Va-t-on se mettre à nettoyer les livres décadents comme on rénove les tableaux italiens de la Renaissance ? Transformer des proses datées en images de synthèse ? Ôter le vernis d’une société compassée et charmante pour libérer je ne sais quelle force vive forcément sexuelle ? La culture « gay » s’attaque à ses classiques et c’est ce pauvre Oscar qui passe le premier. Le voilà prisonnier d’une geôle plus sévère que les prisons victoriennes : le confort intellectuel. Le prière d’insérer de la nouvelle édition aux « Cahiers rouges » du Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde1 désigne le roman comme une œuvre homosexuelle, c’est donc sous ce jour que l’éditeur veut qu’on lise cette traduction d’une version, réputée plus « libre », du fameux livre.
Oscar Wilde aurait gâché la copie finale de son conte en l’édulcorant à cause du scandale provoqué par sa première parution dans une revue américaine le Lippincotts Monthly Magazine. Le thème de l’inverti étouffé par la société bien-pensante et dont il faut restaurer le travail est ici embelli du fait que la version « indécente » est plus courte que la version classique. Le restaurateur a donc supprimé les ajouts postérieurs comme on le fait pour les tableaux, il a nettoyé le portrait, le rendant, à en croire l’éditeur, « toujours génial, encore plus gay, plus transgressif, plus audacieux ».
Sur cette belle promesse de nus sodomites et de tableaux licencieux dignes de la revue Akademos de Jacques d’Adelswärd-Fersen, j’attaque donc la première page du livre qui m’avait tant frappé à mon adolescence, au milieu des années 1970. En 1976 pour être précis, à l’époque où, dans la rue voisine, le cinéma « Dragon », dont l’immeuble par parenthèse appartenait à la femme de Louis Pauwels, diffusait New York City Inferno, un film SM moustachu des plus hards. Cuir noir, casquette à chaînes et fist-fucking, golden shower, etc., et cela dès midi… Un peu plus loin, en place de l’actuelle boutique Armani, se dressait le Drugstore Publicis aux grosses bouches de bronze où se prostituaient toute une clique de petits jeunes gens dont une véritable merveille, sosie de David Bowie époque Diamond Dogs surnommé « mini-Bowie » par ses fans. Il ressemblait à l’Anglais mais, du haut de ses quinze ou seize ans, malgré ses boots à talon il restait d’une taille enfantine, un garçonnet plus qu’un tapin. Mini-Bowie aurait plu à Oscar, qui était, au dire de Gide, non seulement homosexuel mais pédéraste, ou comme on le dit aujourd’hui, un « prédateur pédophile ». Dans cette atmosphère assez libre, par un beau mois de juin où les premières notes des Sex Pistols se faisaient entendre en Angleterre, j’ai lu avec délectation ce livre corrupteur. Je lisais quelques lignes et j’allais vite me regarder dans le miroir de la salle de bains en prenant des poses, c’était divin !
Fasciné par Oscar Wilde, j’avais remplacé mon prénom de baptême, un peu trop viril, par l’ambigu prénom de Vivian, en l’honneur de Vyvyan Holland, le fils d’Oscar, et d’un dialogue d’Intentions, livre de critiques du même Oscar. Dialogue socratique inspiré par Paul Bourget où ce prénom est utilisé. Certains, je pense au réalisateur Vincent Dieutre, ami d’Alain Soral, m’ont connu sous ce nom de Vivian et peuvent en témoigner.
À l’approche de la soixantaine, le front plissé et soucieux d’un vieux lion comme sur un autoportrait de Rembrandt, j’ai donc replongé dans ce mince livre rouge, espérant y trouver quelques secrets oubliés depuis Ecbatane et l’époque du Drugstore. La première page avec les abeilles, le lilas, les cytises et Lord Henry m’a laissé un peu déçu. Ça sonnait mieux dans ma mémoire… Coup d’œil sur la vieille version, revue par Edmond Jaloux, le protecteur de Jacques Rigaut, bon critique et homme de qualité.
Le puissant parfum des roses emplissait l’atelier et, quand la brise d’été remuait parmi les arbres du jardin, la porte ouverte laissait entrer les lourds effluves du lilas ou la senteur plus délicate de l’aubépine.
(Version 2016, Tomczak.)
Remuer parmi… bizarre, ça me rappelle quelque chose…
Voyons la version ancienne :
Le riche parfum des roses embaumait l’atelier et quand la légère brise d’été remuait les arbres du jardin, il venait, par la porte ouverte, une lourde odeur de lilas ou l’arôme plus délicat des aubépines rougissantes.
Principale différence au jeu des 7 erreurs : la brise d’été qui remue les arbres ou parmi les arbres. Rien de gay ni de transgressif, un anglicisme maniériste, pour ne pas dire maniéré.
Je me souviens soudain d’une traduction de Yeats par Mandiargues, dans un livre édité par ma grand-mère à la fin des années 1960 : Le Vent parmi les roseaux. Le titre ordinaire était Le Vent dans les roseaux. Ici, avec le « remuer », le « parmi » sonne mal. Cette brise qui remue toute seule, excitée par la présence du portrait…
Deux cent quinze pages plus loin, je reste perplexe. Le roman me semble mauvais, mais c’est un effet normal de l’âge. Les influences mal digérées de Huysmans, d’Élémir Bourges ou de Théophile Gautier me confirment dans ce que disait le critique italien Mario Praz, ce roman anglais n’est qu’un sous-roman français. La traduction n’amène rien, sinon quelques lourdeurs, ce qui est dommage pour une version acérée, nettoyée…
Un des passages rajoutés au dire de l’éditeur, pour plaire à la bonne société et retirés donc de la version actuelle racontait une crise de manque, en fiacre sur le chemin d’une fumerie d’opium. C’était un des bons moments du livre, proche du meilleur Wilde, le Londres hanté du Crime de Lord Arthur Savile. On y sentait la colère du manque, l’horreur des rues de Londres, un parfum à la Jack l’Éventreur ou Mister Hyde, très typique. C’est vraiment dommage de l’avoir fichu à la poubelle…
Dans sa curieuse thèse universitaire sur Oscar Wilde, Robert Merle citait d’ailleurs abondamment ce passage. Oscar Wilde ou la « destinée » de l’homosexuel édité par Gallimard en 1956 (version allégée de la thèse à la demande de Raymond Queneau) est un livre intéressant quoique inactuel. Merle milite pour la dépénalisation de l’homosexualité (législation introduite en France après la Seconde Guerre à l’imitation de l’Angleterre).
Il s’intéresse au sort d’Oscar Wilde et celui des invertis en général avec beaucoup de bienveillance, un humanisme qui sonne bizarre aujourd’hui, tel un chapitre titré « Peut-on guérir l’homosexualité ? ». En revanche, certaines considérations sur le dégoût homosexuel pour les femmes sont étonnantes, fines mais tout à fait imprononçables actuellement. La tocade de Dorian pour Sibyl, la jeune actrice qu’il détruit par son narcissisme et sa cruauté (côté hétéro sadique du livre), est très bien mise en lumière par la vie de Wilde. J’ai longtemps goûté cette phrase de Dorian à Sibyl :
Vous avez tué mon amour. Vous excitiez mon imagination. Vous n’excitez même plus ma curiosité. Simplement, vous ne produisez plus d’effet sur moi.
Commentaire éclairé de Robert Merle :
Il la quitte en effet. Cette rupture est déroutante pour nos habitudes sentimentales, et les critiques toujours si conventionnels quand il s’agit d’apprécier un personnage neuf ou des mobiles nouveaux l’ont durement critiquée. Comment ne pas voir pourtant que la qualité d’actrice de Sibyl Vane n’était pas pour Dorian Gray un caractère accidentel de sa personnalité ? C’était bien au contraire, pour lui comme pour le jeune Wilde quand il courtisait Lily Langtry, le fétiche, l’indispensable talisman qui lui permettait d’aimer la femme.
Cette insulte faite à la femme est au cœur du livre, elle est heureusement conservée dans la version de 2016. La haine des femmes, ce thème si cher à l’homosexuel, se voit gommée dans le moralisme moderne. Peut-être parce que les femmes d’aujourd’hui, sous la pression générale du fétichisme masculin, homo et hétéro confondus, sont devenues ces poupées phalliques que la société d’autrefois empêchait d’exister sauf dans les boîtes à touffes ou rue Saint-Denis.
Information intéressante donnée par Robert Merle : Oscar se serait adonné à l’homosexualité tard, deux ans après la naissance de son second enfant. Le giton Robbie Ross fut son initiateur en 1889, soit à peine dix ans avant le procès. Procès dont on oublie souvent que c’est Wilde qui l’a intenté à Lord Queensberry, le père d’Alfred Douglas. Sans cette procédure malheureuse et folle, rien ne se serait passé. Il y aurait encore à dire sur les destinées des grands narcissiques à propos de Lord Alfred Douglas qui m’a toujours paru plus intéressant qu’Oscar, d’abord parce qu’il est plus beau, plus pédé et plus méchant au sens Helmut Berger du terme, et puis surtout parce qu’il descend de Macbeth par les Douglas… Sa dérive vers l’extrême droite catholique tout en continuant à pratiquer la sodomie sur des mineurs reste subversive. Son incroyable suffisance, sa rage quand Ross le perfide ressortit après des années la fameuse lettre De Profundis, où Wilde lui reproche de l’avoir ruiné puis laissé tomber, ferait un roman réjouissant, bien plus transgressif que la grande poupée poussiéreuse de Dorian qu’on essaie aujourd’hui de nous rendre actuelle en lui coupant les cheveux. Le nouveau Dorian Gray me fait penser à un manuscrit trop travaillé, une marqueterie que son auteur a amputée de bons morceaux en voulant lui donner du nerf. Je regrette les longueurs, le too much dont Julien Green écrivait en 1941 dans son journal : « Tout est faux mais à un tel point que ce faux même finit par atteindre une sorte de vérité âpre et cruelle. » Pour le stupre, il vaut mieux relire Teleny, le seul roman érotique attribué à Wilde, une œuvre d’atelier (certains passages portent la griffe du lion) qu’aimait Philippe Jullian, notamment cette leçon socratique :
– C’est fort joli, dit le spahi, mais je crois pouvoir vous montrer quelque chose de mieux.
– Quoi donc ? demanda Briancourt.
– La façon dont en Algérie on mange les dattes aux pistaches. Si par hasard il y en a sur la table nous pouvons essayer.
Le vieux général approuva de la tête, se réjouissant d’avance de la plaisanterie.
Le spahi, ayant fait mettre son compagnon de sopha, quatre pattes, tête en bas et croupe en l’air, lui glissa dans l’anus les dattes qu’il mangeait à mesure que son ami les poussait dehors, après quoi il lécha soigneusement le sirop qui coulait de l’entre-fesses.
Tout le monde applaudit, et les deux compagnons évidemment très excités agitaient leur engin de manière très désordonnée.
Voilà des désordres non platoniques qui restent introuvables dans la nouvelle version du Portrait.
2017