais enfin, chéri, tu plaisantes.
– Non, c’est toi, la star. Si Saint Laurent vient dîner seul chez toi un 31 décembre, le même jour que Coppola… je te le dis, c’est toi, la star.
Vaincu, Rassam quitte le restaurant, il ira seul chez les Fechner. Il disparaît dans la nuit qui l’engloutira définitivement quelques semaines plus tard. Une fois de plus, il a perdu… Lorsque je demande à Davé trente-deux ans plus tard s’il l’a revu avant son suicide, le Chinois blanchi sous une barbe de diable d’estampe éclate d’un rire moqueur.
– Mais, chéri, tu plaisantes… Jean-Pierre venait tous les jours chez moi et même deux fois par jour.
En plein après-midi, le restaurant plongé dans le noir ressemble à une chapelle, Davé muni de sa torche m’éclaire la photo de Saint Laurent et Coppola, un Polaroid agrandi qui trône au milieu d’autres ex-voto poussiéreux ou fraîchement punaisés.
Il y a un mystère Davé. Comment un Chinois de Hong-Kong arrivé à l’âge de deux ans en France dans une famille de petits restaurateurs est-il passé de l’autre côté du miroir, devenant le plus fin chroniqueur du monde subtil et invisible qui sépare les années 1970 d’aujourd’hui ? On m’a parlé de don de voyance – Davé est un grand lecteur de tarot – ou même, sans doute pour rire… d’opium, von Sternberg toujours…
En réalité, le passeur s’appelait Barney Wan, art editor au Vogue anglais, c’est lui qui a présenté, vers 1975, le petit jeune homme timide et observateur, serveur dans le boui-boui familial d’Oberkampf (La Pergola du bonheur), à David Bailey et sa femme Mary Helvin. « J’étais à l’hôtel de Bourgogne près de chez Condé Nast, j’ai vu cette femme très belle qui descendait de la voiture avec ses chaussures à la main. » Deux jours après, il est à Londres chez Bailey. La même année, Suzi Wyss le présente à June, alias Alice Springs, la femme d’Helmut Newton… Les Newton deviendront ses amis intimes. Le chic de Davé et son empire durable viennent de ce lien étroit, familial, qui le lie à la mode, par l’entremise des photographes stars comme Helmut Newton, Steven Meisel, Bruce Weber, Jean-Baptiste Mondino et les rédactrices anglaises ou américaines. Aux murs de cette chapelle obscure, trente ans de fashion weeks vous regardent. Polly Mellen, Grace Coddington, Anna Wintour ont amené Puff Daddy ou toutes les stars du cinéma international, de John Travolta à Marion Cotillard.
Retour en 1984. Davé sort des polas d’un pochon de plastique. Leonardo DiCaprio voisine avec Alberto Moravia, Puff Daddy, Naomi Campbell, Marguerite Duras, Chet Baker, Grace Jones, Willy DeVille et Duran Duran… D’autres soirées, d’autres dîners, d’autres paillettes…
Retour à la Saint-Sylvestre de 1984 :
– De quoi ont-ils parlé ?
J’ai eu la naïveté de penser au cinéma, à Sam Peckinpah, mort deux jours avant, le 28 décembre…
– Chéri, personne ne parlait de travail. La maison de productions de Francis, Zoetrope, était en faillite. Non, c’était une conversation familiale. Yves était très seul, je crois que cela lui faisait plaisir d’être à table avec les enfants.
Je lui demande comment s’est faite la jonction entre les Coppola et Saint Laurent. Il hausse les épaules.
– À cause d’un vendeur de fleurs ambulant. Yves a offert des roses à toutes les femmes.
Dans le tas de photo, je découvre une Isabelle Huppert blond platine.
– Oui, Isabelle est passée plus tard.
Par hasard, je dîne deux jours plus tard avec Huppert qui se souvient de Saint Laurent, mais pas du tout de Coppola.
À cette nouvelle, Davé éclate de rire…
– Les actrices sont bizarres… Il y a des choses qu’elles oublient…
Toujours ces sous-entendus… cette manière si fine de voiler ses paroles pour laisser supposer je ne sais quoi. Magie blanche ou magie noire ? Je lui fais remarquer que tous ces gens étaient à la croisée des chemins… La productrice italienne, amoureuse de Coppola, allait essayer de se suicider, Rassam y réussir, Saint Laurent disparaître dans son grand mausolée. Quant à Coppola, en faillite depuis One from the Heart il va finir par rebondir avec cette énergie terrienne qui lui vient de sa famille, même si son fils Gio, présent ce soir-là, mourra décapité l’année suivante. Je regarde une photo de Sofia serrée contre Yves, très souriant… Très heureux. La magie de cette soirée tenait à ce foyer-là. Les dieux lares de la vieille Italie ont réchauffé l’atmosphère. Francis a dévoré la cuisine de Davé dont il fut sans doute un des rares amateurs. On a allumé des bougies qu’Yves a plantées dans les cadavres de bouteilles de champagne, bien ri, bu beaucoup de champagne. Quelle marque, à propos ? « Buvable », me répond Davé avant d’éclater d’un rire plus moqueur que jamais. Tous ceux qui ont souffert de gueule de bois au lendemain d’un dîner ici comprendront…
– Tu vois, sur la photo avec Sofia, Yves dessine. C’est un dessin qu’il m’a offert. Un peu plus qu’un dessin de mode… Une vieille robe à lui. 1964. Parfaitement moderne. Regarde… (Il m’éclaire du pinceau de sa torche) J’ai trouvé la même robe des années plus tard et je l’ai rachetée.
Fétichisme et mémoire… Dans un an, Davé fermera ses portes. L’ultime gargote chic et lâchée chargée de beaucoup de fantômes qui disparaîtra, annonçant (peut-être) la fin d’une époque.
2016