Née le 1er janvier 1935, Dolores Haze, plus connue sous le surnom de Lolita, aurait aujourd’hui l’âge de Teresa Berganza et d’Alain Delon. On l’imagine vieille poupée d’une maison de retraite d’Anchorage se remémorant derrière des lunettes papillons « ce fatal été 1947 », une liaison incestueuse qui fit la fortune de son père littéraire et éternel amant Vladimir Nabokov. Leur couple pervers a triomphé du temps. Régulièrement, la presse se plaît à raconter le scandale qui accompagna la parution, chez Olympia Press à Paris en 1955, d’un des livres les plus célèbres du siècle. Ici, la figure classique qui tient à opposer l’artiste et les censeurs, le gentil et les méchants, sur le fond de « tout est bien qui finit bien », se trouve faussée par l’évolution des mœurs qui ne va pas toujours dans le sens de la liberté d’expression. On imagine mal aujourd’hui un roman racontant les relations sexuelles d’une fillette de douze ans et de son beau-père tenir cent quatre-vingts semaines la tête des meilleures ventes. Il y a même à parier que Lolita, roman pédophile et intelligent, vendu à quinze millions d’exemplaires, aurait beaucoup de mal à paraître en 2013, année bien-pensante, qu’en 1955, année rock’n roll, époque où Jerry Lee Lewis, en bon fermier du Sud, allait épouser sa cousine de treize ans sans trop se heurter à la loi, sauf en Angleterre.
C’est d’ailleurs l’Angleterre qui dirigea le seul effort de censure contre le roman de Nabokov. Dans ses mémoires, Maurice Girodias, le fondateur d’Olympia Press, cite une lettre de l’auteur dans laquelle il rejette toute idée de plaider sa cause ou de jouer les martyrs : « Ma défense du livre sur le plan moral, c’est le livre lui-même. Je ne ressens en aucune manière l’obligation d’en faire davantage. Sur le plan de l’éthique, je reste totalement indifférent à l’opinion que peuvent se faire de mon ouvrage les juges tant français qu’anglais, ou leurs tribunaux, ou d’une manière générale tous les attardés mentaux qui se mêlent de porter sur mon œuvre un jugement quelconque. »
Voilà qui est clair, pas de polémique Lolita, pas de lutte pour la libération des mœurs, pas de métalangage. L’artiste et son démon se fichent du jugement légal autant que de la psychologie freudienne que Nabokov qualifiera deux ans plus tard de « freudian voodooism ». Comme tous les moralistes, l’auteur de Lolita range le sexe à l’étable. Quelque part, vers la page 300 de l’édition originale, le narrateur livre son secret dans une maxime : « La sexualité n’est qu’une manifestation ancillaire de l’art. » C’est cette belle assurance idéaliste qui fait la force charnelle du roman, du couple que le créateur forme avec sa créature.
2013