Edwige punk et afterpunk

Jeudi 2 juin 1977, 15 h 30. Le taxi DS de la G7 s’arrête au 30, rue des Acacias à Paris. Un homme frêle d’une quarantaine d’années, très pâle, s’extrait du siège arrière, l’autre passager, un brun à lunettes noires, plus jeune, répondant au prénom de Bob, recompte soigneusement la monnaie que le chauffeur lui rend. L’homme plus âgé porte de curieux cheveux blancs d’aspect synthétique, une veste de bonne coupe et un blue jean. C’est un Américain, sa face blafarde, bosselée de points noirs, ne dit rien au chauffeur ni d’ailleurs aux cinéphiles agglutinés en face, devant la façade du ciné-club Mac-Mahon, et pourtant il est célèbre.

Non loin, une grondante Norton Commando 750 noire se gare sur le trottoir. La passagère, une amazone de vingt ans et de plus de un mètre quatre-vingts aux cheveux platine coupés en brosse, retire son casque sous les regards des badauds. Elle porte une veste rafistolée d’épingles à nourrice, des lunettes bananes fumées que la Sécurité sociale préconise pour les aveugles, elle ne tient pas de canne blanche mais serre les poings dans son pantalon en pied-de-poule acheté 5 francs aux Puces. Elle n’a pas l’air commode, c’est une punk. Les passants la regardent à la dérobée comme une véritable star dont elle serait le propre garde du corps.

Jeudi 2 juin 1977. Paris.

Joel Le Bon m’a pris en photo pour la couverture de Façade avec Edwige, une punk (taxi jusqu’au studio du Trocadéro : 8 dollars). Il a fallu trois heures à Joel pour en faire un seul cliché, sous des projecteurs horriblement chauds…

Ces trois lignes du Journal d’Andy Warhol vont décider d’une destinée. À la différence de Bianca Jagger ou de Maria Niarchos, citées sur la même page, Edwige n’apparaitra qu’une seconde fois sous la typewriter de Pat Hackett, un an plus tard et dans un contexte plutôt défavorable. Edwige Bessuand, épouse Jorge, alias Gruss, alias Belmore, aurait-elle vécu sans cette après-midi de juin une vie de superstar, un calvaire glorieux de déchéance bohémienne entre le Paris héroïné de la fin des années 1970 et le New York 80’s d’After Hours ? Peut-être, car telle était sa nature profonde, mais les péripéties et la fin sous le soleil aveugle de Floride auraient été différentes… Sans Warhol, la grande fée française des années Palace… Queen of the punk, selon la légende, ne serait pas morte l’année dernière un matin de septembre, alcoolique, tatouée, belle, orgueilleuse et détruite, laissant pour seuls biens des vêtements, des poèmes et quelques sculptures dans une chambre du Vagabond Hotel, un motel 1960’s de Biscayne Boulevard. « Low hight life », la belle vie à bon marché, tel était au printemps 1977 le nouveau projet cinématographique inabouti de Warhol, telle aurait pu être la devise d’Edwige.

 

Contrairement à sa réputation, le destin fait parfois plusieurs prises. Le lendemain du shooting des Acacias, l’équipe de Façade réunie rue du Renard se serait rendu compte sur les planches contact que Joel Le Bon a loupé les photos. Edwige a l’air d’un mannequin, elle est trop sophistiquée, pas assez punk. C’est Pierre Commoy (Pierre et Gilles) qui se rappelle avoir rattrapé la séance le samedi 4 juin au matin chez Fred Hughes, en milieu de matinée car Andy repart à New York. L’ancien appartement de Violette Trefusis qu’occupent Hughes et Warhol se trouve à Saint-Germain-des-Prés, rue du Cherche-Midi, non loin de chez Poilâne, sur le même trottoir que la boutique Paco Rabanne et un petit tabac disparu depuis. Pierre Commoy, alors très jeune photographe, croit se souvenir : « On est arrivés dans le salon sous la verrière, on a attendu un peu Andy qui était dans sa chambre. Edwige a sonné à la porte l’air fatigué avec de petits boutons, elle n’avait pas dormi de la nuit. Andy était très intéressé par mon flash annulaire, une nouveauté à l’époque… À l’arrivée, Edwige n’aima pas les photos parce que Façade avait monté les rouges et que les irrégularités de sa peau ressortaient en rose. »

Le journal de Warhol omet cette seconde séance où, d’après Pierre, Edwige portait un T-shirt à manches coupées et un collier de chien que Gilles avait offert à Pierre. Le plus étrange, c’est qu’Alain Benoist, le patron de Façade, ne s’en souvient pas non plus. « Pierre doit confondre, il n’y a eu qu’une séance avec Pierre aux Acacias, Joel n’a pas fait de photo et Gilles n’était pas encore là… » Un petit mystère toujours plus opaque, trente-neuf ans plus tard. Après les photos, retour Rive droite, Edwige va enfin se coucher, chez l’une ou chez l’autre, comme un gros chat ou un marin qui a des maisons partout. Aux Halles surtout, station Étienne-Marcel, son port d’attache.

 

Au printemps 1977, le quartier des Halles s’organise autour de deux pôles divergents. D’un côté, le centre Pompidou, alias « la raffinerie de pétrole », pôle positif inauguré le 31 janvier par le président Valéry Giscard d’Estaing en compagnie de Michel Guy, son ministre de la Culture, de Mme Claude Pompidou et de deux mille personnes dont des invités étrangers de marque comme la Londonienne Vivienne Westwood de la boutique Sex, son mari le manager Malcolm McLaren ou leur protégé, le chanteur des Sex Pistols Johnny Rotten. Raffinerie postmoderne, horrible aux yeux des riverains, dont la silhouette colorée marque le début d’une ère que l’élection du président François Mitterrand en 1981 ne va qu’amplifier. De l’autre, un pôle négatif : un trou. Un gigantesque trou appelé à disparaître qui donne aux palissades de la place des Innocents l’allure d’un bord de mer. On l’appelait « le trou des Halles », et, autour de lui, comme au bord d’un maëlstrom fixé dans la boue, toute une génération est alors en train de vivre un extraordinaire phénomène dont aucun témoin direct ne s’est remis. Entre la fin de la guerre de 1914 et le 1er janvier 1980, Paris aura connu trois fois ce type d’agrégat lumineux et magnétique, vertige fixé qui ne s’est jamais reproduit depuis : Montparnasse dans les années 1920, Saint-Germain dans les années 1950, les Halles dans les années 1970.

Midi, c’est l’heure du café pour Edwige au Royal Mondétour, servi par Mme Bonenfant, une survivante des vieilles halles Baltard. Le Mondétour, chez Joe Allen, le Diable des Lombards, l’Open Market, les boutiques Hémisphère, Kiruna Melba ou l’étrange Survival, décoré par Benjamin Baltimore avec son logo atomique, l’appartement de Serge Kruger, celui de Philippe Morillon, celui d’Élisabeth Hullin, celui de Marie Beltrami… voilà les terrains hantés par cette spectaculaire silhouette blonde peroxydée de un mètre quatre-vingt-un. Edwige a vingt ans, elle marche dans la rue en grignotant une corne de croissant, mais elle n’est pas de ce monde, elle est l’incarnation d’un romantisme absolu le dernier avatar du genre – il n’y en aura plus d’autres après elle –, car personne n’est à la fois aussi chic et naïf aujourd’hui – une prêtresse de l’amour, de la drogue et de la nuit. Tous ceux qui l’ont aimée savent qu’elle en était pleinement consciente. Matin, midi et soir. Elle portait son destin avec une abnégation digne d’une grande cause, c’était une Jeanne d’Arc (son idole no 1 avec Marie Curie), celle d’un dieu mort avant elle. En juin 1977, ce dieu cruel a un nom, il s’appelle No Future, et pour elle ça voulait dire quelque chose…

Prendre sa vie au sérieux comme une image pieuse, une gravure de mode, un fait divers en couverture de Détective, au pire une œuvre pop, et non comme un parcours professionnel ou sentimental était le credo de cette nouvelle chevalerie née des classes moyennes.

Edwige l’aristocrate venait du Kremlin-Bicêtre, d’une famille de boulangers qu’elle n’avoua jamais, même sous les tortures de la vie. C’est Serge Kruger, ancien de la bande du drugstore qui la découvre, girl scout à peine pubère dans l’obscurité d’un surplus militaire. Elle s’est échappée d’un collège de bonnes sœurs. Déjà mystérieuse et rebelle, ambiguë sexuellement tel l’élève Dargelos de Cocteau. En 1972, Kruger, l’homme à la Cadillac, la poursuivra jusque dans un camping de la Côte d’Azur, la perdra et la retrouvera comme dans les films au coin d’une rue pour ne plus la quitter pendant quelques mois.

Dès le début, dès son apparition chez Serge Kruger, Edwige annonce qu’elle préfère les filles et qu’elle aime la mort. Elle tombe amoureuse sans cesse, fait des ravages à gauche, à droite, séduit même les plus endurcies hétéros et parle beaucoup de suicide. Elle se scarifie. C’est d’ailleurs un suicide annoncé, une ordalie à la Mishima qui va lui faire trouver son style. Babette Hullin et Paquita Paquin, ses deux premières complices, se souviennent qu’un samedi de décembre 1976 elle a annoncé qu’elle allait se suicider ; elle a légué ses affaires, son blouson… Babette : « On se demandait comment elle allait faire lundi matin quand elle ne serait pas morte… » Elle s’est rasé le crâne ; le temps que ça repousse un peu, elle a fait sa décoloration et elle est devenue sublime. « C’est à l’occasion de ce suicide-là que Loulou de la Falaise lui a offert son collier », se souvient, amusé, Vincent Darré. Une photo subsiste de ce lendemain de fête, en short à une soirée organisée le 7 janvier 1977 rue du Renard, chez Façade déjà. Maud Molyneux est en plâtrier, Pierre, en dompteur, dompte Gilles déguisé en ours, Marie-France en star rétro avec un fume-cigarette très long, David Rochline en toréador, Dinah (Panhard) le travesti préféré d’Alain Pacadis est aussi saoul et drogué au Mandrax-héroïne qu’à l’ordinaire, Capta, dit Captain Capta (ainsi surnommé à cause de la marque d’amphétamines Captagon), est le plus punk d’entre tous.

À la période du short tyrolien, un peu avant et un peu après, il y a Djemila. Edwige a pour habitude de s’éprendre très ardemment d’une fille avec qui elle forme un beau couple. Une sorte de duo rock sacralisé par la piste de danse, un zodiaque éphémère. La gémelléité, c’est son truc. L’un des duos les plus marquants, le plus fort de sa période parisienne, est celui qu’elle cimente avec Djemila, beauté algérienne de Lyon, addicte à la fugue dès l’âge de quatorze ans, comme ses sœurs Malika et Farida. C’est dans le quatorzième arrondissement que Djemila s’est réfugiée en 1976, « chez des intellos » et c’est dans le quatorzième qu’elle vit toujours et que je la retrouve un matin d’octobre. En quarante ans, elle n’a pas changé d’un cil. Toujours belle et violente, son caractère s’est à peine adouci, elle lance encore, l’œil noir sous sa mèche lissée à la Lucky Luke avec une sorte d’humour à froid, des excommunications ou des jugements de valeur dignes du premier surréalisme. Quand je l’écoute, j’entends la bande de l’époque, ses embrouilles. L’exact pendant d’Edwige dans un autre registre, plus manga. Djemila non plus n’a pas tiré les marrons du feu et elle s’en fout, elle s’en vante même avec le dédain d’une puriste. « Nous, on s’est sacrifiées. » Sacrifiées à quoi ? À une vision certainement. Celle de Nadja ou des rockers de la première heure. Il y a quelque chose de Little Richard chez Djemila, quand je lui dis, en le pensant sérieusement, que Prince l’a beaucoup copiée, elle sourit pour la première fois, avant de lâcher une vanne sur Warhol, « un directeur artistique qui a réussi ». Elle parle avec émotion de ses protecteurs d’autrefois, ceux du du quatorzième arrondissement René Schérer, philosophe pédéraste, frère d’Éric Rohmer, Guy Hocquenghem ou Frédéric Mitterrand. Djemila n’aime pas beaucoup le Palace, ni la période qui a suivi. « J’ai rencontré Edwige à la mosquée. Elle m’a roulé une pelle dans l’autobus, ensuite ça a été la fusion. On est sorties ensemble presque tous les soirs au Katmandou, la boîte de lesbiennes de la rue du Vieux-Colombier et au 7. » Qui conduisait la mobylette ? « Ben… Edwige, répond-elle, l’air méfiant, comme si je portais un képi d’agent de police. On dansait sur de la disco toutes les nuits et tous les regards étaient sur nous, les goudous, mais aussi les racedeps (homosexuels en verlan de l’époque) » La mob était parfois volée. Djemila faisait du strip-tease forain chez Marcelle, boulevard de Rochechouart avec Paquita et Caroline (la future Bambou de Serge Gainsbourg). Il leur arrivait aussi de faire des photos et de défiler pour des amis comme Adeline André, la styliste de Kiruna Melba. Plus tard, après la couverture de Façade, Edwige défilera pour Thierry Mugler au Cirque d’hiver. Elle est devenue mannequin volant et surtout une des créatures les plus en vue de l’époque.

Serge Kruger et Djemila ont en commun le même dégoût ambigu pour la clique qui s’entiche de leur amie à l’époque. « Regarde la photo avec Loulou de la Falaise (par Philippe Morillon), comme elle a l’air triste, elle s’est fait bouffer par ces gens », lâche Kruger au téléphone, de Bordeaux où il s’est exilé pour l’amour d’une jeune peule. « Avec Loulou ? Une amitié de drogue… », commente sobrement Djemila qui s’y connaît. « À quatorze ans j’avais la pompe dans le bras, j’ai mis quinze ans pour m’en débarrasser, je sais ce que c’est. »

À la décharge de la bande du 7, la drogue ne tournait pas que chez les Saint Laurent. Alain Pacadis, malgré les modestes moyens du quotidien Libération, n’était pas en reste. C’est dans Un jeune homme chic, petit livre très bien vieilli, que se retrouve la trace des premiers efforts musicaux d’Edwige (Gruss à l’époque à cause d’Éliette Amar, elle avait pris un nom de cirque, précise Paquita).

Vendredi 18 février : partie punk… Toto est habillé en SS. Paquita arrache la casquette d’Elli, celle-ci se précipite sur Paquita pour « la lui faire bouffer ». Zozo de Philipi a apporté des disques de Gene Vincent et de Crazy Cavan qui passent presque aussi souvent que les Pistols sur le Teppaz. Il y a aussi toutes les filles des L.U.V., un nouveau groupe punk entièrement féminin qui passera sur scène quand elles auront appris à jouer ; elles ont une image très forte, avec Aphrodisia Flamingo au chant, une brune pétillante, Fury à la guitare qui a décoloré ses cheveux en blond clair, Liliane à la basse, toute petite derrière sa grosse guitare, et Edwige à la batterie, blonde coiffée en brosse à la stature de vestale. Elle adore les New York Dolls : « When I say I’m in love, you better believe I’m in love… L.U.V. » et les Shangri-Las, dont elles veulent reprendre Sophisticated Boom Boom.

Ce groupe éphémère n’ira jamais plus loin… J’ai vu deux ans plus tard Edwige s’embrouiller avec l’une des L.U.V. dans la galerie des vitrines au Palace : « Toi, je te colle la tête contre le mur, tu pourras plus la décoller. » Plus que batteuse, elle était une bagareuse, plusieurs fois interdite de Bains Douches pour cause de baston. C’est avec le doux Claude Arto et Mathématiques Modernes qu’Edwige finira par chanter. Après le Palace, deux ans plus tard… Une éternité.

 

Le travail d’Edwige au Palace n’était pas de tout repos. « C’était horrible, dit Serge Kruger. Au début, elle détestait faire la porte avec tous ces gens dans la rue qui hurlaient. » Le fait d’être choisi par elle était agréable, mais son rôle était très dur et c’est vrai qu’elle râlait beaucoup. En revoyant le Palace si petit trente-cinq ans après le soir du mariage de Farida et d’Henri Seydoux, j’ai eu l’impression d’une maquette en modèle réduit, mais à l’époque ça paraissait énorme, un enfer rouge et or dont la blonde égérie tenait les clés entourée des cerbères habituels. Pour dire la vérité c’était parfois son mari Jean-Louis qui s’y collait. Jean-Louis Jorge, un beau gay gentil, chic et drôle, mort atrocement des années plus tard à Saint-Domingue, Jean-Louis qu’Edwige avait épousé en tailleur éponge d’Adeline André, un jour qu’il pleuvait.

Pour tenir à la porte, l’héroïne n’était pas de trop. « Tu comprends, il faisait super froid », commente Eva Ionesco à la décharge de son amie à qui elle tenait parfois compagnie sur les tabourets du hall (en témoigne une jolie photo de Roxanne Lowit). C’est au Palace qu’Edwige va devenir ce qu’elle est restée presque toute sa vie : une travailleuse de la nuit. Un boulot de taxi driver ou d’ouvrier avec l’alcool et la défonce en prime. Mais il y a dans ce métier que les Américains désignent depuis les années cyniques du sobriquet méprisant de « door bitch » quelque chose d’artistique, d’olympien même. C’est un travail de Pygmalion. Extraire de la matière brute, la foule, un peu de lumière, de la poussière d’étoile… Edwige n’était pas une simple physio pure et dure. Elle était attentionnée et curieuse, elle cherchait son gibier dans la foule anonyme, avec cet œil de séductrice, d’artiste de la matière humaine qui ne la trompait pas. Elle ramenait de la beauté fille ou garçon, et il est sûr que le premier Palace devait beaucoup à son intervention.

Cette époque brillante de la vie d’Edwige qui marque à jamais son destin est dure. La mélancolie et les envies de suicide ne la quittent plus. L’héroïne aidant, elle se montre parfois méchante avec ses proches. Certains, comme Eva, gardent le souvenir d’une femme « frigide, flippée, pas drôle. Elle pleurait tout le temps… ». Christian Louboutin en rajoute : « Elle était parfois méchante. Dans le bus le soir de l’ouverture du Palace de Cabourg, elle a jeté Eva (quatorze ans à l’époque) violemment par terre en criant : “Lancer de cochon dans l’espace.” Ça m’a choqué. » Eva à qui elle avait écrit pourtant une sublime lettre d’amour sur un billet de 1 dollar…

Les embrouilles de cour de récréation étaient monnaie courante chez ceux qu’on a appelés la bande du Palace, la bande des Halles ou la bande au bandeau. Combien étaient-ils ?… une trentaine. Parmi les piliers, une liste établie par Paquita et Eric Busch dans L’Autobiographie en photomatons de Pierre et Gilles : « Edwige, Paquita, Djemila, Babette, Marie-Hélène Massé, Éliette, la petite Fred, Adeline André, Frédérika, Sandra Babeanu, Ouamée, Eva et Farida ; et pour les garçons : Gangloff, Morillon, Pierre et Gilles, Vincent Darré, Christian Louboutin, Capta, les frères Camara, Krootchey, Philippe Gauthier, Charles Serruya, Jean-Louis Jorge, Pacadis, Jimmy Darnaïz et Joel Le Bon. » Il faudrait ajouter Justine Roy, Laure Chérasse, Henri Flesh, Cyril et Olivia Putman, Pauline Boyer, Simon Bocanegra et quelques autres…

Edwige jouit durant ces années 1978-1980 d’une souveraineté incontestable. « Elle avait une autorité naturelle, c’était un chef, on la suivait », affirme Eric Busch, qui resta son ami le plus intime jusqu’à la fin. Après vingt ans d’exil doré au Caire où il a œuvré dans la décoration, Eric est rentré en France « avec la famille royale » ; il vit rue Campagne-Première dans une ascèse pleine de souvenirs. Photo d’Edwige, une pile de lettres, de poèmes, de flyers, de curiosa edwigiens sur sa table basse il m’offre un Nescafé. « C’est tout ce que la maison peut t’offrir ! » avant d’éclater d’un rire diabolique. Eric est rock, comme disait la chanson de Mathématiques Modernes…

 

Contemplant le buste d’Edwige qu’il est train de réaliser en terre glaise dans la lumière froide d’octobre, je lui pose la question que je gardais sans réponse depuis la dernière fois que j’ai salué Edwige alitée en train de regarder à la TV Maya l’Abeille un matin de janvier 1980 au service obstétrique de l’hôpital Saint-Louis (blennoragie mal soignée…) Pourquoi est-elle partie à New York au printemps 1980 ? Rien à voir avec Warhol, bien sûr… « Parce qu’elle était amoureuse de Lovey Marino et aussi parce qu’elle n’en pouvait plus de la bande, du Palace et de tout le reste. » Dans cette immense théorie de prénoms qui orne la ceinture de la Vestale, comme l’appelait Pacadis, Lovey occupe une place importante. « C’était une très jolie mannequin qui n’avait que des vitamines dans son Frigidaire », se souvient Eva. Lovey Marino fait aujourd’hui partie des gens œuvrant pour le mémorial d’Edwige sur les réseaux sociaux. De même que Maripol, autre amie intime qui considérait Edwige comme sa petite sœur. Avec Edo Bertoglio, son compagnon, Maripol, photographe, complice de Debbie Harry et Madonna première époque, a contribué à l’installation d’Edwige à New York où elle réside depuis 1977. Une grande soeur très protectrice qui montre vite les dents : « Je comprends que Paris veuille la récupérer après sa mort, mais enfin c’est quand même nous qui l’avons eue pendant trente ans. » Lorsqu’elle s’installe à New York, Edwige sort de l’expérience Mathématiques Modernes. Un passage bref au hit-parade mais sans lendemain, comme souvent avec elle. Elle porte des lunettes de vue et des cheveux blond doré, des vestes Chanel, cadeaux de Philippe Guibourgé (styliste Chanel avant Karl L.) qu’elle coordonne avec jean et collier chic. Un look qu’une autre icône, Nico, toujours méchante, a critiqué un jour, devant moi, dans la cabine de Philippe Krootchey aux Bains Douches, s’esclaffant : « Edwige ! Tu ressembles à Mme Pompidou. »

Jusqu’en 1982, elle continuera de défiler à Paris, à New York et aussi au Japon, notamment pour Jean Paul Gaultier avec sa copine Farida, la petite sœur Khelfa, aujourd’hui égérie de la maison Schiaparelli. « Je la connaissais depuis toujours, elle m’avait accueilli en fugue chez elle rue des Blancs-Manteaux. À Tokyo, on rigolait un max, on cherchait à acheter des uniformes de collégienne japonaise. Un jour, je me souviens qu’elle m’a fait une confidence étonnante : “Tu sais, de temps en temps, moi aussi, j’aime bien la bite”… » Edwige était une séductrice plus qu’une « goudou » (comme elle disait) pure et dure. Elle aimait bien s’entourer de jeunes garçons, des éphèbes qu’elle fascinait. Paquita confirme : « Ah oui ! Les petits mecs d’Edwige, en admiration béate devant elle, je les détestais. » Son grand amour masculin de la rue des Blancs-Manteaux (son seul domicile perso connu à Paris) restera quand même le mannequin Victor Fernandez (Autobiographie en photomatons, Pierre et Gilles, p. 220), mort tragiquement lui aussi, jeté d’un pont d’autoroute, encore vivant, par la mafia.

Séductrice… Don Juan… toujours en quête du grand amour impossible, voilà sans doute l’empreinte la plus forte qui reste d’elle après toutes ces années. C’est avec émotion que je lis un document étonnant, une lettre adressée à Eric Busch, petite nouvelle en quelques lignes de la dernière époque new-yorkaise où elle raconte qu’elle lorgne une jeune nana au bar avec sa mère. L’accroche, la touche… toute l’ambiguité de cet étre totalement androgyne est contenue dans ces quelques lignes. Je la discerne entière, depuis l’âge des premiers émois chez les girls scouts, au surplus du Kremlin-Bicêtre, au 7, au Palace, à New York et jusqu’à la fin j’en suis sûr, même en jardinière retraitée à Miami, elle devait encore savoir draguer. Avec cette manière à elle de se présenter pour un shake hands très bien élevé : « Bonsoir… je me présente, Edwige. »

 

New York dans les années 1980-1990 exerça une véritable fascination sur la France superficielle, celle que tout opposait encore à l’époque à la France profonde et aussi aux valeurs de l’Union de la gauche au pouvoir. La nuit clinquante, speedée par la cocaïne et l’angoisse montante du sida, brillera comme jamais. Le Studio 54, le Mudd Club, la Danceteria, Area ou le Palladium sont les discothèques les plus terriblement « discothèques » de toute l’histoire de la nuit. Inspirées par le Palace, leur vieille aïeule parisienne, et l’expérience warholienne (époque Exploding Plastic Inevitable), elles rivaliseront de lumière noire, de soirées à thèmes, de tableaux vivants et de ce qu’un patron de la Danceteria appelait « Art Attack »… Tous ces endroits ont gardé quelque part la trace d’Edwige. Soit qu’elle y ait travaillé, soit qu’elle y ait brillé ou chanté, soit les trois en même temps.

Eric Busch, parti la rejoindre en 1983 pour jouer les âmes damnées près d’elle, se souvient avec une nostalgie accentuée par le Nescafé, la cigarette et la tristesse d’octobre 2015 à Paris. « Depuis qu’on s’était rencontrés en 1976 au Royal Opera, en face du 7, tous les deux habillés pareil en pyjama chinois et lunettes bananes de la Sécu, on s’était découvert une parenté profonde, même taille, même pointure, même gabarit. On nous prenait pour le frère et la sœur. Souvent, je sortais en fille et elle en mec et on allait draguer. » Bizarrement, le séjour new-yorkais d’Eric commence par une retraite… en Inde.

« On est partis en cure à Pondichéry pendant deux mois. On habitait un petit hôtel, le Tea Hotel près de la place Nehru. On avait rencontré un vieux monsieur dans la rue ravi de nous entendre parler français. On s’est mis à donner des cours de français dans la chambre d’hôtel pour les gamins. On avait plusieurs élèves. Edwige était un très bon pédagogue. »

Cette période institurice prend fin avec un retour aux sources à New York à la Danceteria, mega discothèque de trois étages ouverte en janvier 1983. À New York, cette année-là, la nuit a un nouveau prénom : elle s’appelle Madonna… Warhol, toujours lui, note dans son journal : « Madonna est une vraie star, dire qu’il y a un an elle était serveuse… » À part Madonna, il y a aussi une autre blonde oubliée, Dianne Brill, sosie too much de la déjà too much Jayne Mansfield. La Danceteria, c’est la discothèque de Recherche Susan désespérément. Tenue par Jim Fouratt et Rudolf (autosurnommés respectivement Halston & Verushka), la Danceteria offre trois étages de plaisirs variés.

Presque aussitôt, le 15 septembre 1983, ouvre un autre lieu mythique, Area, sur Hudson Street. Area, tenu par les deux frères Eric et Christopher Goode, est un paradis éphémère (il fermera en 1987), plus chic que la Danceteria et plus artistique encore. Le Tout-New York de l’époque, de Jean-Michel Basquiat à Diane von Fürstenberg, y tiendra salon. Edwige, qui cornaque un bar à l’Area, se produit en même temps sur scène avec James Chance et John Lurie à la Danceteria, ce qui ne l’empêche pas d’ouvrir avec Eric un truc improbable, sorte de bar lounge éphemère dans un local appartenant aux anciens combattants du Vietnam. Eric : « La déco était hors d’âge : des posters de Liz Taylor et des drapeaux américains. C’est moi qui tenais la porte, travesti en tailleur femme agnès b. avec Jack Walls, l’ancien fiancé et modèle nu de Robert Mapplethorpe. » Le chaos et la fermeture viendront d’un succès trop brutal. L’endroit est surnommé « Beat Cocktail Lounge » est repéré par Interview et le New York Times. « On a été submergés : des queues de femmes en fourrure et diamants avec des billets de 100 dollars… On n’avait pas de monnaie, on n’avait pas de patente, on a mis la clé sous la porte. »

Exit le Beat Cocktail Lounge, bienvenue chez Carmelita, une autre expérience limonadière du tandem Edwige et Eric. « C’est toujours moi qui manageais, autant dire que c’était le bordel. On a trouvé une vieille pourriture portoricaine qui nous a sous-loué son bar pour une fortune. Le point positif, c’est qu’il se trouvait 14rue, à côté du Palladium. Du coup on a pensé récupérer la clientèle du Palladium. »

Ouvert en 1985 par Steve Rubell, l’ancien manager du Studio 54 à peine sorti de prison, le Palladium restera comme la version ultime de la grosse discothèque baroque 1980. « Le problème du Carmelita fut encore la clientèle, mais là, c’était l’inverse : que des copains fauchés qui ne payaient pas leurs verres. » Entre-temps, circa 1984, il y aura l’épisode du Starck Club à Dallas. Club luxueux ouvert par Philippe Starck au Texas. Edwige à la porte et Philippe Krootchey aux platines. La dream team parisienne au service de l’aristocratie pétrolière. Edwige tiendra un mois dans une belle villa mais l’attrait de New York sera plus fort que celui des Sue Ellen et autre Pamela. À New York, en plus de ses activités dans la limonade, Edwige ne cesse pas de chanter. Une question me taraude :

– Quelle voix avait-elle à ce moment-là ? Je ne l’ai plus jamais entendue depuis 1981 ou 1982… Aux Bains Douches avec Jungle Geisha, son deuxième groupe, les Japonais, elle avait une voix trop haut placée, ce n’était pas elle.

Eric me regarde l’air mi-absent, mi-sarcastique.

– Elle chantait du Julie London, des trucs comme ça.

– Elle chantait juste ?

– Un jour sur deux.

– Pourquoi n’a-t-elle jamais fait de disques ?

– Les gens de cabaret font peu de disques. C’était une chanteuse de bar, une artiste en live

 

La fin des années 1980 et le début des années 1990 seront placés sous le signe du mysticisme et de la vie en plein air. Lassée de ces années bruyantes, Edwige trouve refuge dans un ashram du Connecticut. Elle rencontre la nature, Bambi et la paix. Elle devient professeur de yoga. Paquita se souvient : « Quand je l’ai revue à Paris, elle avait l’air en pleine forme, elle faisait des trucs incroyables avec son corps et elle m’a montré comment se nettoyer les amygdales avec un tuyau en plastique. » Après une rupture douloureuse avec sa copine de l’époque, Edwige fera sa première réhab et retrouvera son équilibre grâce aux Alcooliques anonymes et l’amour d’une décoratrice de théâtre.

La nuit reste malheureusement son seul moyen de vie et elle continue d’enchaîner jusqu’à plus soif les jobs nocturnes. Au Bowery Bar ou au Beige, elle retrouve le chemin des dance floors et des substances toxiques. Elle sait garder cette allure mystérieuse, ce charme et cette beauté fulgurante et tatouée qui continue de fasciner. « Quand je l’ai revue à Paris, elle était mince, les cheveux longs bruns, magnifique », témoigne Djemila. Retour à la fashion week ; elle fera de nouveau quelques défilés et toujours beaucoup de photos. « Si elle n’avait pas eu ce problème de foie mal soigné, tout aurait pu continuer encore longtemps, elle était Edwige, elle ne changeait pas », confie Robert Behar, l’ex-petit Robert du Palace devenu styliste pour Janet Jackson. Il fait partie du cercle intime de la fin, avec la professeur de yoga Lisa Webster rencontrée à l’ashram et jamais perdue de vue jusqu’aux derniers jours. Robert se souvient : « Au début des années 2000, Edwige enchaînait les petits boulots, agnès b. l’a aidée en la faisant travailler à la boutique de New York. Puis, après une énième rehab, elle s’est retrouvée à Miami à travailler dans un cirque comme costumière, c’était il y a trois ou quatre ans. » Avant l’exil floridain, Robert omet pudiquement une tentative de suicide par noyade à Coney Island qui lui avait valu, selon l’écrivaine Sandra Schulman, de se retrouver à la sortie de l’hôpital « homeless, ses vêtements mouillés dans un sac ».

 

Fâchée avec les gens du cirque, elle tombe à Miami sur une vieille connaissance de New York, Avra Jain, occupée à restaurer des motels anciens sur Biscayne Boulevard. Avra l’accueille et lui confie l’entretien du jardin de l’hôtel Vagabond, qui sera sa dernière adresse.

Edwige vit dans deux jolies pièces d’un bâtiment dépendant du Vagabond, elle jardine et sculpte des girafes, restant très en contact avec ses proches et ses nouvelles conquêtes par Facebook. Elle poste des photos d’elle, parfois assez dures. Il lui arrive encore de se scarifier. Elle demande aussi à tous ses vieux amis du Palace de lui envoyer un souvenir pour qu’elle se le tatoue sur le corps. C’est ainsi que Djemila se retrouve en effigie sur son sein. Dernières nouvelles d’elle, au moment où je lui envoie mon livre Eva fin mai, début juin, Paquita nous annonce qu’elle va se faire amputer d’une jambe. La nouvelle est effrayante, avec un côté « vieux pirate » qui lui va bien.

Les hospitalisations se succèdent, le cancer du foie est diagnostiqué, mais personne autour d’elle n’en sait rien. « Elle était hypocondriaque, donc on ne s’inquiétait pas trop, on pensait que ça allait durer encore comme ça. » Le 20 septembre, Janet Jackson se produit à Miami. Robert textote Edwige pour lui proposer de venir. « Je voulais lui envoyer une voiture et lui présenter Janet, mais elle n’a pas répondu. Ça m’a beaucoup surpris. Le lendemain, j’ai eu Lisa, Edwige était en survie artificielle. J’ai été la voir, elle était inconsciente, mais elle avait l’air de souffrir, c’est moi qui ai décidé de la débrancher. D’après le médecin, son foie ressemblait à une brique toute noire. »

Le 21 septembre, celle qui est redevenue la seule superstar française est morte à Miami. Sur Facebook et Instagram, des milliers de posts témoignent d’une extraordinaire réputation. La mythologie moderne aime toujours autant le cuir noir, le cheveu platine et les histoires violentes. Destroy…

2016