Le Feu follet

« Le plus beau présent de la vie est la liberté qu’elle vous laisse d’en sortir à votre heure » : la phrase de Breton s’est pour moi confondue avec Jacques Rigaut, le modèle du Feu follet de Drieu la Rochelle. De Rigaut j’avais décidé à dix-sept ans d’aimer tout en bloc, même les photos sur lesquelles il arbore en général la tête sinistre d’un employé de banque.

De Maurice Ronet, j’ai appris très jeune par mes camarades de collège qu’il était d’extrême droite. J’avais vu La Piscine à treize ou quatorze ans et j’admirais la Maserati qu’il conduit dans le film.

Le film de Louis Malle est arrivé jusqu’à moi naturellement. J’étais à l’époque entiché d’Antonioni et le rythme général du Feu follet ressemble au cinéma métaphysique italien, je pense à L’Éclipse ou à La Notte. Le scope noir et blanc, l’art de filmer le silence ou l’inaction apparentent nettement les désarrois de cet homme plus très jeune et sans qualité aux souffrances inexprimées des personnages féminins d’Antonioni. Le Feu follet suit l’histoire d’une disparition précédée d’une lente déambulation dans une réalité occupée ailleurs, comme une mère inattentive.

Lorsqu’on a vécu à l’hôtel, qu’on s’est drogué longtemps et qu’on a essayé de mettre fin à ses jours pour rire, on se trouve confronté à cette indifférence que le masochisme intime pousse même à trouver belle, certaines heures le matin, quand les amis riches, les femmes mariées sont partis se coucher ou faire du ski.

Le début du film se passe à l’hôtel Voltaire, l’autel du suicide dans la nouvelle de Paul Morand avec les princesses russes (La Nuit turque). Combien de fois, allant pleurer au Louvre, je suis passé devant la façade morne du Voltaire, regardant la façade du Louvre, le soleil, la Seine et toute la camelote…

Je n’ai pas relu depuis près de quarante ans Le Feu follet, ni d’ailleurs La Valise vide, l’autre texte de Drieu inspiré par Rigaut. En revanche, le film de Louis Malle fait partie de ceux que j’ai beaucoup (trop) regardés. La scène des faux raccords, le dernier dîner de Ronet à Paris, place des Vosges, en présence d’Alexandra Stewart, les allers-retours du héros pris comme dans un filet par une caméra qui joue avec lui au mépris des règles officielles du cinéma, je les ai visonnés des dizaines de fois au ralenti. À l’époque de nada exist, cette obsession tournait au trouble obsessionnel. Pourquoi ? Peut-être parce qu’il est question dans mon livre d’un Chilien qui s’est tiré une balle dans le cœur. En réalité, deux de mes grands amis de jeunesse, Philippe S. et Francisco U., se sont suicidés par arme à feu à dix ans d’intervalle. Quelques-uns de mes poèmes de jeunesse ont été écrits en compagnie de Philippe. Quant à mes premières proses, un roman inachevé intitulé « Tod und Teufel », c’est Francisco, ami lettré, qui m’avait encouragé à les écrire. Ces deux frères d’armes morts ne m’ont jamais quitté, et nada exist, roman présuicidaire qui se termine en queue de sirène à l’hôtel et que je n’ai pas eu envie de mener jusqu’au bout, par paresse, par urgence financière et par optimisme.

J’étais lassé de mon héros, j’avais minci, il m’arrivait des aventures amusantes… Rien pour m’encourager à continuer le plan séquence mortifère, au bout cinq cents ou six cents feuillets, j’en ai eu marre.

Quand j’ai rencontré Eva, on s’est compris là-dessus aussi, elle avait aimé les mêmes scènes du film de Louis Malle… Au Voltaire, avec les fascistes au Flore, le fameux dîner aux faux raccords… La chambre, la musique de Satie, toujours la même tambouille. Quant au « plus beau présent », pas d’urgence, l’amour nous avait guéris. De Breton, je préférais d’ailleurs depuis longtemps une autre phrase sur le soleil « comme de la soie sur une latte de parquet ». Cette image se trouve je crois dans un des deux Manifestes du surréalisme, je n’arrive pas à la retrouver. Je sais que je l’ai envoyée à Frédéric Beigbeder un matin d’été par texto, et qu’il m’a renvoyé pour me faire repic la première, celle du « beau présent »… décidément…

Une seule personne m’a dit du mal du Feu follet, c’est Michel Clouscard, l’auteur de La Bête sauvage, « un navet prétentieux » selon ce marxiste intransigeant, blessé lui aussi par les femmes. Le même mauvais coucheur définissait Robbe-Grillet comme du « Benazeraf dont on a mélangé les bobines ». C’est vrai qu’il y a des complaisances impersonnelles, comme toujours avec Louis Malle, mais on a fait tellement pire depuis. J’adorais Alexandra Stewart à cause de son chignon, je l’aime moins aujourd’hui. Cette fameuse scène des faux raccords est précédée d’un moment que j’avais oublié où Ronet, trempé de pluie, malade d’avoir bu (ou non) son premier verre, dit à Stewart : « Vous êtes bien laide, mère Ubu. »

J’ai revu en DVD la scène du Flore où Ronet retrouve deux frères, deux anciens terroristes de l’OAS qui s’apprêtent à fuir en Espagne. La terrasse a changé. Quand Ronet mate les filles qui passent sur le boulevard, la caméra glisse sur la vitrine de La Hune (ancienne époque, avant les grandes vitres) et sur la terrasse du Royal Saint-Germain. Ce café, situé à l’emplacement de la boutique Armani, devait bientôt (en 1966) laisser la place au Drugstore Publicis, lui aussi disparu.

L’escalier du Flore, la caisse et les toilettes sont restés les mêmes à travers toutes les années. Seule a disparu le taxiphone mural où Ronet mate un jeune pédé et entend une fille téléphoner.

C’est là, en même temps qu’il redescend l’escalier, que la voix off lâche ce fameux avis de Drieu : « Comme la vie sait nous humilier. » En bas, sur la table des habitués, Ronet s’entend rappeler ses faits d’armes de noceur d’autrefois par un jazzman nègre à moustache. Tout cela est très réussi. Influencé (comme les scènes du déjeuner avec Bernard Noël) cette fois par La Dolce Vita. Une dolce vita sans lyrisme mâtinée du Godard d’Une femme mariée ou d’À bout de souffle. Malle est un franc-tireur, un cinéaste au style flottant. Ses origines, la haute bourgeoisie, la maîtrise des codes sociaux, le goût d’amateur pour certains physiques (ravissante préadolescente qui joue la fille de Bernard Noël, on dirait Candice Bergen enfant) lui donnent une excellence d’esthète qui joue toute sa gamme dans ce film. Son meilleur.

Autre scène d’anthologie, sans grande saveur mais pleine de ce découragement cruel qui impressionne toute la pellicule. La scénette avec Jeanne Moreau, époque Cardin ou fin d’époque Cardin, avec les cheveux courts. Passage au marché Buci, près de La Louisiane où vivait déjà Albert Cossery (et pas encore Eva Ionesco), trois courses puis entrée rue Jacob devant le temple de Natalie Clifford Barney, déjà bien branlant. « Temple de l’amitié », peut-on lire sur le fronton. L’amitié, c’est ici une vieille pédale opiomane (jouée par je ne sais qui) écroulée sur des coussins en compagnie de quelques autres. Le décor est beau, je croyais que c’était le rez-de-chaussée de Natalie Barney, mais Pierre Le-Tan me dit que non. Sans me l’affirmer toutefois. D’après lui, c’est la boutique d’un antiquaire, Comoglio. « Comoglio… tu n’as pas connu… C’est là où Warhol achetait plein de choses. Un fatras extraordinaire. Recupéré par Lejeune ensuite. Il louait souvent la boutique pour des films, c’était rue Jacob, juste à côté de chez Natalie Barney. » Maurice Ronet ne reste pas. Il se fait traiter de « mufle » par le vieux pédé qui annonce la fin d’une simple formule sans appel : « Il est fichu. » Moreau prend sa défense, mollement. À ce moment, on la dirait sortie de La Notte, et rentrée en France juste pour défendre Alain (mollement), donc Rigaut, donc Drieu…

Le pessimisme un peu sec des Parisiens, contre la sarabande triste italienne. Et voilà que Satie recommence et que Ronet marche sous la pluie. C’est la place des Vosges, déjà, le film va finir. L’arme est un Luger, je croyais qu’il s’agissait d’un P38. Un Luger, l’Allemagne, la guerre perdue, la trahison… Drieu. Adieu à Gonzague… Rigaut toujours, tout s’arrête avec Rigaut. Le seul acte vraiment surréaliste… Pan !

2015