« Au revoir, charmant petit gosse »

Il y a vingt ans environ, Lili Damita a fait rouvrir l’appartement parisien de Sean, le fils qu’elle avait eu avec Errol Flynn, mort des années plus tôt au Cambodge pendant la guerre du Vietnam. Je me souviens de photos extraordinaires dans Paris Match de ces pièces abandonnées, tables basses et revues de photographies couvertes de poussière. On aurait dit la chambre mortuaire d’un jeune pharaon.

Il y a cinquante ans, je me trouvais dans la cuisine de mes parents quand le nom d’André Breton fut prononcé par mon père. Je pense qu’il venait d’apprendre sa mort. Je ne savais rien d’André Breton, sinon qu’il avait le même prénom que mon père et que l’émotion que je saisis avec ce don de voyance de l’enfant me désigna un personnage d’importance capitale. Le supérieur inconnu.

Toute ma jeunesse au fond de moi, je me savais indigne des surréalistes. Moi et mes contemporains. Ils constituaient une caste à part à laquelle aucun intellectuel, aucun professeur, aucun écrivain moderne, aucun chanteur pop ne pouvait prétendre. Sauf peut-être ceux qui étaient morts en voyant ou en voyou par overdose, par accident, tué par la police ou suicidé.

J’ai aimé les punks parce qu’ils me rappelaient Jacques Rigaut. Certaines jeunes filles quand elles prenaient follement tous les risques. Tout le reste me paraissait de la rigolade et c’est dans cet esprit que j’ai écrit mon premier livre. Pour rire de mes morts et leur rendre hommage. La pureté et l’insulte. Certaines notices de L’Anthologie de l’humour noir, beaucoup de pages de Nadja m’ont servi de mètre étalon pour ce que je devais viser en prose. Il faut toujours se donner une tâche hors d’atteinte.

Après bien des années, j’ai pu avoir avec Jean-Jacques Schuhl, certaines après-midis par quelques mots sur le Second Manifeste, une confirmation, un indice plutôt, que d’autres avaient vécu comme moi avec des idéaux difficiles, une parentèle absente et dédaigneuse.

Quand Lili Damita a fait rouvrir l’appartement de Sean Flynn, les serruriers ont trouvé l’ordre ordinaire d’une garçonnière verrouillée des années plus tôt. L’intimité devenue poussière restait hostile à cette profanation. L’ouverture de la correspondance me fait le même effet. Un viol de sépulture. Avec à la clé peut-être une malédiction. Le jeune homme que fut Breton avant de lancer le mouvement surréaliste a été décrit par les amis de l’époque, pas toujours respectueux, mais des hommes parlent les uns des autres, ce n’est pas la même chose. Ici, il s’adresse à une femme, une femme dont il était amoureux, une femme aisée qu’il a épousée, lui, fils de petit bourgeois de Lorient. Sa galanterie et la modestie de ses origines (quelques mots toujours méprisants ou gênés sur ses parents) font qu’il lui écrit avec déférence, des précautions que je n’ai trouvées nulle part ailleurs dans ses écrits littéraires.

En lisant les épreuves, j’ai eu l’impression désagréable d’aller fouiller dans des papiers personnels dont le propriétaire serait en droit de me gifler s’il me surprenait.

Première surprise : l’homme, celui qui portait des chemises vert foncé, et les cheveux longs et des cravates rouges, aimait les animaux. Il n’est question dans ses lettres que de serins, de chatons, de bestioles qui remplissent l’atelier. Breton achète beaucoup d’oiseaux, il en parle volontiers avec des mièvreries charmantes. Seconde surprise : il surnomme Simone Kahn « mon petit ange ». Comme moi avec Eva ou mes amies d’avant. Je me rappelle que ça déplaisait à un copain de jeunesse, un boxeur qui vivait de ses charmes… Pour lui, c’était une faute de goût. « Mon petit ange ».

Extraordinaire aussi d’entendre Breton commenter Laclos (p. 32), Julien Sorel (p. 34), Proust (pp. 40 et 152), Hamsun (p. 42), Benjamin Constant (p. 49), Drieu (p. 52 et je ne sais plus où), Dostoïevski (p. 56), Pascal (p. 59), Swift et Synge (p. 72), Victor Hugo (p. 76), Bernard Faÿ (p. 181) ou Joyce (p. 321).

Je savais par mon père que Breton avait une conversation très libre, rien à voir avec les austérités vindicatives popularisées par les exclus et certains admirateurs… Je savais qu’il aimait vraiment Vielé-Griffin ou Huysmans… Mais de là à l’imaginer parler ainsi en 1928 : « Tu devrais acheter le dernier numéro de la NRF où il y a un fragment d’Ulysse de Joyce que je trouve très remarquable. Je me demande pourquoi on m’a caché cet auteur, Aragon par exemple. À quelles fins ? Tu me diras ce que tu trouves. »

L’inquiétude soupçonneuse à l’égard d’Aragon est bien dans le style d’André Breton, mais voilà un pont que je n’aurais jamais osé franchir. À l’époque où je les lisais les deux, Breton et Joyce, les cachant l’un à l’autre comme deux relations dont on sait qu’ils se détesteraient.

 

La plus belle qualité de ces lettres est la naïveté. Nul n’est plus pareil aujourd’hui. Il y a une fraîcheur d’inspiration dans quelques pages qui promet. Je pense à une lettre où il évoque librement, mais avec une émotion et une résistance au destin très frappante, la personnalité de Nadja.

Je te parlerai encore de Nadja.

Je te parlerai même d’une manière particulière. Et tout de suite, en un mot, que faire ?

J’ai eu plusieurs discussions nouvelles avec elle, et chaque fois je me suis demandé à quoi je les devais, à mon irascibilité, à ma douceur, à mon ennui ou à cette idée forcément injuste que je me fais de son manque de cœur ou de désintéressement.

Tu te souviens, nous en avons parlé quelquefois. Cet après-midi encore, j’ai éprouvé si fort la tristesse résultant de ce malentendu que, comme elle me le demandait brusquement, je me suis décidé à la faire rencontrer avec Éluard, celui-ci pouvant peut-être se prononcer plus impartialement et plus sûrement que moi. Je ne te répète pas les propos qui s’échangent chaque fois, je t’ai dit et bien dit quelle angoisse ils ne manquaient jamais de me causer et comme ils paraissaient extérieurs à ce que cette femme est, et à ce que je suis. Ma susceptibilité n’est pas plus en cause que la sienne, j’en demeure persuadé. De mon côté, et étant donné l’attention que j’y apporte, mes chances d’erreur sont d’autant plus minimes que cette femme, je ne l’aime pas et que vraisemblablement je ne l’aimerai jamais. Elle est seulement capable, et tu sais comment, de mettre en cause tout ce que j’aime et la manière que j’ai d’aimer. Pas moins dangereuse pour cela.

Je ne suis pas bibliophile. Je ne le serai jamais. Mais si je devais posséder un autographe, je choisirais cette lettre, où l’essence d’un livre à venir, d’un des plus grands textes en prose de la littérature, se trouve livrée à la femme aimée avec une ferveur, un abandon digne et naïf qui mérite d’être admiré. « Elle est seulement capable, et tu sais comment, de mettre en cause tout ce que j’aime et la manière que j’ai d’aimer. » La révélation de cette phrase superbe, parce qu’elle s’adresse à son destinataire, sachant que ce destinataire peut en souffrir, rattrape à elle seule la profanation dont je parlais tout à l’heure. Le « que faire ? » face à Nadja est une question fondamentale, la question que je n’ai cessé de me poser et d’approcher à chaque fois que j’ai vraiment écrit.

Plus tard, dans une autre lettre, Breton livre à son « petit ange », à ce « charmant petit gosse » qui va bientôt le trahir, l’algorithme efficace du surréalisme (on est à l’époque du premier Manifeste) :

Ce n’est pas seulement l’humain qu’il faut atteindre et que si peu atteignent, c’est le vital.

La tauromachie de Michel Leiris est du même tabac, plus folklorique… Cinquante ans après la mort d’André Breton, la lecture de ces pages m’est apparue comme ces conversations du narrateur et de Gilberte pendant la guerre de 1914. Le meilleur du Temps retrouvé. Cet homme que j’ai placé si haut pensait parfois comme moi. Le ton supérieur de toute sa phrase, descendu ici de quelques degrés pour s’adresser à une femme, et peut-être aussi parce qu’il n’a pas encore fait l’épreuve de son génie, donne à voir un homme inquiet, très sensible, sujet à des mélancolies brutales que seuls les animaux et certains livres arrivent à consoler. Puis, dès le milieu, en 1925, c’est le surréalisme… Les soirées à jouer aux cartes ou aux portraits, aux cadavres exquis, les transes inquiétantes de Desnos, quelques allusions à Rigaut, le charme d’Aragon. C’est aussi le travail, Nadja (le livre), écrit au manoir d’Ango près d’Aragon et de Nancy Cunard. Tout le folklore que je connais mais raconté de l’intérieur par la grande ombre elle-même. Qui vive ? La question qu’il pose à la fin de Nadja est ici en partie résolue. C’était toi, c’était moi-même. Breton existait donc vraiment. Il était un homme comme Georges Bataille. Un poète. Plus sincère, plus modeste et plus direct qu’Aragon ou Artaud.

2016