À San Francisco, Stephanie fut aussi malheureuse que Chase l’avait prédit. Il faisait un temps abominable, et il plut sans discontinuer pendant deux semaines. La maison était déprimante. Un peu partout, des signes de la présence de Bill subsistaient. Impossible de le chasser de sa tête. Aussi passait-elle des heures à arpenter la plage, essayant de comprendre ce qui n’avait pas fonctionné dans leur couple. Était-ce sa faute à elle ? Ou bien celle de Bill ? S’étaient-ils lassés l’un de l’autre ?
Un jour, alors qu’elle contemplait la mer couverte d’une épaisse couche de brouillard, un drôle de petit chien approcha et s’assit sur le sable, les yeux fixés sur elle.
Il avait un toupet sur la tête, une queue en panache, un corps mince et sans poils avec des taches rondes, et un museau pointu. Un peu comme si quelqu’un s’était amusé à assembler au hasard les caractéristiques de différentes races de chiens. De petite taille, il tenait à la fois du teckel nain et du chihuahua, avec une touche de york. Il la regardait avec insistance, semblant attendre quelque chose.
— Arrête de me regarder comme ça, dit-elle. Je ne sais même pas où je vais moi-même.
Le chien pencha la tête de côté et aboya en agitant la queue. Ses flancs n’étaient pas recouverts de pelage, et elle se demanda si ses problèmes de peau étaient dus à une alimentation déficiente. Ses oreilles, le toupet sur sa tête et le bout de sa queue étaient blonds, comme délavés par l’eau de Javel.
— On ne t’a jamais dit que tu avais l’air ridicule ?
Le chien aboya de nouveau et la suivit quand elle se leva et reprit sa marche le long de la plage. Il n’avait pas de collier. Apparemment il était perdu, mais elle ne voulait pas le ramener chez elle, car quelqu’un pouvait très bien être à sa recherche. Le regard qu’il lui lança quand elle remonta dans sa voiture lui brisa le cœur. Il resta là, gémissant doucement.
En proie à une culpabilité folle, Stephanie en parla à Chase lorsqu’il l’appela le soir. Cela faisait deux semaines qu’elle était rentrée à San Francisco, et elle n’avait toujours pas trouvé de réponse aux questions qu’elle se posait. La tristesse qui perçait dans la voix de Chase la bouleversa.
— Tu devrais le recueillir, lui dit-il. Il est trop petit pour se débrouiller seul, il risque de se faire écraser.
— J’ai eu peur que quelqu’un soit à sa recherche et ne le retrouve pas. Je retournerai à la plage demain et je verrai s’il est toujours là.
Elle allait chaque jour faire de longues promenades, mais cela ne servait qu’à la déprimer davantage. Chase lui manquait terriblement. Elle évitait d’appeler Jean, qui lui répétait sans cesse qu’elle était folle d’avoir quitté Nashville.
Avant de raccrocher, Chase lui conseilla de conduire le chien dans un refuge de la SPA ou bien de le garder et de coller des affichettes avec son numéro de téléphone. Puis il lui dit une fois de plus qu’il l’aimait.
Le jour suivant, elle retourna à la plage. Elle avait emporté des affichettes et un pistolet agrafeur pour les placarder un peu partout. Pendant une heure, elle marcha sous la pluie, mais elle ne vit pas le chien. Il avait dû lui arriver quelque chose, songea-t-elle, submergée par la culpabilité. Non seulement elle avait abandonné l’homme qu’elle aimait à Nashville, mais elle venait aussi de laisser tomber un chien.
Tout en s’adressant à mi-voix d’amers reproches, elle regagna sa voiture. C’était la seule sur le parking, en dehors d’une épave sans vitres et sans roues. Alors qu’elle ouvrait sa portière, elle vit soudain le chien surgir de la vieille voiture rouillée. Il sauta autour d’elle en aboyant. Les poils de sa tête étaient plaqués par la pluie, elle n’avait jamais vu d’animal plus laid ni plus pathétique. Elle se pencha pour le caresser, attendrie.
— Salut, toi. Je te cherchais. Tu es dans un drôle d’état.
Elle crut presque l’entendre répondre qu’elle ne valait guère mieux que lui. Pendant quelques secondes, elle resta plantée là, sous la pluie, à se demander ce qu’elle devait faire. Le chien lui lança un coup d’œil, puis bondit dans la voiture par la portière ouverte, s’installa sur le siège avant et aboya comme pour l’inviter à faire de même. Stephanie prit les affichettes dans la boîte à gants, les fixa sur les poteaux électriques du parking, puis retourna à sa voiture.
— D’accord, tu as gagné.
Tranquillisé par ces mots, le chien se pelotonna sur le siège et s’endormit.
En chemin, elle s’arrêta au supermarché, acheta des croquettes, un collier et une laisse. Puis elle appela la SPA et leur donna une description du chien. Le refuge n’avait pas reçu d’avis de recherche, mais l’homme sembla dresser l’oreille lorsqu’elle le décrivit comme un mélange de teckel, de chihuahua et de york, avec les couleurs d’un appaloosa.
— D’après votre description, madame, c’est un chien de race très rare, qu’on appelle « chien chinois à crête ». Ils ont un corps sans poils, une peau tachetée et une touffe blonde sur la tête. Ils ressemblent un peu aux chihuahuas mais en plus grand. C’est cela ?
— Exactement.
— Ce sont des chiens très chers. Quelqu’un va sûrement nous appeler pour le récupérer.
En attendant, Stephanie lui installa un coin dans la cuisine. Il dormait beaucoup et faisait la fête dès qu’elle entrait dans la pièce.
— Je croyais que c’était un bâtard, avoua-t-elle à Chase, au téléphone. Mais c’est une race très rare, un chien chinois à crête. Je n’ai jamais rien vu d’aussi ridicule, mais il est adorable.
Elle lui envoya une photo par téléphone, et Chase la rappela aussitôt en riant.
— Tu plaisantes ? Ce n’est pas un chien ! On dirait qu’il porte une perruque. Nous pourrions lui trouver un job à Vegas, tu ne crois pas ?
Au bout d’une semaine, toutefois, personne n’avait réclamé le petit animal. Stephanie avait même déposé une annonce dans un centre d’adoption, sans plus de succès. Assise dans la cuisine, elle le regarda en secouant la tête. Elle aurait pu le confier à la SPA, mais il était tellement mignon qu’elle n’avait plus envie de s’en séparer.
— Apparemment, toi et moi, c’est pour la vie, mon garçon. Mais il faut que tu arrêtes de porter cette perruque qui te donne l’air idiot.
Il jappa, comme pour approuver.
— Tu as besoin d’une bonne coupe de cheveux et d’un pull pour cacher ta peau nue.
Le matin même, elle se rendit dans une boutique où elle acheta un tricot rouge, ainsi qu’une laisse et un collier de la même couleur.
— Oh, un chien chinois ! s’exclama le vendeur. J’ai toujours eu envie d’en avoir un, mais ils sont trop chers et de santé très délicate.
Celui-ci n’était pas si fragile que cela, puisqu’il avait survécu à plusieurs jours d’errance sur la plage. Le vétérinaire chez qui elle l’emmena estima qu’il avait environ un an. Il était en très bonne santé, bien qu’un peu petit pour la race. Il lui administra ses vaccins et demanda son nom à Stephanie. Celle-ci demeura un instant perplexe.
— Je ne sais pas, il ne me l’a pas dit.
Le chien aboya. Avec son pull rouge, il ressemblait encore plus à un chihuahua.
— Pedro. Pedro Gonzales, annonça-t-elle le plus sérieusement du monde, comme si elle venait juste de s’en souvenir.
De toute façon, aucun nom chinois ne lui était venu à l’esprit. Le vétérinaire créa donc un dossier au nom de Pedro Gonzales Adams : désormais, Stephanie avait un chien. À peine sortie du cabinet, elle appela Chase.
— Je le garde. Personne ne l’a réclamé. Il s’appelle Pedro.
— J’aimerais que tu sois aussi enthousiaste à l’idée de me garder, moi. Mais bon, je ne suis pas jaloux ; il me tarde de faire sa connaissance.
— D’après le vétérinaire, il a un an et il est en bonne santé. C’est bien un chien chinois à crête. Il a vraiment l’air bizarre.
— Tu sais quoi, Stevie ? Mon vétérinaire dit que j’ai quarante-huit ans, que je suis en parfaite santé, et écoute-moi bien… si tu aimes tant que ça les perruques blondes, je veux bien en porter une pour te plaire.
Ironie mise à part, il était content qu’elle ait de la compagnie. Elle lui avait semblé très déprimée ces derniers temps, et il n’avait pas trop le moral non plus. Cependant, il s’efforçait d’être patient.
Les enfants de Stephanie allaient arriver dans quelques jours, pour Thanksgiving. Chase, lui, partait passer les fêtes à Memphis chez son fils, et Sandy accompagnait Michael à San Francisco. Les filles faisaient tout un tintamarre à ce sujet, mais Stephanie soutenait son fils.
— Maman, c’est notre premier Thanksgiving sans papa. Il ne peut pas l’amener à la maison ! avait protesté Charlotte.
— Si, il le peut, rétorqua Stephanie. Cela nous fera du bien, d’avoir une invitée.
Elle ne voulait pas qu’ils passent la journée à pleurer. De plus, elle leur réservait une surprise avec Pedro. Malgré tout, elle envisageait le week-end avec appréhension. Les filles savaient qu’elle avait quitté Nashville trois semaines plus tôt ; elles espéraient sans doute que sa relation avec Chase était tombée à l’eau. Elle-même ne savait pas où elle en était. Chase et elle se téléphonaient plusieurs fois par jour, et ils étaient amoureux. Mais Stephanie ne voyait pas encore comment faire partie de sa vie sans renoncer à la sienne. Chase était si malheureux qu’il écrivait des chansons pour elle tous les soirs. Il lui disait que la création était la seule façon pour lui d’évacuer sa tristesse, et elle se sentait encore plus coupable.
Les filles arrivèrent le mercredi après-midi. Michael et Sandy devaient atterrir deux heures plus tard. Charlotte se rendit directement à la cuisine pour boire un verre d’eau. Assis au milieu de la pièce, dans son sweater rouge, Pedro la regarda d’un air interrogateur.
— Oh, mon Dieu, qu’est-ce que c’est ? s’écria-t-elle en riant. On dirait un rat avec une perruque !
— Pedro, ne l’écoute pas, dit Stephanie. Les filles, je vous présente Pedro. C’est un chien chinois à crête, une race très rare.
— Où l’as-tu trouvé ? interrogea Louise, amusée.
Il était tellement drôle, avec son sweater.
— Nous nous sommes rencontrés sur la plage.
Stephanie le prit dans ses bras, et il lui lécha le visage. C’était un chien affectueux, bien élevé, qui ne la quittait jamais. Elle ne comprenait pas comment ses précédents propriétaires avaient pu le perdre. Elle avait envoyé les documents pour obtenir sa licence et commandé une médaille d’identité. Elle lui avait même fait injecter une puce électronique avec son nom, son adresse et son numéro de téléphone, au cas où il se perdrait de nouveau. En fait, elle était amoureuse de ce drôle de petit animal. Ses deux filles furent immédiatement séduites, elles aussi.
Faut-il y voir un lien de cause à effet ? Quoi qu’il en soit, Charlotte et Louise se montrèrent un peu plus agréables. Louise fut la première à lui demander, d’un ton plein d’espoir :
— Alors, c’est fini, avec ton chanteur de rock ?
— Non, ce n’est pas fini. Nous sommes toujours très amoureux. Je veux juste prendre du recul pour réfléchir.
— C’est un milieu bizarre, quand même, la country. Il a l’air un peu brut de décoffrage sur YouTube.
— Il ne l’est absolument pas, répliqua sèchement Stephanie. Il a les cheveux longs et des tatouages, mais c’est un vrai gentleman, quelqu’un de bien. Le problème, c’est moi.
Louise était toute prête à dire du mal de Chase et de Sandy, qu’elle ne connaissait pas encore.
— En tout cas, j’espère bien que vous serez aimables avec Sandy.
Il était peu probable qu’elles le soient, et elle trouvait Michael très courageux de venir avec elle. Mais il tenait à passer Thanksgiving en famille. Stephanie imagina la scène, si elle avait invité Chase. Les filles auraient été odieuses, et elle ne pouvait pas lui imposer cela.
Louise et Charlotte montèrent dans leurs chambres. Peu après, Michael et Sandy arrivèrent. La jeune fille sauta au cou de Stephanie, comme d’habitude. À cet instant, Pedro surgit de la cuisine, et Michael éclata de rire en le voyant.
— C’est quoi, ce truc ?
— Il s’appelle Pedro, et il habite ici.
Michael prit le chien dans ses bras.
— Je n’ai jamais vu un chien aussi ridicule. Tu es sûre que ce n’est pas un hamster ?
Stephanie lui donna tous les détails sur la race. Michael le reposa sur le sol, et Pedro se mit à décrire des cercles autour d’eux en aboyant, comme les jouets mécaniques que les vendeurs de rue montrent aux enfants. Stephanie ne l’avait jamais vu faire cela, mais c’était probablement un tour qu’on lui avait appris.
— Comment va Chase ? demanda-t-elle à Sandy, alors qu’ils montaient dans la chambre de Michael.
La mine de la jeune fille s’assombrit.
— Il est triste, tu sais. Il passe toutes ses nuits à écrire des chansons sur toi.
— Il me manque, à moi aussi, avoua Stephanie.
Sandy déposa ses bagages dans la chambre. Elle portait un jean, un pull blanc décolleté et une veste de cuir, et elle n’était presque pas maquillée. Avec ses cheveux défaits, elle ressemblait à n’importe quelle fille de son âge. Elle réservait le maquillage et les vêtements sexy à ses passages sur scène.
Un instant plus tard, Charlotte entra dans la chambre de son frère. Les deux filles se dévisagèrent, un peu comme deux chiens qui se jaugent. Charlotte était curieuse et détendue, et Sandy, un peu nerveuse, prit la main de Michael.
Stephanie leur avait préparé la chambre. Il aurait été idiot de faire semblant de croire qu’ils ne couchaient pas ensemble. Bill, pourtant, n’aurait jamais rien autorisé de tel. Mais les règles avaient changé. C’était Stephanie qui prenait les décisions à présent. Michael l’avait remerciée, ajoutant qu’il n’aurait jamais pu emmener Sandy à la maison si son père avait été vivant. Stephanie était plus tolérante. Elle avait l’esprit pratique, alors que Bill était puritain.
Quand Louise entra à son tour, elle toisa Sandy, lui serra la main et ressortit sans un mot. Michael et sa mère ne s’attendaient pas à autre chose de sa part.
Ils dînèrent ensemble ce soir-là, après quoi les enfants sortirent voir leurs amis qui étaient là pour Thanksgiving. Sandy remercia Stephanie et lui confia que sa présence lui manquait à Nashville.
— Tu me manques aussi, avoua Stephanie.
Le lendemain, Charlotte et Sandy aidèrent Stephanie à mettre la table pour le repas de Thanksgiving, mais Louise regagna sa chambre. Elle n’avait pas adressé la parole à Sandy de la journée. À la grande surprise de Stephanie, Charlotte et Sandy semblèrent toutefois très bien s’entendre ; elles découvrirent qu’elles aimaient la même musique. Sandy fut enthousiaste quand elle s’aperçut qu’il y avait un piano dans la maison. Elle s’assit pour jouer et se mit à chanter. Charlotte alla l’écouter.
— Tu sais chanter ? lui demanda Sandy.
— Un peu, répondit-elle timidement.
Sandy joua une chanson qui leur plaisait à toutes les deux, et elles chantèrent ensemble. Au bout d’un moment, Michael se joignit à elles, et Stephanie également. Sandy était heureuse, et ils passèrent un bon moment.
Vers dix-huit heures, ils s’attablèrent pour le dîner. Stephanie avait appelé Chase à Memphis et lui avait dit à quel point la présence de Sandy lui faisait plaisir. Chase lui parut triste et fatigué, mais il fut aussi gentil que d’habitude. Il ne lui reprochait jamais la torture qu’elle lui infligeait par son absence. Il espérait qu’en la laissant libre de faire ce qu’elle voulait, elle reviendrait vers lui.
Stephanie récita le bénédicité avant le repas, y incluant une pensée pour Bill. Les filles eurent les larmes aux yeux. Puis la conversation s’anima peu à peu. Louise restait très réservée, ouvrant à peine la bouche, mais Charlotte et Sandy parlaient ensemble. Michael veillait sur sa compagne. Visiblement, le courant passait bien entre Charlotte et elle. La conversation s’orienta sur Pedro. Le petit animal dormait sur le dos en ronflant doucement. Tout le monde s’accorda à dire que c’était le chien le plus bizarre de la Création, mais qu’il était adorable.
Au grand soulagement de Stephanie, personne ne fit allusion à Chase jusqu’à la fin du repas. Mais alors qu’elle découpait les tartes et servait la crème fouettée, Louise ne put se contenir davantage.
— Sandy, que mangez-vous d’habitude pour Thanksgiving, Chase et toi ? Du maïs grillé et des côtelettes de porc ?
Stephanie écarquilla les yeux, et Michael sembla sur le point de tordre le cou de sa sœur.
— Non, on mange de la dinde, répliqua Sandy sans s’émouvoir. Nous utilisons même une fourchette et un couteau.
Tout en restant d’une parfaite politesse, elle avait remis Louise à sa place.
Cette dernière reçut le message et se renfrogna.
— Ta remarque était déplacée, dit Stephanie alors qu’elles débarrassaient la table. Pourquoi es-tu si mal élevée avec une invitée ?
— Pourquoi Michael l’a-t-il amenée ici, alors que papa vient de mourir ? C’est comme si tu avais invité Chase.
— Tu peux être sûre que c’est ce que je ferai l’année prochaine, rétorqua Stephanie d’un ton sec.
Louise parut sur le point de hurler. À ce moment, Michael entra dans la cuisine.
— Louise, si jamais tu oses encore faire ce genre de remarques, je t’étrangle.
— Ce n’est pas la peine de me menacer. Tu n’aurais pas dû venir avec elle, c’est tout.
— Pourquoi ? Parce que tu n’es pas capable de contrôler tes paroles ? Maman te laisse peut-être lui parler sur ce ton, mais ne crois pas que tu peux te comporter ainsi avec Sandy et moi.
— Oh, pauvre petite chose, elle a besoin de toi pour la défendre ?
Stephanie détestait l’amertume et la méchanceté qui perçaient dans le ton de sa fille. Mais alors, une voix claire et assurée résonna derrière eux.
— Non, je n’ai pas besoin de Michael pour me défendre, lança Sandy avec un accent du Sud très marqué. Je pourrais te donner un coup de pied au derrière, Louise, mais je suppose que ce serait mal élevé de se comporter ainsi chez ta mère. Tu ne crois pas que nous pourrions faire un effort pour elle et rester polies ?
Charlotte éclata de rire, et Michael sourit.
— Ne fais pas attention à ma sœur, Sandy, dit Charlotte. Elle est tout le temps mal élevée avec nous. C’est sa façon d’être.
Tout le monde se détendit, sauf Louise, qui tourna les talons et monta dans sa chambre.
— Je suis désolée, Sandy, dit Stephanie en prenant la jeune fille dans ses bras.
— Et moi, je suis désolée de lui avoir parlé sur ce ton. Mais si je ne l’avais pas fait, elle m’aurait provoquée pendant tout le week-end. Et je sais que cela aurait mis Michael mal à l’aise.
— J’aimerais bien te voir lui flanquer un coup de pied, remarqua Charlotte en souriant. Elle ne s’est pas privée de m’en donner, quand nous étions petites.
— Je crois qu’elle est juste triste que votre papa soit mort et qu’elle ne sait pas l’exprimer autrement. Et aussi, la relation de Chase avec Stephanie la gêne.
— Cela me gêne aussi, admit Charlotte. Nous n’avons pas envie que maman ait quelqu’un dans sa vie.
— Chase te plairait. C’est un type génial. Il adore Michael… et aussi ta maman. Il a écrit une chanson sur elle, qui a beaucoup de succès.
Charlotte aimait bien Sandy, et elle était toute prête à croire que Chase était quelqu’un de bien. Après cela, elles se mirent au piano et chantèrent en duo. La jolie voix de Charlotte s’accordait bien à celle, plus puissante, de Sandy. Stephanie les écouta tout en finissant de ranger la cuisine.
— Eh bien, je crois que tu as gagné Charlotte à ta cause, dit Michael.
Elle acquiesça, mais il restait Louise, et c’était une autre histoire. Sa fille aînée n’était pas près de désarmer.
Le soir, Louise sortit sans leur dire au revoir pour aller rejoindre ses amis. Charlotte décida de rester à la maison et invita quelques copines. Elles passèrent des heures à jouer du piano et à chanter avec Sandy. Stephanie monta dans sa chambre avec Pedro. Elle écoutait la musique en pensant à Chase lorsqu’elle reçut un appel de Jean.
— Nous sommes dans une sacrée merde, Steph ! s’exclama celle-ci lorsqu’elle décrocha.
— Que se passe-t-il ?
— Alyson a découvert tout à l’heure que Brad avait eu une liaison avec leur dernière fille au pair. Tu sais, celle qui les avait quittés du jour au lendemain ? Eh bien, c’est fini entre eux, mais elle a eu un enfant de lui ! Le gamin a le même âge que Henry.
Henry était leur petit dernier.
— Ce n’est pas possible ! Comment a-t-elle su ?
— Figure-toi qu’elle a débarqué chez eux ce soir avec le gosse, en accusant Brad d’être un sale menteur. Apparemment, il a arrêté il y a quelques mois de lui verser la pension qu’il lui avait promise. La pauvre Alyson est dans tous ses états. En plus, ses parents sont venus pour Thanksgiving, et la fille a tout déballé devant eux, en plein repas.
— Mon Dieu !
— Et ce n’est pas tout, Steph : il aurait aussi une liaison avec la nouvelle fille au pair… Je ne sais pas ce qui va se passer, mais Alyson veut le tuer. De toute évidence, saint Brad n’est pas aussi saint que ça. J’ai toujours su que c’était un sale type. Maintenant, elle en a la preuve.
— Oh, mon Dieu ! Que va-t-elle faire ?
— Elle dit qu’elle veut divorcer, et elle le fera. Je ne vois pas comment il pourrait nier qu’il l’a trompée. Pas avec ce petit de deux ans pour prouver son infidélité.
— Pauvre Alyson. Elle qui l’aimait tant.
— À mon avis, c’est fini, tout ça. Elle l’a obligé à quitter la maison sur-le-champ. Il a bien essayé de résister, mais quand elle a appelé la police il est parti sans demander son reste.
— Qu’est-il arrivé à la fille, avec son gamin ?
— Elle est partie avec lui. Alyson dit que l’enfant est le portrait craché de Brad. Et la fille au pair lui a dit qu’elle avait demandé un test ADN pour prouver qu’il était le père. Alyson se retrouve seule avec les gosses : car elle a aussi viré la fille au pair actuelle, puisqu’il couchait avec elle également.
Toute cette histoire était sordide, mais Stephanie ne doutait pas de sa véracité. D’ailleurs, Brad s’était montré un peu trop familier avec elle, depuis la mort de Bill.
— Tu devrais l’appeler, poursuivit Jean. Elle ne cesse de pleurer.
Stephanie téléphona à Alyson et entendit la même histoire, avec un peu plus de détails. Alyson sanglotait, hystérique, criant qu’elle ne voulait plus jamais revoir Brad. C’était peu vraisemblable, puisqu’ils avaient trois enfants ensemble. Mais elle était décidée à déposer une demande de divorce dès le lundi matin.
— Je suis désolée, Alyson, dit Stephanie, sincèrement triste pour son amie.
— Moi aussi, répondit Alyson en pleurant. Je n’ai pas été gentille avec toi. Mais je me faisais du souci pour toi, et j’étais choquée que tu sortes avec Chase si peu de temps après la mort de Bill. Brad me disait que c’était terrible… et regarde ce qu’il a fait… Quel salaud ! Comment a-t-il pu me faire ça ? Je le déteste !
Alyson était tombée abruptement de son petit nuage de naïveté, pour découvrir la perversité et la trahison de son mari.
— Je suis sûre que tu sais ce que tu fais avec Chase, Steph. Je t’aime, et je ne veux pas qu’il t’arrive quelque chose de mal.
Elle pleura encore un moment, puis elles raccrochèrent. Stephanie demeura allongée sur son lit, pensive. Elle songea au moment où elle avait découvert la liaison de Bill, à ce qu’elle avait éprouvé. Elle aurait dû divorcer à ce moment-là. C’est aussi ce que devrait faire Alyson. Sa relation avec Brad était définitivement brisée. On ne pouvait pas réparer ce genre de fracture.
Le lendemain matin, Stephanie tomba sur Louise dans la cuisine, qui buvait son café d’un air maussade.
— Maman… je suis désolée pour ce que j’ai dit à Sandy, hier soir. Je ne sais pas ce que j’ai, mais je suis tout le temps en colère, j’en veux à tout le monde. Je t’en veux d’être avec Chase. J’en veux à papa parce qu’il est mort. Et à Michael parce qu’il est avec Sandy. Et j’en veux presque à Charlotte parce qu’elle est née après moi, ajouta-t-elle avec un sourire. Elle était tellement énervante quand elle était petite ! Elle l’est encore, la plupart du temps.
— C’est bien que tu l’admettes, dit Stephanie en l’embrassant sur la joue. J’en ai voulu aussi à papa pendant quelque temps, mais cela ne m’a pas aidée à surmonter sa mort. Je vais mieux, à présent.
— Tu n’étais pas vraiment heureuse avec lui, n’est-ce pas ?
— Je l’ai été, répondit prudemment Stephanie. Nous avons longtemps été heureux ensemble. Puis je suppose que nous avons négligé notre relation. Il était trop accaparé par son travail, moi j’étais débordée avec vous, et nous nous sommes éloignés. À un certain moment, nous aurions dû divorcer, mais nous ne l’avons pas fait. Nous avons continué, chacun de notre côté. Je crois que j’avais trop peur pour demander le divorce. Et puis je l’aimais. Mais ce n’était pas une vie.
— Pourquoi les choses se sont-elles passées ainsi ?
— Je te l’ai dit. Nous avons laissé la situation se dégrader, nous étions submergés, trop paresseux pour réagir. Une relation s’entretient tous les jours, nous ne l’avons pas fait.
— Est-ce que papa t’a trompée ?
Stephanie, surprise, hésita un long moment avant de répondre. Quelqu’un avait-il parlé à sa fille ?
— Quelle différence cela fait-il ? S’il a eu une maîtresse, c’est sans doute parce que notre mariage n’était plus satisfaisant. Les gens ne trompent pas leur conjoint quand ça va bien. Ou alors, c’est qu’ils sont idiots. Et ton père était loin d’être stupide.
— Meg Dawson m’a dit un jour que papa avait une liaison. J’avais seize ans, et je n’ai pas voulu la croire.
Meg était la fille aînée de Jean, elle avait cinq ans de plus que Louise. Elle avait dû surprendre une conversation entre ses parents.
— C’est possible, dit Stephanie d’un ton neutre.
— Cela m’aiderait si je savais la vérité. Je t’ai fait beaucoup de reproches, maman. J’ai peut-être eu tort. Papa était peut-être fautif.
— Inutile de te mettre en colère contre ton père, dit Stephanie en souriant. Il n’est plus là, à présent.
Louise la fixa avec tant d’insistance qu’elle finit par céder.
— Oui, il m’a trompée, dit-elle en hochant la tête. Mais je suis restée tout de même. Il voulait épouser cette femme, mais elle a changé d’avis et alors il est revenu vers moi.
Stephanie ne fit pas d’autre commentaire sur l’égoïsme de Bill ou la souffrance qu’il lui avait infligée. Elle se contenta d’énoncer les faits et de laisser Louise tirer elle-même ses conclusions.
— Tu es restée à cause de nous ?
— En partie, mais aussi pour moi. Je pense que j’ai eu peur de partir et de vivre seule, avec trois enfants. Alors je suis restée. Mais je ne lui ai jamais pardonné cette trahison. J’ai vécu avec. Les compromis de ce genre finissent souvent mal. Nous nous sommes éloignés considérablement, après cela.
— Michael et Charlotte sont au courant ?
— Non, je n’en ai pas parlé. Vous n’aviez pas besoin de savoir. J’espère que je ne commets pas d’erreur en te le révélant aujourd’hui. Peu importe ce qui s’est passé entre nous. Votre père vous aimait vraiment.
— Il t’aimait aussi, maman. Il me l’a répété très souvent. Encore un mois avant sa mort, il me disait que tu étais quelqu’un de bien, qu’il ne te méritait pas, et qu’il t’aimait. Je suppose qu’il ne savait pas comment te le prouver.
Stephanie resta muette un instant, très émue.
— Merci de me le dire, Louise.
À cet instant, Michael entra dans la cuisine avec Sandy. Louise passa un bras sur les épaules de sa mère.
— Merci, maman, de m’avoir dit la vérité.
— À quel sujet ? lança Michael depuis le seuil.
— Désolée d’avoir été aussi grossière hier soir, dit Louise en se tournant vers Sandy. Je fais des sorties de ce genre, de temps en temps. Les autres m’ignorent, tu n’as qu’à faire comme eux. Il y en a une comme moi dans toutes les familles, ajouta-t-elle en souriant. Du moins, je l’espère…
— Waouh ! Qu’est-ce qui t’arrive, Louise ? lança Michael, sidéré.
— Maman a mis de la marijuana dans mes corn flakes. Ça aide.
Ils s’assirent tous autour de la table et bavardèrent gaiement tout en prenant leur petit déjeuner. Louise échangea un regard appuyé avec sa mère, par-dessus la table. Quelque chose d’important s’était produit ce matin. Stephanie n’aurait su dire quoi exactement, mais il y avait un changement.
Dans la soirée, Stephanie rendit visite à Alyson. Son amie ne cessait de pleurer. Brad avait voulu la voir dans l’après-midi, mais elle ne l’avait pas laissé entrer.
Quel hypocrite, ce Brad ! songea Stephanie en rentrant chez elle. Mais au moins, cette pauvre Alyson ne vivrait pas dans le mensonge, en faisant semblant de lui avoir pardonné.
Stephanie comprit alors pourquoi son mariage avec Bill avait été un échec. Ils avaient fait semblant. Elle, de lui pardonner ; et lui, de l’aimer. Tout ça était faux. En dépit de ce qu’il avait dit à Louise, il ne l’aimait plus. Et elle non plus. Leur relation était bel et bien morte.
Cette pensée lui vint à l’esprit tandis qu’elle traversait le pont. C’est alors qu’elle se sentit libre… Elle pouvait bien l’admettre en son for intérieur, à présent. Elle avait cessé d’aimer son mari sept ans avant sa mort, et peut-être même avant cela.