Journal de Wulfran

On rencontre beaucoup de gens la nuit,
encore faut-il s’en souvenir.

Mike Romanoff, Los Angeles Time, 1956

J’ai rencontré Pierre Le-Tan pendant l’hiver 2005. Il vivait déjà dans ce bel appartement de la place du Palais-Bourbon dont les murs peints en vert m’évoquaient un cabinet de collectionneur de l’époque romantique. Je me souviens que les premiers temps nous nous sommes observés sans sympathie. Le rapprochement s’est fait lors d’un dîner, nous attendions une amie de Londres – appelons-la : Cassandra – dont PLT m’a dit : « C’est la femme la plus laide, la plus riche et la plus avare que je connaisse. » Il n’en fallait pas plus pour que je tombe amoureux de Cassandra. Plus tard, alors que nous allions tous au parking chercher une voiture que j’étais incapable de conduire, j’ai glissé à mon Cupidon chinois : « Nous sommes vraiment des poubelles », et j’ai vu pour la première fois son œil briller, un éclat particulier, celui de certaines pierres dures, qui n’apparaît que rarement, comme le rayon vert, lorsqu’il vous portraiture. Les liens se sont serrés à l’occasion d’un entretien que nous avons fait de concert pour le magazine Purple Fashion à la demande d’Olivier Zahm. J’ai lu ses livres et en particulier Paris de ma jeunesse aujourd’hui épuisé et qu’il faudrait rééditer. Du Modiano en plus exact sans le flou, la vapeur soufflée sur l’objectif. Il y est question de Bao Dai, l’empereur déchu, du seizième arrondissement et de quelques personnages désuets très finement peints. Paris de ma jeunesse est un des rares livres modernes que j’ai relus plusieurs fois. Le-Tan est secret et il a fallu cet entretien officiel pour qu’il s’ouvre davantage. Il y évoquait le New York des années 1970 qu’il a bien connu et des silhouettes aux noms oubliés : Fabio Coen, Ole Risom, Henry Wolfe, Ivan Chermayeff, Frank Zachary, Bea Feitler…

Depuis cette époque, nous nous téléphonons tous les jours. Nous échangeons des souvenirs recherchant désespérément des noms propres (de Lord Packenham surnommé Lord Porn à Barbara Carrera ou Jean Babilée). Une fois par semaine, nous faisons le point en compagnie d’une farandole d’amis distingués dans le grenier de mon hôtel de la rue de Beaune que j’ai surnommé « la suite overdose ». De toutes ces conversations, il nous reste parfois des souvenirs Un stock commun dont nous avons tour à tour l’usage. Mon dernier livre doit beaucoup à Pierre, et lui me doit au moins une des planches de son album Les Aventures de Ralph et Wulfran ou comment ne jamais s’ennuyer. Cet album en rouge et noir, hommage discret aux crayonneurs de la Renaissance (Jean et François Clouet, Jeanne Mas), raconte les aventures de deux vieux camarades, Ralph et Wulfran. Ralph n’est pas le contraire de Tintin, Wulfran, dessiné par le charmant Emmanuel Pierre, est un travesti à béret basque. Ils se sont connus au Royal Lieu, un dancing des Grands Boulevards à Paris. En pages 48-49 se trouve l’aventure qui me revient en propriété. L’usage qu’en fait PLT me rappelle à quel point il faut atténuer le réel pour qu’il s’intègre à nos fantaisies. Notre travail n’est pas d’embellir mais d’estomper. La vraie vie sonnant souvent plus faux que la littérature. Résumons l’épisode intitulé Au restaurant : R et W vont dîner à l’Atelier Roubignon, un restaurant gastronomique recommandé par un célèbre critique culinaire de Télérama. Là, ils sont confrontés à une invasion de souris. Certains clients s’émeuvent, seuls R et W, les Bouvard & Pécuchet du life style, toujours bon public, se montrent ravis.

Allons à la vraie vie : un dimanche de juin dernier, au soir de la finale de l’open de Roland-Garros, ma camarade Rose Singh (surnommée par Jean-Jacques Schuhl « the bride of Frankenstorm ») m’emmène dîner à l’Atelier Robuchon en compagnie de Gilbert Yang, un des rois de Hong Kong, patron de la discothèque The Dragon Eye. Il pleut à torrents, les Yang arrivent en retard. Gilbert, un vieil étudiant souriant, porte des tennis Stan Smith usées, un jean et une montre de prix. Il est accompagné de son fondé de pouvoir, un Chinois strict en costume bleu marine, et de deux jeunes prostituées tchèques. L’une est vêtue d’une minirobe à l’antique sortie du Satyricon, l’autre porte des lunettes correctrices et un imperméable qu’elle ne quittera pas de la soirée. Pendant que Rose et Gilbert évoquent le passé brillant de Hong Kong (circa 1999) et le souvenir d’une autre discothèque gérée par Gilbert, le mythique Pink Mao Mao ; je parle avec ma voisine en imperméable de Prague, d’Ibiza et d’Edgar Poe que la jeune fille appelle cérémonieusement « Edgar Allan Poe ». Elle me rappelle un Libanais de la Phalange, mon condisciple à Stanislas, qui lui aussi énonçait toujours les noms complets des auteurs célèbres. Au moment de le lui dire, des cris interrompent notre conversation, c’est une septuagénaire américaine assise en face qui vient de monter sur le bar. Le serveur nous rassure, les rats qui courent un peu partout s’appellent en fait des souris. Ces grandes souris ne sortent pas d’un vulgaire égout, mais du parking Montalembert, alors en travaux. Enchantées, les deux petites Tchèques se jettent à terre en riant, « They look like puppets » s’écrie la plus jolie qui n’était pas assise à côté de moi. Je vois son haut chignon à la Méduse osciller de joie et d’excitation.

Vivre des bêtises donne quelque chose à raconter. Une mémoire utile dans ma profession. Nuisible dans d’autres. J’admire ceux qui en ont fait beaucoup et qui se taisent comme cet autre patron de boîte de nuit, un play-boy, bien français celui-là, qui me confiait un matin d’octobre, vers six heures et demie, alors que nous étions tous échoués dans son étrange appartement du quartier Saint Germain-l’Auxerrois : « Au fond, j’en n’ai rien à foutre de rien. » Une leçon de sagesse stoïcienne. Une femme de relations publiques que j’ai fréquentée longtemps était ainsi : elle pratiquait le devoir d’oubli. Dix vies successives, rien à déclarer. Elle ne se reconnaissait même pas elle-même sur les vieilles photos de sa jeunesse jetées en vrac dans une boîte à chaussures. C’est moi qui lui ai appris qu’elle avait été la maîtresse du champion de Formule 1 François Cevert († 1973) en piochant un portrait d’eux pris chez Castel à une époque indéterminée. On dit que la lune, patronne des naufragés, rend fou, elle rend plutôt oublieux…

Notons que le passage secret qui relie l’art à la vie peut s’emprunter dans les deux sens. Je ne me souviens plus de la teneur des propos de la jeune fille tchèque sur Edgar Allan Poe, en revanche j’ai en mémoire une conversation très amusante à propos des grisailles de Mantegna avec ma camarade Camille Bidault-Waddington, un matin sur le toit en zinc de la suite overdose. Camille, qui aime à se présenter comme « une connasse de la mode », m’a souvent étonné par la précision de son jugement aussi bien en matière littéraire qu’artistique. Comme quoi, le goût est une forme avancée de l’intelligence. Dommage qu’à l’époque je n’aie pas encore retrouvé cette lettre d’Oscar Wilde racontant la conférence sur Mantegna qu’il a faite à Kansas City au lendemain de la mort de Jesse James.

Je n’écris pas de journal et pour me souvenir j’adopte la méthode homérique, rien de tel que de raconter mes aventures cent fois au plus d’amis possible. Parfois, ce besoin est si urgent qu’il me faut m’épancher très vite. Il y a une semaine, je me rappelle avoir téléphoné à Régis Descott tout en conduisant d’une main sur l’autoroute A1. Neveu de la sublime Anne-Marie Deschodt (cf. Luis Bunuel), RD est l’auteur d’un joli roman qui porte un titre de circonstance piqué à Catherine Deneuve : Souviens-toi de m’oublier. C’est un joyeux drille dont le rire m’égaye. Ce matin-là, j’avais à lui raconter ce que les journalistes appellent « du lourd ». Enfin, du lourd pour moi, ce qui reste léger par rapport à la vie des hommes illustres de Plutarque. On dirait plutôt du Pétrone ou du Maurice Sachs. On dirait aussi un rêve, celui du général de Rosbourg dans Les Vacances de la comtesse de Ségur. La veille, j’avais dîné en compagnie d’une dizaine d’amis de fraîche date au restaurant Yalamaï (la version de poche de Davé). Puis Montana, puis plus rien… Depuis quelque temps, l’établissement de la rue Saint-Benoît est pour moi comme le terrier de certains lapins anglais, j’y tombe et je me retrouve ailleurs. En l’occurrence, ce matin-là, dans un lit trempé au fond d’une sorte de cave. En regardant le plafond gris dont la peinture s’écaillait, je me suis demandé un instant si j’étais gardé à vue. Mais le plafond était bien trop haut pour une cellule de dégrisement et la pièce était encombrée de stoyacks couverts de housses. Ça ressemblait à un dressing ou à un bureau de presse. En tournant la tête vers la gauche du lit, j’ai vu un bras masculin orné d’une kyrielle de bracelets et de grigris. Je me suis dit : « Mon Dieu, qui est cette personne ? » Le bras a bougé, une tête est apparue, celle de Dani Morla, directeur artistique de plusieurs établissements de nuit en France et à l’étranger. Nous avions sympathisé au dîner la veille, mais je ne pensais pas que ce serait au point de dormir ensemble. Je lui ai dit « Hello, cher ami, désolé de te réveiller, mais je crois que j’ai pissé dans ton lit. » Du tac au tac, il m’a répondu avec son charmant accent vénézuélien : « C’est pas grave, chéri, c’est normal. » Cette réponse m’a mis en joie. J’aime les gens qui ont le sens de la repartie, surtout de bon matin. J’étais encore au téléphone en train de raconter à RD la fin de l’histoire (un final sur les cheveux rose de Marie Beltrami, la vraie propriétaire du lit sinistré) tout en payant mon plein d’essence à la station-service Total de la Courneuve lorsque le caissier polonais m’a lancé un clin d’œil : « Je n’ai pas besoin de regarder votre carte bleue, je sais qui vous êtes »… Silence, le temps de me rengorger… « Vous êtes le chanteur Antoine. » Il était temps de baisser le rideau et de remonter le temps. De retour dans mon ermitage cistercien de la forêt de Retz, j’ai retrouvé la littérature grâce à Jacques Laurent et une excellente critique du dernier roman de François Mauriac : Un adolescent d’autrefois. C’était dans la revue Le Spectacle du monde en avril 1969.

2013