Jane se précipita vers la causeuse. Motton, qui n’avait pas prévu cette embardée, lâcha prise.
Il n’en fallait pas davantage à la jeune femme pour saisir l’occasion. Elle avait appris très tôt au contact de John et Stephen. En un éclair, elle avait dégagé son poignet et, s’étant mise à quatre pattes, cherchait du regard le malicieux organe sous le petit canapé.
À l’évidence, les domestiques habituels des Widmore n’étaient pas plus consciencieux que leurs remplaçants épisodiques, car une épaisse couche de poussière l’attendait sous le meuble. Jane éternua.
— Peut-on savoir ce que vous faites ? demanda lord Motton sans dissimuler son agacement.
Jane lui jeta un rapide coup d’œil. Le jeune homme paraissait très irrité.
— Je cherche quelque chose.
— Quoi donc ?
— La verge de Pan, si vous voulez tout savoir.
— Que dites-vous ?
— Attendez, commanda-t-elle en touchant du bout des doigts quelque chose de long et dur. Je crois que je le tiens !
Motton ne put s’empêcher d’admirer le sublime derrière de la jeune femme. Qu’avait-elle dit au juste, qu’elle cherchait un pénis ? Dans ce cas, il avait de quoi la satisfaire.
Que lui arrivait-il donc ? Edmund n’était pas coutumier de ce genre d’obscénités à l’égard des jeunes femmes. Mais il n’était pas non plus coutumier de ce genre de spectacle. Comme il serait facile de soulever la chemise de la demoiselle pour découvrir sa nudité.
C’était hors de question ! Ces ravissantes petites fesses rondes appartenaient à la sœur de John et Stephen.
— Avez-vous bientôt fini ? demanda-t-il en tirant sur une mèche de cheveux.
Jane recula en ahanant. Son genou se prit alors dans le tissu de sa chemise de nuit, qui se plaqua contre son adorable fessier.
Motton croisa les mains dans le dos et contempla les moulures du plafond.
— Regardez ce que j’ai trouvé.
Il considéra l’objet qu’elle agitait sous son nez. Il ressemblait en effet au sexe démesuré de Pan.
— Euh, oui, je vois ça !
Que dire d’autre ? Elle n’attendait tout de même pas qu’il lui donne son avis !
— On dirait que ce pauvre Pan est mûr pour la retraite, ajouta-t-il.
Miss Parker-Roth haussa les épaules.
— J’ai heurté la statuette avec le chandelier quand vous m’avez surprise. J’aurais dû voir à ce moment-là que c’était du plâtre et non un marbre, mais j’avais d’autres soucis.
— Oui, en effet, confirma-t-il, s’interdisant toute allusion à la beauté de la jeune femme quand elle s’était débattue.
Il se dit qu’il serait préférable de ramasser la toile de Hollande qui gisait sur le sol et d’en couvrir la main de Jane ainsi que l’objet qu’elle tenait.
— J’ai remarqué que vous aviez camouflé cette œuvre.
La jeune femme partit d’un éclat de rire.
— Ce n’était pas moi ! Mère est une artiste, vous vous souvenez ? J’ai l’habitude, mais ce n’est pas le cas de Mrs Brindle, qui est notre gouvernante pour la Saison. Je crains qu’elle n’apprécie pas l’œuvre de Clarence. La maison est parsemée de toile de Hollande.
— Oh ! s’exclama Motton, ne trouvant rien à ajouter.
— Mais voyez plutôt !
Elle brandit de nouveau le membre raide qu’elle serrait fermement de ses doigts fins. Le moulage était très réaliste. Dommage pour Pan ! Il n’était plus désormais qu’un demi-dieu.
Motton se serait bien vu à sa place, au chaud dans la paume de Jane.
Hélas, il ne se reconnaissait pas le droit de la désirer. En outre, la plupart des jeunes femmes de bonne famille se seraient évanouies plutôt que d’empoigner avec autant d’enthousiasme une verge, même en plâtre.
— De quoi s’agit-il ?
La jeune femme cligna des yeux. Le ton employé par Motton était très rude mais, par Zeus, n’était-il pas cruellement mis à l’épreuve ? Ne voyait-elle pas qu’elle se tenait devant lui, entièrement nue sous la gaze de son déshabillé ? Sans effort, il se souvint de la douceur de ses seins plaqués contre son torse, de la rondeur de ses fesses dans le creux de ses mains. Il avait encore sur la langue le goût de ses baisers, sentait encore le parfum musqué de son désir. Pendant ce temps, mademoiselle se pavanait, un phallus en érection à la main !
Elle aurait dû le remercier de se contenter de s’adresser à elle sur un ton vif au lieu de passer à l’acte en lui arrachant son vêtement pour lui faire l’amour.
Nul doute qu’il méritait la castration pour oser concevoir de telles pensées au sujet de la sœur de ses amis !
S’il ne sortait pas bientôt de cette maison, il risquait de perdre la tête et de céder à son désir.
— Regardez…, annonça-t-elle en désignant la base du sexe de Pan.
Il chassa ses pensées lascives pour examiner l’endroit qu’elle lui indiquait. Était-ce bien un morceau de papier ? Il essaya de le retirer.
— Pas touche ! s’exclama Miss Parker-Roth en lui arrachant l’objet des mains pour le cacher dans son dos. Comme c’est moi qui l’ai trouvé, c’est moi qui dois le sortir.
— Eh bien, qu’attendez-vous ? demanda Motton en croisant les bras.
— Un peu de patience ! répondit Jane en le défiant du regard.
Le vicomte la regarda d’un air affable jusqu’à ce qu’elle fasse enfin réapparaître le pénis de Pan. Il en dépassait bien un morceau de papier. Elle en attrapa le coin et le retira avec moult précautions de peur de le déchirer.
Lord Motton prit une bougie sur le manteau de la cheminée tandis que, penchée sur le bureau, Miss Parker-Roth dépliait et défroissait la feuille.
— C’est bien un croquis. Du moins, une partie de croquis.
Le papier était découpé sur deux bords, preuve que ce n’était sûrement qu’un fragment. La jeune femme s’approcha pour en étudier les personnages. Ils formaient un curieux bric-à-brac de corps et de membres. Que faisaient-ils ?
Lord Motton étouffa un cri et lui arracha le papier des mains.
— Hé, rendez-moi ça !
Elle essaya de le reprendre, mais il le tenait en l’air au-dessus de sa tête.
— Pas question !
Le ton était catégorique. Le visage du vicomte était complètement impassible. Il ne souriait plus et son nez était pincé sous l’effet de la colère.
— Ce n’est pas un spectacle pour une jeune fille.
— Vraiment ? demanda Jane, encore plus curieuse.
Elle leva de nouveau les yeux vers le bout de papier, mais Motton le tenait hors de portée. Elle aurait pu lui faire baisser le bras, mais elle savait d’expérience que c’était peine perdue. Les hommes avaient tout simplement plus de force.
— Pourquoi ? ajouta-t-elle.
— Cela représente une orgie.
— Ah !
En y repensant, elle se dit que quelques-uns des personnages étaient effectivement à demi nus et drôlement imbriqués les uns dans les autres.
— C’est ma première orgie ! Je veux dire, sur le papier…
— J’espère bien !
Elle aurait fait n’importe quoi pour poser encore une fois les yeux sur le dessin.
— J’ignorais que vous étiez si pudibond, lord Motton.
— Je ne suis pas pudibond. J’ai simplement le sens des convenances.
— C’est cela, oui.
Il la fusilla du regard. Si elle espérait qu’il céderait à ses provocations, elle se trompait.
— Dites-moi, c’est une orgie d’espions français ?
— Non !
Lord Motton examina l’esquisse en prenant soin de la cacher à la vue de la jeune femme.
— Mais je crois qu’Ardley sera content, reprit-il. D’ailleurs, il est représenté.
— Ah oui ? Et que fait-il ?
Jane sautilla pour essayer d’apercevoir la scène, mais sans succès. Elle regrettait de n’avoir pas regardé plus attentivement quand elle en avait eu l’occasion, seulement, le dessin était tellement embrouillé…
— Rien qui vous concerne, Miss Parker-Roth.
Le ton de sa voix était glacial à présent. Ah, si au moins le vicomte n’était pas si prude ! Il faisait moins l’hypocrite quand il l’embrassait !
— Vous reconnaissez d’autres personnes ?
— Oui.
Si elle avait été sûre de ne pas se briser les orteils, elle lui aurait volontiers donné un coup de pied dans les tibias.
— Vous vous souvenez que ce n’est qu’une partie de la totalité, rappela-t-elle.
— Je ne l’oublie pas.
— Nous devrions nous mettre à la recherche des autres.
— Non, je ne crois pas.
— Quoi ? Comment ça ?
Il haussa les épaules. Jane était prête à lui sauter au visage. Motton, quant à lui, ne doutait pas qu’elle mourait d’envie de lui arracher le papier des mains. Mais ce n’était pas le genre d’œuvre d’art que l’on met sous les yeux d’une honnête femme. Un ultime coup d’œil à la scène confirma son impression première.
— Je me suis engagé à chercher un croquis représentant des espions parce que j’avais la conviction de rendre service à mon pays. Mais ce torchon ne fait qu’illustrer les turpitudes de certains membres de l’aristocratie, déclara-t-il en brandissant la feuille avant de la mettre dans sa poche.
— Êtes-vous sûr qu’il n’a pas plus d’importance que vous le dites ? Pourquoi Clarence en aurait-il fait des confettis pour le cacher ? Et pourquoi lord Ardley est-il si désireux de le récupérer ?
— Pour ce qui est d’Ardley, j’imagine qu’il serait très gêné si ce chef-d’œuvre finissait dans la vitrine d’un des marchands d’art de Londres. Il est surtout désireux d’épouser la fille d’un bourgeois, une certaine Miss Barnett, dont le père, qui est méthodiste, n’a sûrement pas envie de confier sa fille aux bons soins d’un débauché !
— Cela se comprend ! renchérit Miss Parker-Roth, indignée. Il faut absolument que nous trouvions un moyen de prévenir Miss Barnett !
Comment pouvait-on être aussi ignorante de la marche du monde ? Quoique, en y songeant, Jane n’était pas connue pour courir après les titres nobiliaires.
— Miss Parker-Roth, si cette femme épouse Ardley, elle deviendra comtesse.
— Et alors ? Si elle l’épouse, elle sera encombrée d’un mari peu recommandable. Nous devrions mettre Miss Barnett au courant pour qu’elle puisse au moins choisir en connaissance de cause.
— Ce n’est pas ainsi que va le monde !
— Le mien, si ! rectifia Miss Parker-Roth en lui lançant un regard féroce. Nous devons trouver un moyen de la contacter.
— Nous ?
— Très bien. Alors, je trouverai !
— Vous ne pouvez pas faire cela. Nous ne savons même pas si le croquis représente une scène authentique.
Le cœur de Motton faisait des bonds à l’idée que cette jeune femme impétueuse fasse courir des rumeurs susceptibles d’anéantir les projets de mariage d’Ardley. Le comte se trouvait acculé. S’il n’épousait pas Miss Barnett pour hériter de sa fortune, il finirait en prison pour dettes et risquerait même de perdre ses terres.
Ardley ne laisserait personne – et sûrement pas une ingénue comme Miss Parker-Roth – se mettre en travers de sa route.
— Il faut la prévenir. Je ne peux pas laisser une femme tomber dans un piège aussi sordide.
— Miss Parker-Roth, vous ne comprenez pas.
— Non, lord Motton, c’est vous qui ne comprenez pas. J’ai bien l’intention de mettre cette pauvre fille en garde, prévint-elle en le poussant du doigt. Oseriez-vous me dire que, si vous aviez une sœur, vous la laisseriez épouser lord Ardley malgré ce que nous venons de découvrir ?
Miss Parker-Roth exagérait. Il arrivait que des hommes – de parfaits gentlemen – fassent des écarts que les femmes désapprouvaient. Les orgies en faisaient partie. Bon, d’accord, peut-être pas les orgies. Il avait lui-même été contraint d’assister à une ou deux d’entre elles à l’époque où il faisait des filatures. Heureusement, personne ne l’avait obligé à y participer. L’idée de faire l’amour en public ne le tentait pas. Il entendait que sa vie privée reste privée, derrière la porte fermée à clé d’une chambre à coucher dotée d’un lit moelleux.
Il se surprit d’ailleurs à imaginer avec force détails ce qu’il pourrait faire à cet agaçant petit bout de femme. Le spectacle n’était pas aussi détaillé qu’il l’aurait souhaité, bien sûr. Pour cela, il aurait fallu être en mesure d’admirer ce qui se trouvait sous cette chemise de nuit.
Mais il n’était pas question d’aller voir, ni de se perdre en conjectures érotiques impliquant Miss Parker-Roth.
Il ôta le doigt de la jeune femme de sa poitrine. Elle avait raison sur un point : s’il avait eu une sœur, il se serait opposé à ce qu’elle épouse Ardley.
— Je…
Bon sang ! La porte d’entrée venait de claquer. Des bruits de pas résonnèrent dans le vestibule. Jane aussi avait dû les entendre, car elle prit une brusque respiration.
— C’est mère qui rentre plus tôt que prévu…
— Nom de…
Motton étouffa son juron, prit la jeune femme par les épaules et la regarda droit dans les yeux. Vicomte en titre depuis l’âge de seize ans, il avait une certaine expérience de l’autorité et s’efforça donc de se montrer le plus persuasif possible.
— Jane – Miss Parker-Roth –, il ne faut parler à personne des événements de ce soir. Je vous l’interdis ! Ni à votre mère, ni à votre frère, et surtout pas à Miss Barnett. À personne.
— Il faut que je le fasse. Je ne peux pas rester sans rien faire pendant qu’une jeune femme court à sa perte.
Le vicomte songea que Jane exagérait les risques. La plupart des femmes se seraient accommodées de bien pire pour devenir comtesse. Il remarqua que Jane avait les épaules contractées.
— Ce n’est pas ce que je vous demande. Je veux simplement que vous attendiez qu’on en reparle.
— Jane, vous êtes là ?
La voix de Mrs Parker-Roth semblait toute proche.
Motton secoua légèrement la jeune femme pour s’assurer qu’elle l’avait bien compris.
— Soyez patiente. D’accord ? demanda-t-il en jetant un coup d’œil à la porte dont le loquet s’était mis à tourner. Il faut que je parte.
— Quand vous reverrai-je ?
— Demain soir au bal de Palmerson.
Elle le regarda s’enfuir par la porte-fenêtre puis disparaître dans la nuit au moment même où sa mère entrait dans le bureau.
— Avec qui parliez-vous, Jane ? interrogea Mrs Parker-Roth en ôtant sa pèlerine.
— Euh…
Décidément, Jane ne savait pas mentir.
— Diable, qu’est-il arrivé à ce pauvre Pan ? demanda sa mère en désignant du regard les morceaux de plâtre épars sur le tapis.
— J’ai bien peur de l’avoir renversé, répondit Jane en serrant les poings pour éviter d’agripper sa chemise de nuit. J’étais descendue chercher un livre.
Sa mère sourit.
— Vous avez déjà fini Frankenstein ?
Jane acquiesça.
— Vous étiez sans doute un peu nerveuse. Mrs Brindle sera contente. Elle n’appréciait pas beaucoup les… comment dirais-je, les disproportions de Pan.
— J’espère que Cleo ne se fâchera pas quand elle rentrera.
Jane entreprit de ramasser les plus gros morceaux et de les regrouper dans la toile de Hollande.
— Bah ! Ne vous inquiétez pas. Si ma mémoire est bonne, il fut un temps où Clarence les faisait en série. Si Cleo tient vraiment à cette statuette, je suis sûre qu’elle pourra en trouver une autre dans la maison.
Jane fut interloquée. Il existait donc d’autres statuettes de Pan ?
— Ah, oui ? Et savez-vous où ils se trouvent ?
— Non. Mais je suppose que plusieurs amis de Clarence en possèdent.
— Naturellement.
La jeune femme se promit d’en parler à lord Motton dès le lendemain. Elle esquissa un sourire en ramassant un des sabots du dieu grec. Un entretien particulier avec le vicomte s’imposait.
— Qu’y a-t-il de si drôle ? demanda sa mère en lui tendant les cornes.
— Rien, répondit Jane en se redressant pour épousseter sa chemise. Comment était votre réception ? Les Hammersham étaient-elles en voix ?
Mrs Parker-Roth s’esclaffa.
— Les Hammersham ne sont jamais dans de bonnes dispositions pour chanter. J’ai parlé peinture à l’huile toute la soirée avec Hermione Littledon. Elle a mis au point une technique très intéressante, expliqua-t-elle en regardant d’un air désapprobateur la porte-fenêtre entrouverte. C’est vous qui avez ouvert ?
— Euh, oui, j’avais chaud.
Sa mère la referma d’un geste sûr.
— Nous ne sommes plus à la campagne. Vous savez, à Londres, il faut être prudent. Je ne voudrais pas vous effrayer, mais on ne sait jamais qui rôde dans les parages.
— Vous avez raison. Je ferai attention.
Que lord Motton se le tienne pour dit, s’il les écoutait ! Jane regarda par la fenêtre. La terrasse semblait déserte.
Sur le point de sortir, sa mère se retourna.
— Vous venez, Jane ? Vous aurez tout le loisir de chercher votre livre demain à la lumière du jour. Il est temps d’aller dormir.
— Déjà ?
Elle aurait aimé poser une dernière fois les yeux sur lord Motton. Avait-elle rêvé sa venue, ses baisers ? Il lui semblait que oui, même si les bris de plâtre attestaient de la réalité de son souvenir.
— Oui. Palmerson donne un bal demain soir et il est hors de question que vous passiez à côté d’un tel événement parce que vous serez restée terrée dans votre chambre avec un livre !
— Mais je ne manquerai ça pour rien au monde, mère.
— Vraiment ? (Mrs Parker-Roth esquissa un sourire ravi puis se ravisa et prit un air scrutateur.) Ai-je bien entendu ? Manifesteriez-vous de l’intérêt pour une soirée mondaine ?
Jane haussa les épaules en évitant de croiser son regard.
— Palmerson sert toujours un délicieux homard en croûte, rappela Jane.
— C’est vrai !
Les deux femmes quittèrent le bureau et gravirent l’escalier.
— Même si, vous savez, le meilleur est celui du duc d’Alvord, avec sa pâte craquante fourrée de homard frais, soupira Mrs Parker-Roth. Dommage qu’il soit parti en villégiature pour la naissance de son deuxième enfant.
Elles se séparèrent dans le corridor. L’une retournant sans doute à ses rêves de homard, l’autre, le sourire aux lèvres, à des rêves plus intimes, plus exquis – pourvu qu’elle parvienne à trouver le sommeil.
Si Motton n’avait pas eu la tête ailleurs – notamment à cause des manières, de la silhouette et des grâces obsédantes d’une certaine demoiselle –, il aurait pu entendre l’inconnu s’approcher, mais il était hanté par le souvenir du corps enchanteur de Jane.
Il ne s’était pas non plus attendu à se faire attaquer dans le parc de Widmore, mais se dit que ce n’était pas une excuse lorsqu’il comprit enfin que le raffut dans les taillis n’était pas dû à un animal sauvage. Quelle chance de tomber sur un assaillant aussi maladroit ! Motton était si absorbé par ses rêveries que même un espion moyennement entraîné aurait eu le temps de le tuer dix fois. Dans le cas présent, il esquiva sans peine l’échauffourée par une simple prise au bras, plaçant son couteau sous la gorge de son attaquant avant que ce mollasson ait eu le temps de dire « ouf ».
— Où sont tes compagnons ? demanda Motton en tournant instinctivement le dos au mur d’enceinte pour balayer le jardin du regard.
Il ne vit rien.
— Argh.
L’inconnu tremblait comme s’il était pris de fièvre.
— Tu es seul ? Je te conseille de me dire la vérité ou je te tranche la gorge sur-le-champ !
— Aaah !
Motton remarqua qu’une tache se formait sur l’entrejambe du bonhomme ! Parfait ! C’était sans doute un valet ou un domestique de province. Les habitués des bordels de Londres n’étaient pas de telles chiffes molles.
— Qui vous envoie ?
L’inconnu se mit à sangloter.
— Flûte !
Il ne manquait plus qu’il soulage également son estomac ! Chercher à obtenir des réponses était une chose mais, s’il effrayait trop cet empoté, le pauvre allait s’évanouir. Il retira donc son couteau et, sans desserrer l’étau de sa main, força l’homme à lui faire face tout en le maintenant à bonne distance.
— Qui t’envoie, gredin ? Allez, si tu réponds, je te laisserai partir.
— Mais j’perds ma place, moi, si j’parle, milord.
— Et tu perdras la vie si tu ne parles pas !
Pour rien au monde il n’aurait tué ce nigaud, mais l’autre semblait persuadé du contraire.
— Mon Dieu, j’vous en prie, ayez pitié ! supplia-t-il au bord des larmes en joignant les mains. J’ai une femme et un bébé à nourrir, faut m’croire.
— Alors dis-moi qui t’envoie et pourquoi, et tu seras libre.
— Mais milady va m’jeter à la rue, avec la femme et le p’tit…
Motton l’arrêta d’un geste de la main avant qu’il n’énumère toutes les personnes qu’il avait à sa charge.
— Ne me dis pas que tu travailles pour lady Farthingale !
Le gaillard parut abasourdi. Soit ce dernier était très bon acteur, soit Motton était tombé juste.
— Oui, mais de grâce, milord, lui dites pas que j’vous l’ai dit. Et puis d’abord j’vous l’ai pas dit. C’est vous qui l’avez d’viné !
— Dis-moi pourquoi elle t’a envoyé et je serai muet comme une tombe.
Motton était prêt à croire ce pauvre bougre fidèle à sa patronne, mais le domestique était plus probablement trop effrayé et long à la détente pour répondre du tac au tac. Il décida donc de l’encourager à parler en lui mettant de nouveau son couteau sous la gorge.
— Elle voulait un papier. Elle a dit qu’vous l’auriez après qu’vous s’rez allé dans cette maison.
Ardley avait dû mettre lady Farthingale dans la confidence. Ce n’était pas surprenant, s’il en jugeait par le dessin qu’il avait dans la poche. Visiblement, ces deux-là se connaissaient bien.
— Ta maîtresse s’est laissée emporter par son enthousiasme ! Il y a des centaines de bouquins dans ce bureau, et des milliers d’endroits où cacher un mince carré de papier.
— Vous l’avez pas trouvé, alors ? demanda le naïf d’un ton inquiet.
— Non.
Il ne mentait pas. N’était-ce pas Miss Parker-Roth qui avait mis la main dessus, après tout ?
— Mais alors qu’est-ce que j’vais dire à milady, moi ?
— La vérité, j’imagine. Je ne l’ai pas trouvé, donc tu ne l’as pas, conclut le vicomte en appuyant le fil de sa lame contre le gosier du serviteur, qui blêmit de nouveau. Tu peux aussi lui conseiller d’arrêter ses démarches mal avisées. Dis-lui que lord Motton serait extrêmement contrarié si les dames qui résident chez Clarence Widmore étaient importunées de quelque manière que ce soit.
— Ou… oui, milord.
— Bien ! Tu peux partir, déclara Motton en reculant, le couteau toujours bien en vue et le visage tordu par une grimace de dégoût.
L’homme ne se fit pas prier.
Hum… Qu’avaient-ils, tous, avec ce dessin ?
Motton regagna discrètement ses propres jardins par le portail de derrière, désormais aux aguets. Mais tout était calme. Néanmoins, tant qu’il n’en saurait pas plus, il aurait tout intérêt à placer quelques hommes en faction. Il en affecterait également un ou deux à la surveillance de la maison de Widmore. Il devrait de surcroît parler à Stephen Parker-Roth au sujet de la sécurité de sa mère et de sa sœur. Mais, pour l’heure, il ne savait pas encore comment lui présenter les choses.
Il entra chez lui comme il était entré chez Widmore : par la porte-fenêtre de son bureau. Il était urgent de bien la fermer, ainsi que toutes les autres issues de la maison. Il demanderait à Williams, son majordome, de veiller à ce que…
— Où étais-tuuu, mon gars ?
Mince ! Il avait oublié de demander à Williams d’interdire l’entrée de son cabinet.
— En effet, Edmund, où étiez-vous passé ?
Il alluma une bougie et découvrit sa tante Winifred avec Theo, son gros perroquet gris, perché sur l’épaule. La vieille dame et le volatile le dévisageaient d’un air des plus accusateurs depuis l’embrasure de la porte. Theo ne cessait de tourner la tête, cherchant sans doute quel œil était le bon.
Motton essaya de se calmer. Il n’était plus un enfant et se trouvait dans sa propre maison. Il n’avait pas à se justifier auprès de tante Winifred, et n’en avait d’ailleurs pas la moindre envie.
— Dehors. J’étais sorti.
— Ça se voit !
— Ça se voooit ! Ça se voooit ! Comme le nez au milieu d’la figuuure !
Il haïssait Theo quand ce dernier faisait le fier.
— Tais-toi, Theo, tu n’as même pas de nez !
L’oiseau gonfla ses plumes.
— Ooh, le vilain garçooon !
— Bien envoyé ! commenta tante Winifred en jetant un regard réprobateur à son neveu. Voyons, Edmund, c’est indigne de vous de répondre à Theo. Ce n’est qu’un perroquet, vous savez.
— Oui, je sais, confirma Motton, exaspéré de devoir répondre aussi à sa tante. Je vous croyais à une soirée de concert avec mes autres tantes ?
— Mon Dieu, non. Je ne veux pas sortir tant que je ne suis pas sûre qu’Edmund et Theo aient trouvé leurs marques.
— Edmund !
Motton parcourut avec circonspection la pièce du regard. Aucune trace du primate. À moins qu’il ne se fût caché dans les rideaux ?
— Où est Edmund ?
— Là-haut, dans ma chambre. Le pauvre diable était fourbu par le voyage.
— Ah bon ?
Dommage que ce coquin ne soit pas plus souvent fatigué ! Avec le chat de Cordelia, les deux petits caniches jappeurs de Dorothea et le lévrier de Louisa en prime, sa maison ressemblait déjà suffisamment à un zoo. Il ne manquait plus qu’un singe et un perroquet !
— Je suppose que vous êtes fatiguée, vous aussi. Vous alliez vous coucher, peut-être ?
— Non, répliqua Winifred en prenant place dans l’un des grands fauteuils.
Quant à Theo, il sauta sur le dossier pour mieux défier le vicomte du regard.
Motton était dépité. Il aurait donné cher pour un verre de cognac, mais il faudrait alors offrir quelque chose à sa tante et celle-ci s’éterniserait. Mais peut-être que, s’il restait debout, elle en viendrait plus rapidement au fait.
C’est précisément ce qu’elle fit.
— Il est temps que vous vous mariez, Edmund.
À la réflexion, il s’assit et se servit un grand verre de cognac. Tant pis pour les bonnes manières !
— Me marier ? répéta-t-il en s’éclaircissant la voix. Mais j’ai tout le temps. J’ai à peine trente ans.
— Vous avez trente-trois ans. Presque trente-quatre.
— Ce n’est pas si vieux.
— Ça l’est, si l’on songe à votre passé.
Il but une autre gorgée de cognac. Que diable tante Winifred voulait-elle dire ? Lui qui pensait avoir plutôt bien caché ses liaisons par le passé. N’avait-il pas, pendant toutes ces années, été un amant discret ?
— Mon passé ?
— Ma foi, le mot « pedigree » serait sans doute plus approprié. Votre grand-père a dû attendre son sixième enfant pour obtenir un héritier. Quant à votre père, bien qu’il vous ait eu jeune, il n’a pas fait d’autre enfant à votre mère, même si cela est sans doute dû au fait qu’il n’ait pas essayé souvent.
— Tante Winifred ! s’exclama Motton.
Il n’avait aucune envie de parler des relations – ou de l’absence de relations – sexuelles de ses défunts parents, ni même d’y penser.
Winifred poussa un grognement.
— Quoi qu’il en soit, nous n’avons pas de temps à perdre.
Soudain, il eut l’épouvantable vision de ses tantes occupées à régler tous les détails de sa nuit de noces.
— Je suis tout à fait capable de m’en occuper moi-même, à tous points de vue. Je n’ai pas besoin de votre aide, conclut-il en articulant lentement, sans quitter sa tante des yeux.
— Bien sûr que si, vous avez besoin de mon aide ! Il vaut mieux que ce soit moi plutôt que Gertrude. Elle vous a déjà choisi Miss Aldenpourrie.
— Aldenberry, ma tante. Son nom est Aldenberry.
— Eh bien, moi, je dis qu’elle devrait s’appeler Aldenpourrie. Elle n’a que vingt-six ans mais en fait déjà le double. De plus, elle est tout efflanquée et plate comme une limande !
— Ma tante, je vous en prie. Vous me faites rougir !
Il avala une autre gorgée de cognac. Georgiana, ou George, comme on l’appelait, était en effet extrêmement émaciée, comme taillée à la serpe. Et renfrognée, de surcroît. Depuis le temps qu’il la connaissait, il ne l’avait jamais vue sourire, et encore moins rire. Comment Gertrude pouvait-elle s’imaginer que cette fille ferait une épouse convenable pour lui ?
La réponse était simple. Miss Aldenberry avait six frères.
— Peuh ! Je suis sûre qu’il vous en faut davantage pour rougir, déclara-t-elle en tapotant le bord du bureau. Mais soyez tranquille, j’ai remis Gertrude à sa place. Les hommes aiment les gros seins, lui ai-je dit ; plus ils sont gros, mieux c’est.
Motton s’effondra, la tête entre les mains.
— Ma tante !
— De beaux nichooons, voilà ce qu’il vous fauuut, mon garçon. De bons gros lolooos ! Deuuux…
— Theo ! s’exclamèrent Motton et sa tante.
Theo pencha la tête.
— C’était pour riiiiire, mon garçooon.
— N’auriez-vous pas un quelconque morceau de tissu pour couvrir la tête de cet oiseau de malheur, histoire qu’il s’endorme enfin, ma tante ?
— Non ! Ne soyez pas bête, répondit-elle en jetant un regard furieux au volatile. Je vais vous faire mettre aux fers, capitaine, si vous ne vous tenez pas bien. Ou au moins vous enfermer dans ma chambre. Je ne plaisante pas.
Theo ramena ses ailes au-dessus de sa tête et leur tourna le dos, leur présentant ainsi les plumes de son échine courbée. Il paraissait dûment contrit.
La vieille dame hocha la tête puis revint à Motton, tapotant de nouveau le bureau.
— Bien, revenons à votre mariage…
— Tante Winifred ! s’écria-t-il en essayant d’imiter l’air sévère qu’elle avait pris pour rabrouer Theo. Je vous ai déjà dit que je n’ai pas besoin de votre aide. Je ne veux pas que vous m’aidiez. En fait, je suis outré…
Mais tante Winifred ne se laissait pas intimider aussi facilement que Theo. Elle l’arrêta d’un geste de la main. Malgré ses soixante-dix ans, elle n’avait rien perdu de son opiniâtreté.
— Bien sûr que vous n’avez pas besoin de moi pour engendrer un héritier. Ce qu’il vous faut, c’est quelqu’un qui vous pousse jusque devant l’autel avec un bon coup de pied dans le derrière. Voilà l’assistance que je vous propose.