Lorsque Edwige habita chez moi en décembre 1979, elle me raconta qu’elle était de l’Assistance publique et que ses parents adoptifs l’avaient chassée à dix-sept ans. Je ne sus jamais ni son âge ni son vrai nom, à peine celui de « Jorge », le nom de son mari Jean-Louis, mort plus tard assassiné à Saint-Domingue. Au moment d’écrire mon livre, j’ai demandé à Eva qui n’en savait pas plus. Le mystère dont Edwige s’entourait forçait le respect. La valeur de certains êtres vient de la capacité qu’ils ont de mêler la plus haute féerie à la vie quotidienne. Peu importe le décor, un halo les distingue et leur donne le pouvoir de modifier, par la fascination immédiate qu’ils exercent, le cours d’autant d’existences que le destin leur fait croiser. Edwige était de ceux-là. Plus que la période Palace ou sa carrière de chanteuse new-yorkaise, ses débuts parisiens révèlent sa vraie nature.
C’est en 1973 que Serge Kruger découvrit Edwige dans la pénombre d’un surplus militaire. « Lors d’une vie précédente, j’étais propriétaire d’une station de matériel électronique (des autoradios) à la porte d’Italie, un quartier de troisième classe. J’étais client d’un surplus qui se trouvait en face, de l’autre côté du boulevard, au Kremlin-Bicêtre. Un après-midi, j’ai croisé les yeux de cette inconnue dans la boutique et je suis tombé amoureux d’elle. Je ne sais pas ce que je lui ai baragouiné, je crois que je lui ai dit tout de suite : “Je t’aime.” Elle avait de longs cheveux châtains et ses yeux inoubliables, obliques. » Une histoire d’amour commence. « Elle voulait bien flirter, mais pas plus car, pour le reste, elle m’a avoué très vite qu’elle préférait les femmes. Elle avait quinze ans et demi ou seize ans. » Edwige se laisse embrasser, flirte un peu quelque temps et puis un jour annonce à Serge par téléphone qu’elle part faire du camping sur la Côte d’Azur.
« Elle avait peut-être parlé de Menton, je ne sais plus… J’ai pris ma voiture et j’ai traversé la France pour aller courir tous les campings de la côte. J’ai fini par la retrouver dans une petite tente individuelle. Je l’ai réveillée en lui chatouillant les pieds (elle détestait qu’on lui touche les pieds). Quand elle a ouvert les yeux, je lui ai proposé de partir à Porquerolles chez un copain qui avait un beau bateau. » Après trois jours d’idylle toujours platonique, Edwige plante Serge un matin et disparaît. « Elle avait tapé dans l’œil du mari de Jeanne Moreau, mais c’était pas réciproque. Elle est partie. J’ai été inconsolable pour l’éternité, c’est-à-dire me concernant au moins quinze jours. »
Trois ans durant, Serge n’entendra plus parler de la belle inconnue. « Je ne savais rien d’elle, même pas son nom de famille. » C’est Éric Busch, autre membre de la confrérie des amis les plus anciens qui me le livre, intact, ignoré de tous, depuis quarante ans : « Bessuand, Edwige (son vrai prénom) Bessuand… ». Élisabeth Hullin, dite Babette, m’en apprend plus sur sa famille. « Ses parents étaient boulangers en banlieue parisienne, elle avait une grande sœur, homosexuelle comme elle, qui s’appelait Belle et que j’ai connue. Edwige prétendait que sa vraie mère était sa sœur, mais Belle me l’a démenti. »
Edwige fait sa seconde apparition dans la vie de Serge Kruger en 1976. « Je me suis heurté au coin d’une rue à quelque chose d’élastique et de chaud, c’était la poitrine de mon Edwige qui avait poussé pendant son absence. Nous nous jetons dans les bras l’un de l’autre, elle m’apprend qu’elle vit à l’hôtel à Saint-Germain, menacée par un voyou qui refuse de payer sa chambre tant qu’elle ne couche pas avec lui. Je prends la Cadillac, on passe à l’hôtel, je paye la chambre et je l’installe chez moi rue des Lombards. J’ai eu le tort de la présenter à mes amis et surtout à mes amies et ils sont tous tombés amoureux d’elle. »
Djemila Khelfa, sœur aînée de Farida Seydoux et première égérie arabe de la bande des Halles, se souvient de l’attraction qu’Edwige exerça sur elle. « J’ai rencontré Edwige avec Paquita (Paquin) au hammam de la mosquée. Au retour, dans le bus 27, alors qu’on allait chez Serge, elle m’a dit “je t’aime” et elle m’a roulé une pelle. J’étais en fugue depuis l’âge de quatorze ans, je ne suis pas homosexuelle et c’est la première fois qu’une fille m’embrassait sur la bouche, je l’ai laissée faire, car j’étais fascinée par sa douceur. » Très vite, Djemila et Edwige deviennent inséparables, formant un de ces couples gémellaires que l’époque chérissait. « On allait danser au Katmandou, la boîte lesbienne de la rue du Vieux-Colombier, ou au 7. Le Palace a marqué pour moi la fin d’une époque et non le début de quoi que ce soit. »
Séductrice, Edwige était aussi suicidaire. Paquita Paquin et Élisabeth Hullin se souviennent que c’est à la suite d’une tentative de suicide qu’elle allait devenir l’amazone platine qui créa la légende de la « reine des punks », un titre surgi de nulle part. « Elle a donné son blouson et ses affaires à ses amis et s’est rasé la tête avant son suicide dont la date était annoncée depuis un moment. Le lendemain, elle s’est réveillée et quand ses cheveux ont repoussé, elle s’est peroxydée et fait la brosse qui allait la rendre fameuse. » Le jeudi 2 juin 1977, Andy Warhol note dans son journal : « Joel Le Bon m’a pris en photo pour la couverture de Façade avec Edwige, une punk (taxi jusqu’au Trocadero : 8 dollars). » Warhol confond Joel Le Bon et Pierre Commoy (futur Pierre et Gilles), mais la vraie histoire d’Edwige commence ce jour-là. Alain Benoist, patron de Façade, se souvient : « Je crois qu’elle était très heureuse, je ne sais pas si elle se rendait compte, mais quand elle a vu la photo elle a d’abord refusé de la laisser paraître à cause de boutons sur sa peau. Il a fallu la supplier et elle a fini par dire oui. » Un oui en forme d’aller simple, comme toujours avec elle.
2015