Voici un recueil de « proses datées » selon la formule modern style d’Henri de Régnier. C’est dire que la plupart des textes réunis ici portent une date et une adresse, celle du journal ou de la revue qui les édita : Le Monde, Libération, Vogue, Lui, Transfuge, Madame Figaro, L’Observateur, Les Inrocks, Vanity Fair, Purple, Numéro, L’Officiel, La NRF ou encore Psychologies. Des articles, des portraits, des nouvelles, des entretiens. J’y joins quelques préfaces. Soit une quarantaine de textes étalés sur une période de quatre ans, de 2013 à 2017.
L’allure disparate de ces textes n’est qu’apparente. Une fois réunis, je me suis rendu compte qu’ils formaient un autoportrait. D’abord à cause de plusieurs articles autobiographiques, comme Le Journal de Wulfran écrit pour le supplément de Libération en 2013 et d’autres commandes qui suivirent la sortie de mon livre Eva. C’est peut-être eux qui influencent la lecture et me font voir partout mon reflet dans la vitre qui sépare le rédacteur de presse de la réalité, mais non… je crois que le mal est plus ancien.
J’ai toujours pris la presse à la légère et le travail de journaliste au sérieux. C’est-à-dire que j’ai tout ramené à mes préoccupations personnelles. Les commandes servent d’abord à me documenter sur de petits points d’histoire qui m’intéressaient au préalable. Les sujets éloignés de moi – la jeunesse de Chloë Sevigny par exemple – furent l’occasion d’une recherche archéologique aussi poussée que des questions plus littéraires, trace d’un goût de jeunesse, comme les relations de Colette et de la poétesse Renée Vivien. J’aime autant fouiller les contre-allées de l’avenue Foch, le fourbi du siècle dernier, ses violettes, ses amazones, que le New York 1990, les boîtes de nuit oubliées ou les boutiques de fripes fermées depuis longtemps. Ce portrait préluda, hélas, à d’autres recherches à New York sur les traces de notre amie Edwige, autre amazone de la nuit morte à l’automne 2015. Je note au passage que c’est un sentiment étrange d’éclairer quelqu’un trente-cinq ans après l’avoir aimé. L’archéologue avait bien connu la momie, mais le travail du temps, la pyramide de souvenirs et d’archives avait pu monter très haut en mon absence.
En me débarrassant de toute tutelle sans m’alimenter complètement et en allégeant mon bagage, la littérature m’a aidé à devenir un meilleur journaliste. Auparavant, la charge individuelle d’imaginaire non utilisé était trop lourde. J’étais plus fétichiste et parasite que reporter. Un rédacteur en chef m’avait même reproché mes obsessions. Je me rappelle que c’était à la mort de Lady Diana, une anthologie des accidents célèbres ; il y avait déjà Jayne Mansfield, bien sûr, mais j’y parlais aussi de la princesse Grace de Monaco et d’un témoin prétendant n’avoir vu les feux stop s’allumer quand la Rover 3500 1971 de la princesse a foncé dans le ravin de La Turbie… L’article jeté au panier (avec une seule annotation manuscrite : « sordide ») traîne encore quelque part dans mon esprit. Cette histoire de feux stop est intéressante… Il faudra que j’interroge quelqu’un de la famille, peut-être le jour où mes camarades de Vogue me demanderont un portrait de Stéphanie… En honnête collectionneur, je fais souvent le ménage, mais je ne jette rien. Mon goût de la mythologie moderne se nourrit de faits vrais, de photos d’identité judiciaire, de détails tirés des rapports de police ou des vieux articles de collègues plus fins enquêteurs, américains souvent.
Longtemps, j’ai eu peur des témoins. Par timidité, je n’osais pas appeler les gens, je craignais de me faire rabrouer, j’étais fier. L’âge m’a ôté mes scrupules. Je joue à celui que je rêvais d’être enfant, un détective privé. En dehors de mes recherches d’archiviste, ma matière première se nourrit maintenant d’interviews, de rencontres… Elles sont agréables, ces missions qui me sortent de la campagne.
À peine monté dans le taxi pour me rendre chez Carla Bruni-Sarkozy à Auteuil après avoir écrit dans le train à toute vitesse un article sur Le Feu follet de Louis Malle, j’ai été pris par le trac. En quelques minutes, j’étais redevenu le pigiste anxieux d’autrefois. En tirant la sonnette du portail, j’avais peur de me faire interpeller par les policiers de garde. À peine entré dans la maison (la même maison, je crois, qu’habitaient l’assassin de Raspoutine, le prince Youssoupov et ce bon Hubert Boukobza), je me suis rendu compte que j’avais oublié toutes mes questions, d’où un étrange portrait en creux d’une femme encore plus timide que moi. J’y parle d’Auteuil, de Peter Ibbetson, de mon sac militaire, de mes poubelles, de Verlaine et une fois de plus d’Eva.
Eva, mon « chef-d’œuvre » de journaliste d’investigation, celle qui m’a valu la plus longue enquête et le plus d’ennuis avec la justice, se moque de mes articles en me traitant de « plumitif ». Elle déteste les biographes, la presse à sensation qui l’a salie à dix ans, les gens qui parlent des autres, surtout de ceux qu’ils n’ont pas connus. Quand j’écris sur des morts célèbres (de bons clients, pas forcément les meilleurs), elle prétend que ces gens ne voudraient pas entendre parler de moi… Pascal Greggory a raison de dire dans son interview que les filles du Palace étaient des chipies, mais je comprends les réserves de mon épouse. Je ne peux rien contre mes démons, j’ai toujours adoré les ragots, les reliques, les tableaux de chasse. Je suis un historien amateur, un shampouineur de cadavres, un rapetasseur de potins.
Écrire pour les journaux me force à me tenir vaguement au courant de l’actualité culturelle, fût-elle la réédition d’un livre de Kenneth Anger, d’un coffee table book de Claudia Schiffer, d’une nouvelle version du Portrait de Dorian Gray remastérisé gay friendly…
Il m’arrive aussi parfois, rarement, d’appeler les journaux moi-même… La longue interview de Jean-Pierre Léaud (jamais parue en français) a plu à Purple. Il en alla de même du portrait de Marisa Berenson pour Vogue. Avec Eva nous avions tourné Rosa Mystica, œuvrette ésotérique d’une vingtaine de minutes… Je voulais faire parler du film. Ces deux personnages extravagants étaient tous les deux intéressés par le satanisme… Marisa ayant souffert d’une macumba qui lui causa un accident de voiture au Brésil, Léaud initié au vaudou à Haïti.
Kenneth Anger n’est pas loin, il est d’ailleurs l’objet d’au moins trois articles de ce recueil.
Pour faire pénitence, il ne sera pas de trop de la Médaille miraculeuse et de la Sainte Vierge à qui Numéro m’a permis de rendre hommage… Ainsi qu’au pape Benoît XVI.
Eva reste évidemment mon sujet d’élection. Il est souvent et d’abord question d’elle dans ces pages. Qu’elle soit ici remerciée et reçoive ce bouquet de violettes en hommage à la folie industrieuse qu’elle apporte dans mon existence.
S. L.
* Les titres des publications dont sont tirées ces pièces sont reportés dans la table en fin de volume.