« Sursum corda », élevons nos cœurs au-dessus de l’enchevêtrement de nos préoccupations,
de nos désirs, de nos angoisses, de notre distraction.
L’autre nuit après m’être endormi sur cette devise « Haut les cœurs ! », j’ai rêvé de Tristan Corbière, l’auteur des Amours jaunes, un monstre difforme qui écrivit de merveilleux poèmes à la même époque que Rimbaud et Lautréamont. Breton l’a rangé dans l’Anthologie de l’humour noir. Il raconte que le poète lança un cœur de mouton à une jeune fille en lui disant : « Voilà mon cœur. » Je ne sais pas d’où Breton tirait cette histoire qui n’est pas reprise dans la notice sur Corbière de la Pléiade. La blague avait l’air de plaire à l’ancien étudiant en médecine.
À l’époque du romantisme, dont Corbière est un avatar ultime, le cœur est encore l’organe des sentiments. Une tradition qui remonte à travers le Moyen Âge à l’origine du langage occidental. À cette époque subsistait une autre tradition aussi ancienne, sinon plus, qui disparut à peu près à l’époque de l’interdiction du duel par Richelieu, le cœur comme siège du courage. Corneille, archaïsant, nostalgique en matière d’honneur et de courage de la chevalerie, l’utilise encore en ce sens dans la célèbre tirade du Cid. « Rodrigue, as-tu du cœur ? »
« Haut les cœurs » fut une devise de croisé emprunté à la prière eucharistique, c’est la traduction du sursum corda cher à Benoît XVI et à certains martinistes et autres Rose-Croix.
Élever son cœur participe de l’amour, de la prière et du sacrifice.
Benoît XVI fut mon pape préféré. C’est B… qui m’a donné de ses nouvelles au Flore. B… m’a raconté l’autre soir que l’ex-pape, redevenu prélat allemand, vivait toujours au Vatican dans un appartement isolé, avec une cour suspendue pour se promener comme un prisonnier de marque, le Masque de fer.
B… avait été reçu en audience par le nouveau Saint Père, François, mais n’avait pas eu le temps de rencontrer le métaphysicien reclus. Au moment où j’allais lui parler de mon affection pour Benoît XVI, B… m’a montré sur son téléphone portable un timbre édité au Liberia le représentant lui, B… en train de bénir Jean-Paul II. Curieux timbre d’un bien étrange pays. A…, la femme de B…, a dit de son ton inimitable : « N’est-ce pas merveilleux de figurer sur un timbre ? N’est-ce pas le rêve de tout le monde ? » B… a souri, puis nous sommes passés en Syrie, dans un couvent où ne subsistent que trois moines, à cinq cents mètres des lignes d’ISIS (l’acronyme américain de l’État islamique que je préfère à Daesh). Sur l’iPhone blanc de B…, trois moines souriaient au soleil devant un bel escalier de pierre ancienne. Après avoir fait l’éloge de leur foi, B… m’a indiqué l’un d’entre eux, un homme à barbe blanche l’air bien-portant : « Il a dix ans de moins que moi », avant de conclure : « Bon, sur ma photo on dirait un peu les Pieds Nickelés. »
B… a décidé de sauver les trois moines. Il l’a dit au pape. Le monde a beau médire de B…, de son amour de la guerre, c’est un croisé sans croix, il a du cœur, au sens ancien de courage.
Le courage physique, l’amour et la prière sont donc au cœur de l’homme. Mais quelle est la racine du cœur ?
Le mot cor latin dont dérive notre vieux français « cuer » appartient à une racine krd, qu’on retrouve dans toutes les langues indoeuropéenne. À noter que le grec kèr est déjà utilisé dans l’Iliade pour évoquer le courage. Homère, dans le chant XII, compare le cœur du guerrier à celui du lion qui l’emmène jusqu’à la mort. Virgile affaiblit cette image dans l’Énéide.
Le vieux nom de la mort en grec ancien est aussi kèr, c’est une des Érinyes. Je connais l’existence de ce mot depuis 1983, date à laquelle je faisais encore du grec et où j’ai écrit un poème pour un travesti prostitué au bois de Boulogne qui portait ce nom et qui ne connaissait pas non plus la peur de la mort.
« Haut les cœurs », cri de chevalerie, appel au courage, appel à risquer sa vie pour l’amour de Dieu.
J’ai voulu chercher une occurrence de ce cri dans l’Histoire des croisades de Michaud dont je possède l’édition illustrée par Gustave Doré. Je n’ai trouvé que des « Dieu le veut » à tout va et la belle oraison funèbre du prince musulman de Mossoul, Zengi, vainqueur d’Édesse : « La mort l’étendit dans la poussière, la poussière devint sa demeure. »
On retrouve ici l’influence de l’Iliade et des murailles de Troie.
Pourquoi Corbière ? En réfléchissant, le matin, j’ai décomposé le mot j’ai retrouvé le cœur (Cor-) et la bière. L’évolution sémantique de ce dernier mot (issu de la francisque bhéra « civière ») reflète l’histoire sociale du mode d’ensevelissement des cadavres au Moyen Âge ; du ve au viiie siècle, la coutume était en Occident d’enterrer les morts à même le sol, quelquefois sur une planche, très rarement dans un réceptacle. D’où la bière, cette civière qu’on abandonnait sous les cadavres lors de leurs funérailles.
Le courage et la mort, le courage devant la mort, voilà la leçon de cette visite nocturne.
Le meilleur de Corbière se trouve à mon avis dans ses poèmes sur la mort au titre splendide de Rondels pour après.
Il fait noir, enfant, voleur d’étincelles !
Il n’est plus de nuits, il n’est plus de jours ;
Dors… en attendant venir toutes celles
Qui disaient : Jamais ! Qui disaient : Toujours !
Entends-tu leur pas ?… Ils ne sont pas lourds :
Oh ! les pieds légers ! – l’Amour a des ailes…
Il fait noir, enfant, voleur d’étincelles !
Entends-tu leurs voix ?… Les caveaux sont sourds.
Dors : il pèse peu, ton faix d’immortelles ;
Ils ne viendront pas, tes amis les ours,
Jeter leur pavé sur les demoiselles…
Il fait noir, enfant, voleur d’étincelles !
L’arrivée des ours trois vers avant la fin m’émerveille. Elle est si gaie ! Brasillach rendra hommage dans le titre de son roman Le Voleur d’étincelles à cette poésie de Corbière, « la plus ténue, la plus pure partie comme art », selon Laforgue.
L’un et l’autre, amis de la lune, de la mort et de la poésie française au sens où André Chénier l’entendit, auraient pu adopter sans la décevoir ni déchoir la devise « Haut les cœurs ! ».
2016