Chambre 19

La vie inimitable des hôtels… Ma chambre préférée fut « la suite overdose ». C’est ainsi que j’avais baptisé trois petites pièces de soupente en quinconce au grenier d’un hôtel aujourd’hui désaffecté de la rue de Beaune à Paris.

Cet établissement, orné d’une étoile sur son seuil, appartenait quand j’y ai échoué à une dame algérienne d’un certain âge qui portait des chapeaux Fedora, des lunettes solaires, et qui adorait les fleurs fraîches. Il y en avait toujours un bouquet sur le desk près de la vieille sonnette.

L’hôtel était minuscule, chaque chambre était consacrée à une star de cinéma américaine et décorée d’un portrait. Ces posters achetés dans les années 1960 à Saint-Michel achevaient de vieillir derrière une feuille de plastique vissée à même le papier mural. Souvent, les clients avaient tenté de les arracher, du coup certains tenaient de guingois à peine fixés par un clou. Le confort était sommaire et l’eau chaude assez difficile à stabiliser. Chaque chambre avait une table bistro à plateau de marbre circulaire et deux chaises. Une petite télévision donnait une note de standing à ces piaules. Pas de frigidaire, mais un balconnet sur lequel, entre deux géraniums séchés, faire refroidir une bouteille de vin blanc de bourgogne acheté en bas chez un caviste.

Le hall du rez-de-chaussée s’agrémentait d’un bar anglais très fleuri où une vaisselle dépareillée était à la disposition des clients.

J’ai mis longtemps avant de découvrir le paradis qui m’attendait au grenier. J’ai d’abord vécu dans une petite chambre sur rue au troisième étage décoré d’une photo de Montgomery Clift.

Au bout d’un an, le client bruyant que j’étais (beaucoup de visites toute la nuit) se fit reléguer dans ce qui allait devenir la suite overdose et qui n’était que la chambre 19, situé au septième étage autour du mécanisme de l’ascenseur.

On y accédait du sixième étage, où s’arrêtait l’ascenseur tapissé de rouge, par un tout petit escalier dérobé. La suite comprenait trois pièces et une salle de bains. Il y avait une chambre, avec un grand lit, aux murs en soupente percés de deux lucarnes. Le sol était couvert de tapis ainsi que l’estrade où se trouvait le matelas. L’entrée décorée de deux posters de Marilyn par Andy Warhol s’ornait l’habituelle table bistro et ses deux chaises agrémentées d’une petite commode et d’un grand vase. Puis une sorte de couloir élargi aux dimensions d’une chambre single menait à la salle de bains qui offrait le confort suprême : une baignoire.

Par une des fenêtres, il était aisé de grimper sur le toit en zinc où j’ai souvent pris le soleil, les matins d’été à l’aube avec mes amis.

J’avais beaucoup d’amis à l’époque, des gens que j’aimais, mais que la vie a séparés de moi. Pas mal d’inconnus aussi, d’amis d’une nuit. Il y avait un brouhaha permanent qui ne se terminait parfois que le lendemain vers trois heures de l’après-midi.

Ou alors l’hiver, lorsque le temps ne permettait pas de prendre le soleil sur la terrasse nous allions au Voltaire pour le meilleur des petits déjeuners, pain frais, jus d’orange pressée et confiture maison. Le Louvre et la Seine, les jardins des Tuileries paraissaient tour à tour propices ou sinistres selon mon humeur. Il m’est arrivé de pleurer devant les antiquaires ou la plaque commémorative de Rudolf Noureev après avoir passé une nuit à rire ou à faire l’amour.

Le personnel était charmant. D’abord une Russe ironique à l’accueil… puis des femmes de ménage tunisiennes ou marocaines qui me rabrouaient à cause de mes horaires ou du désordre, mais qui ne manquaient pas de cœur et me laissaient toujours partir l’après-midi alors que la chambre était – comme on dit – libérable à midi.

Toute médaille a son revers. Le pendant obscur de cette chambre portait le numéro 17. Située à l’étage inférieur, ouvrant sur une courette, toujours plongée dans la pénombre, elle n’avait aucune star tutélaire, aucun poster, aucune décoration murale. On aurait dit que la perspective y était déformée par un maléfice comme à la fin du film Répulsion de Roman Polanski. Je la surnommai « chambre Wallis Montana ». C’était Ellen Giordano d’Estainville, la petite sœur de Kim, l’amie d’Helmut Berger qui m’avait raconté que Wallis avait habité l’hôtel autrefois, à une époque indéterminée. Bien sûr, je n’avais aucune certitude sur le séjour de Wallis, mais cet espace mortuaire me rappelait la triste fin de l’ancien modèle. Je devais descendre dans la 17 quand la 19 était occupée, en général par une famille ou par des touristes voyageant par trois. Souvent c’était ma faute : je n’avais pas prévenu ou mon état m’avait empêché de quitter Paris pour rentrer chez moi. La 17 m’a toujours porté malheur. C’est là que j’ai passé la nuit le lendemain d’un infarctus – je m’étais enfui des urgences – à boire du calvados dans des mignonnettes que le gardien de nuit avait eu la gentillesse de repêcher pour moi dans la cave. Je haïssais la 17 pour une autre raison : c’est de cette chambre que j’avais dû annuler un voyage à Samarcande chez Gulnara Karimova, la fille du défunt dictateur Islam Karimov. Un ami m’avait introduit auprès d’elle en me la présentant comme la « reine d’Ouzbékistan », son entourage m’avait proposé un reportage et obtenu des visas pour un photographe du Monde. J’étais très drogué à l’époque et plein d’enthousiasme, refusant d’écouter les conseils de ceux qui me parlaient des opposants ébouillantés dans des baignoires ; j’avais commandé le taxi pour le Bourget où m’attendait le jet présidentiel un samedi vers sept heures du matin, quand je reçus un coup de téléphone de Tachkent : tout était annulé. Je n’avais pas fait attention à un détail : le photographe qui devait m’accompagner avait couvert la chute du président Kadhafi. Un mauvais présage pour Islam Karimov. Ce fut une redescente pénible, d’autant que j’avais fini ma provision de cocaïne d’un seul coup pour éviter d’en emporter dans l’avion.

En 2013, l’hôtel a fermé. J’ai continué de vivoter là-bas quelques mois grâce à la gentillesse de la nouvelle patronne. On avait retiré les portes des chambres et l’atmosphère avait changé. Un genre de gardien dormait par terre dans le bar. C’est lui qui avait les clés de la porte d’entrée et je dépendais donc de son humeur. Un matin, il avait disparu et j’ai dû descendre par la gouttière ; j’ai décidé que l’époque de la suite overdose avait pris fin. J’ai récupéré sur un tas de gravats le poster de Monty Clift que j’ai gardé en souvenir.

2017