Maps to the Stars

L’affrontement physique non sexuel à caractère tordu (APNSACT) est une figure récurrente du cinéma de David Cronenberg. Dans Maps to the Stars (2014) le prix d’interprétation du 67Festival de Cannes, Julianne Moore (Havana Segrand) subit ainsi à deux reprises un massage violent de son thérapeute joué par John Cusack.

J’ai souvenir d’avoir acheté au milieu des années 1980 plusieurs VHS de David Cronenberg en solde chez Megavidéo, un magasin disparu de Strasbourg-Saint-Denis (Frissons, Rage, Scanners, Chromosome 3) aussitôt visionnées alors en plein après-midi, sur l’écran poussiéreux d’une vieille télévision couleur Trinitron Sony. Malgré la faiblesse de l’image VHS, concurencée par la lumière du soleil qui passait à travers les portes-fenêtres tout aussi poussiéreuses de mon appartement, malgré la gêne que je ressentais à regarder ainsi des films en plein après-midi alors que les gens normaux travaillaient, ces scènes arrivaient à dépasser en intensité réelle mes préoccupations de l’époque, soucis matériels ou sentimentaux et autres… Ça n’était pas agréable comme spectacle, mais ça fonctionnait. Mieux que les rapports raisonnables que je pensais devoir un jour établir avec le monde pour cesser de percevoir le RMI.

Trente ans plus tard, j’ai retrouvé avec plaisir cette chorégraphie sauvage sur le grand écran de la salle des sélections officielles. Entre-temps, j’avais pensé à m’occuper et le monde réel ressemblait plus que jamais à la séance de cinéma à laquelle j’assistais. L’art l’avait emporté sur la nature, et les affects de la vie moderne me semblaient parfaitement rendus, d’ailleurs sans la moindre finesse, par l’écrivain californien Bruce Wagner, auteur du script de Cronenberg, et aussi, je crois, de celui de Freddy 3.

Actrices has been narcissiques, enfants abusés, personal assistant esclave psychopathe, défécation et fornications publiques, drogues, alcoolisme en boîte de nuit chez des mineurs de moins de treize ans à gros salaires, fantômes injurieux, mères salopes, nervosité générale… Toute cette frime me paraissait plus réaliste que jadis. La vie moderne ressemble à du cinéma de genre.

J’étais venu au Festival de Cannes avec Eva et Jean-Pierre Léaud pour y montrer un court-métrage. Eva et moi avions sauté sur l’occasion d’assister à la première de ce cinéaste que nous apprécions tous les deux. J’avais raté plusieurs de ses derniers films, parce que je n’arrivais plus du tout à rester assis deux heures sur un siège de cinéma et aussi parce qu’ils étaient parfois très mauvais. Je me souvenais d’une séance cauchemardesque un dimanche soir sur les Grands Boulevards durant laquelle j’avais essayé de suivre en vain une histoire avec des gangsters russes (Les Morsures de l’aube). Mon état moral de l’époque s’accordait mal avec la violence criminelle au cinéma que je trouve souvent ridicule, surtout mise en scène par un réalisateur dont ce n’est pas le genre habituel. Cronenberg a fait quelques navets sans lesquels il ne serait pas aussi bon quand il travaille dans sa partie : le gore psychologique. En ce sens, Maps to the Stars est un film exemplaire. On sent la joie monter, une joie mauvaise, à le voir réussir toutes ses séquences… Les dialogues sont toujours drôles (j’adore les enfants stars, surtout le petit rouquin qui fait pipi) et les caractères portent toutes leurs aspérités au maximum.

Le personnage de la jeune folle pyromane et incestueuse joué à la manière de Mia Farrow dans Cérémonie secrète – avec plus de superbe – par Mia Wasikowska aurait mérité lui aussi une récompense. Maps to the Stars était avec Mommy le film le plus intéressant projeté à Cannes l’année dernière. Ces deux Canadiens avaient en commun un entrain mauvais venu du développement d’antagonismes monstrueux au sein de la cellule familiale. Une forme de violence à l’ancienne mode (celles des mythologies antiques) qui échappe à la loi et à l’analyse.

À cet égard, la scène où John Cusack manipule sa patiente est la meilleure du film. La part la moins scénaristique de cette œuvre ultrascénarisée comme le remarquait un journaliste américain à qui David Cronenberg a déclaré :

« Bien sûr pour un réalisateur, et bien sûr pour moi qui suis particulièrement attentif au corps, je dirais que cela faisait sens de chorégraphier la scène de cette manière – les mains dessus, de manière physique – parce qu’il y a une sorte d’élément obscur, étrange, sexuel, thérapeutique, qui est toujours présent lorsqu’un inconnu, ou un quasi inconnu, te touche de manière très intime. Ce n’est peut-être pas forcément directement sexuel, mais tu as autorisé cette personne à avoir un accès à toi physique et intime, et cela mène à une relation très étrange et intéressante. »

C’est ce type d’abus apparenté à la torture que Cronenberg met en scène avec une régularité d’obsédé depuis quarante ans. La torture telle qu’elle est pratiquée et refoulée un peu partout dans le monde libre et dans les familles unies ou désunies.

Je me souviens d’avoir regardé Eva regarder l’écran, elle qui m’a confié avoir à plusieurs reprises frappé jusqu’au sang sa mère alors qu’elles étaient enfermées dans un ascenseur voici plusieurs décennies circa 1976 à l’époque de Portier de nuit et du Locataire, et de me dire que le bon cinéma, c’est d’abord celui qui rend hommage à la bête sauvage, à la violence primaire, et non celui qui essaie de nous instruire ou – rions un peu – de nous rendre meilleur. C’est la violence obscure, diabolique, de films comme Scarface, Pulp Fiction, Les Affranchis, Faux Semblants, ou Maps to the Stars, qui leur donne la valeur d’œuvres et non de simples produits littéraires, décoratifs ou forains.

 

Nota bene : J’ai revu Maps to the Stars hier en DVD et les scènes de massages m’ont paru moins fortes. Sans doute parce que, en les découvrant la première fois sur grand écran, elles avaient fait écho à un autre film de David Cronenberg, Scanners peut-être, et à un autre psychothérapeute manipulateur qui faisait pleurer un garçon sensible, plus proche de moi, en dépit du temps passé, que Julianne Moore.

2015