Mais où était donc lord Motton ? N’avait-il pas promis de revenir lui parler au bal de Palmerson ? Elle se souvenait très bien des paroles qu’il avait prononcées peu avant de s’enfuir par la fenêtre de Clarence.
— On me dit que… euh, vous séjournez chez… ah oui, les Widmore, Miss Parker-Roth ?
— Oh ! sursauta Jane en se piquant à une feuille de palme.
La jeune femme avait oublié qu’à côté d’elle dans les feuillages se tenait Mr Mousingly, surnommé « la Souris » par les commères. Il faut dire qu’avec sa petite taille, son corps malingre, ses épaules légèrement courbées, ses grandes oreilles et sa terne chevelure clairsemée, il ne laissait pas un souvenir impérissable !
— Vous m’avez surprise.
La Souris fronça les sourcils.
— Je ne vois pourquoi. Je suis là depuis dix minutes, quinze peut-être. Oui, cela doit bien faire quinze minutes. Mais je suis fort contrit de vous avoir effrayée. Telle n’était pas mon intention. Je m’en voudrais de faire peur à une femme, ou à un homme, du moins exprès. Je…
— Oui, oui, je suis certaine que vous ne feriez pas peur à une mouche, Mr Mousingly. D’ailleurs, vous ne m’auriez pas fait sursauter si je n’avais pas été en train de rêvasser.
— De rêvasser ? Oh, dans ce cas, veuillez pardonner mon intrusion. Me permettez-vous de rester là en silence jusqu’à ce que vous ayez terminé ? À moins que cela ne vous effraie aussi ?
Jane aurait voulu hurler, mais cela aurait sûrement affolé l’assemblée. Sapristi, les gens pourraient croire que la Souris lui avait manqué de respect ! Cette idée comique la fit pouffer.
Le curieux petit homme fronça de nouveau les sourcils.
— Ai-je dit quelque chose d’amusant, Miss Parker-Roth ?
— Non, bien sûr, c’était juste un souvenir. Je vous en prie, ne faites pas attention à moi.
— Très bien, Miss Parker-Roth, acquiesça la Souris sans quitter Jane du regard, comme s’il attendait un morceau de fromage.
Que voulait-il, à la fin ? En lui demandant où elle résidait, il avait trouvé un prétexte pour engager cette stupide conversation. En voilà une question saugrenue… Pourquoi voulait-il le savoir ?
— Vous m’avez demandé si nous demeurions chez les Widmore ?
La Souris hocha la tête, soudain intéressé. De plus en plus étrange.
— C’est le cas, en effet. Miss Widmore – pardon, la nouvelle baronne Trent – est en lune de miel et ce pauvre Mr Widmore…
La Souris eut un puissant renvoi aux relents d’ail. Jane recula d’un pas.
— Oui, ce pauvre Clarence. Il est monté au ciel, n’est-ce pas ? Tout cela est si tragique, geignit Mousingly avant de se racler la gorge. C’était un artiste, vous savez.
— Oui, je sais, un sculpteur.
La Souris acquiesça.
— Mais il dessinait aussi des… eh bien, des personnes. Le saviez-vous ?
Dans l’attente d’une réponse, il la regarda en clignant de ses petits yeux ronds perçants. Il avait une expression docile, révérencieuse – comme une souris –, même si Jane aurait juré déceler une lueur d’un autre genre dans son regard.
Se pouvait-il que la Souris connaisse l’existence du dessin ? Y était-il représenté ?
L’idée que Mr Mousingly participe à une orgie était à la fois grotesque et consternante.
— J’imagine que les sculpteurs font souvent des esquisses de leur modèle avant de le sculpter, fit-elle remarquer.
La Souris secoua la tête.
— Clarence, lui, dessinait des environnements, des scènes entières et… euh, détaillées.
Jane recula de nouveau.
— Je n’en doute pas. Peu d’artistes se cantonnent à une seule discipline. Ma mère est peintre, mais dessine également, expliqua la jeune femme dans l’espoir d’orienter la conversion vers un autre sujet. Figurez-vous que la sœur de Mr Widmore est peintre, elle aussi. Elle…
— Avez-vous vu des ébauches de Clarence dans la maison ? demanda la Souris en se rapprochant.
Jane recula de plus belle, cette fois sur les pieds d’un convive. Elle entendit quelqu’un grogner de douleur, tandis que deux mains gantées la retenaient.
— Oh, je suis désolée ! Veuillez me pardonner, s’excusa Jane en se retournant prestement, manquant de buter sur un élégant gilet noir aux brocards tissés de fil d’argent.
Elle leva le nez et reconnut le vicomte Motton, qui lui souriait.
Le cœur de Jane se mit à battre la chamade et elle eut soudain la gorge aussi sèche qu’un vieux livre. Pourquoi se tenait-il si près ? Elle inspira profondément l’odeur de linge frais, d’eau de toilette et de masculinité de Motton.
Déjà beau à souhait la veille, il l’était encore plus ce soir-là, en gilet, pardessus et foulard.
— L… Lord Motton !
— Miss Parker-Roth !
Il la regardait de manière si appuyée qu’elle eut l’impression d’être la seule femme dans la pièce. Plus que cela, il semblait à Jane que l’orchestre, l’assistance – tout avait disparu, à l’exception d’eux deux.
Le regard du vicomte se fit plus perçant, enflammé. Que mijotait-il ? La jeune femme retint son souffle.
Motton lâcha les épaules de Jane et recula d’un pas.
Elle en aurait pleuré de déception et de frustration. Cependant, la distance qui les séparait permit à Jane de sortir de son hébétude et de reprendre ses esprits.
Elle avait bien failli embrasser le vicomte au beau milieu de la salle de bal, devant toute la bonne société.
Que lui arrivait-il ?
— Tiens, tiens, mais on dirait Motton et ma petite sœur !
Jane tourna brusquement la tête et aperçut Stephen qui s’avançait d’un pas nonchalant, une coupe de champagne à la main. Pourvu qu’il ne l’ait pas vue rougir. Sinon, elle n’aurait pas fini d’en entendre parler !
— Stephen, dit-elle en essayant en vain de sourire.
Stephen était son frère préféré, presque en permanence. John avait un peu trop tendance à lui faire la leçon. Quant à Nicholas, qui poursuivait ses études à Oxford, il était encore trop jeune et imbu de sa personne pour faire un compagnon acceptable.
Néanmoins, Stephen n’était pas son favori ce jour-là.
— Vous pouvez feindre la surprise ! Ne deviez-vous pas venir nous chercher, maman et moi ? gronda-t-elle.
Si son frère avait tenu sa promesse, Jane n’aurait pas eu à subir les attentions inquiètes de leur mère et le voyage aurait été bien plus agréable, sauf si Stephen avait remarqué l’agitation de sa sœur. Mais tout bien réfléchi, elle préférait encore l’anxiété de sa mère aux taquineries de Stephen.
— Si, et je vous présente mes plus plates excuses, répondit ce dernier en faisant une brève révérence.
Il arborait une mine de circonstance qui ne parvenait pas à dissimuler la lueur de malice qui brillait dans ses yeux.
— Mais je constate que mère a réussi à vous traîner ici sans mon aide, ajouta-t-il.
Jane sourit. Elle ne restait jamais très longtemps en colère contre Stephen.
— Oui, monsieur !
La jeune femme s’abstint de préciser qu’il n’avait pas été nécessaire de la forcer beaucoup. Elle jeta un regard en coin à lord Motton. Par chance, ce dernier avait les yeux posés sur Stephen qui observait… mince, elle avait complètement oublié l’existence de Mr Mousingly, qui continuait à musarder dans la verdure.
— Que faites-vous donc en embuscade dans les palmiers, Mousingly ? demanda Stephen.
La Souris le salua.
— Je… euh, je savourais simplement le plaisir d’une petite… euh, conversation avec votre sœur quand lord Motton nous a rejoints.
— Ah ! Et de quoi parliez-vous donc ?
Grand Dieu, comme le ton de Stephen était grinçant. Qu’allait-il s’imaginer ? Elle s’apprêtait à lui dire que c’était un malentendu, quand elle fut interrompue par la Souris.
— De rien en particulier. D’ailleurs, je m’apprêtais à prendre congé. Si vous voulez bien m’excuser.
Le petit homme sortit la tête des feuilles et fila comme une flèche à travers les palmiers, sans laisser à quiconque le temps de prononcer un mot.
— Que faisiez-vous cachée dans les feuillages avec cette vermine, Jane ?
Pourquoi Stephen employait-il un ton si accusateur ? Elle jeta un coup d’œil à lord Motton. Il avait également le regard sévère.
— Je n’étais pas cachée. J’attendais ici quand il est venu me parler. Ce sont des choses qui arrivent durant les bals.
— Ne soyez pas insolente. Je sais comment sont les bals. Avec votre permission, j’ai une question : à combien de bals avez-vous vu la Souris ?
— Je ne sais pas. Je ne fais pas attention à lui. Il ne présente pas grand intérêt.
— Moi, je sais, poursuivit Stephen. À aucun, zéro !
— Qu’est-ce que vous racontez ? Il est partout !
De fait, elle l’avait croisé lors de chacune de ses visites à Londres.
— Partout, sauf au bal ! reprit Stephen en adressant un regard lourd de sous-entendus à lord Motton, qui prit soin de ne rien laisser paraître.
À l’évidence, les deux hommes en savaient plus qu’ils n’en disaient. Voilà qui était bien contrariant ! Jane ouvrit son éventail dans un claquement. Il commençait à faire abominablement chaud.
— Allez-vous vous décider à me dire pourquoi il n’assiste pas aux bals ?
Stephen haussa les épaules, mais évita de croiser le regard de sa sœur.
— Parce que les Souris ne dansent pas !
Lord Motton toussa pour ne pas rire. Jane leur lança à tous deux un regard menaçant et agita son éventail encore plus rapidement.
— Nom de Zeus, Jane, essaieriez-vous de déclencher un ouragan ? Si vous continuez, nous serons bientôt de l’autre côté de la Manche !
À cet instant, Jane aurait préféré que son frère s’abîme en pleine mer ! À moins qu’elle ne lui brise son éventail sur le crâne. Elle avait horreur qu’on lui mente.
— Que me cachez-vous ?
— Rien, répondit Stephen en l’accusant du doigt, mais je vais vous dire une bonne chose : ne vous approchez pas de la Souris.
— Ne dites pas de bêtises. Il ne ferait pas de mal à une mouche, répliqua Jane en lui rendant la politesse.
— C’est ce que vous croyez, prévint Stephen, le regard furieux.
Lord Motton se racla la gorge.
— Si je puis me permettre d’interrompre cette petite querelle familiale, dit-il en se tournant vers Jane, il me semble que votre frère a raison sur ce point, Miss Parker-Roth. Gardez-vous bien de sa compagnie.
— Mais pourquoi ? insista-t-elle devant cette conspiration masculine.
— Parce que, répondit le vicomte, j’ai la preuve que quelqu’un, ou plusieurs personnes, portent un intérêt particulier à l’œuvre de Clarence Widmore.
— Ah, oui ? s’exclama la jeune femme dont la curiosité ne fit que redoubler. Et peut-on savoir qui, en dehors de lord Ardley ?
Motton parut mal à l’aise, mais c’est Stephen qui se dévoua pour la rappeler à l’ordre.
— Pourriez-vous parler moins fort ?
— Pourquoi, les palmiers ont des oreilles de souris ?
Jane ne put cependant s’empêcher de vérifier. Personne ne semblait les espionner.
— Exactement, répliqua Stephen en plissant les yeux. À propos, de quoi avez-vous causé avec la Souris ?
— Euh…
Mince, et si Stephen et lord Motton avaient raison ?
— De Clarence et de… eh bien, de ses dessins.
— Bizarre ! Clarence ne faisait-il pas surtout de la sculpture ? demanda Stephen.
— Oui, mais il dessinait aussi, l’informa lord Motton en mettant la main à sa poche. Je vous cherchais ce soir, entre autres, pour vous montrer ceci.
Le vicomte tendit le morceau de papier à son ami, et Jane en profita pour essayer de jeter un coup d’œil au croquis, mais son frère prit soin de le tenir hors de sa vue. Stephen haussa les sourcils et émit un sifflement grave.
— Il faut croire que ce vieux Clarence crayonnait à ses heures. Il s’agit d’Ardley et de lady Farthingale !
— Apparemment. Vous remarquez que ce n’est qu’une partie d’un dessin plus grand, dit lord Motton. D’autres notabilités apparaissent certainement sur le reste.
— Comme la Souris ? demanda Jane.
Comment s’expliquer autrement la curiosité du bonhomme ?
Lord Motton acquiesça.
— Même s’il ne figure pas sur ce fragment, on ne peut exclure cette possibilité. Auriez-vous une idée de l’identité des autres protagonistes, Stephen ?
— Non, hélas. J’ai entendu des rumeurs au sujet d’un nouveau club. Enfin, pas si nouveau, à vrai dire, mais qui aurait changé d’orientation depuis peu. Personne ne s’étend sur la question, et ceux qui en parlent le font dans la crainte.
— Bon Dieu ! s’exclama lord Motton en jetant un coup d’œil à Jane. Je vous demande pardon, Miss Parker-Roth.
Jane l’excusa d’un geste de la main.
— Ne vous inquiétez pas pour moi, monsieur le vicomte.
Motton lui adressa un sourire puis se tourna vers Stephen pour lui montrer quelque chose qui se trouvait sur la feuille.
— Et elle, vous la connaissez ?
Jane se hissa sur la pointe des pieds pour essayer d’entrevoir le dessin, mais Stephen le tint encore plus haut.
— C’est une représentation assez réaliste d’un magnolia grandiflora, déclara Stephen en rendant le croquis à Edmund. Il faut croire que Clarence avait de nombreux talents. Il n’aurait pas démérité comme peintre de planches botaniques.
— Je vois, dit lord Motton en remettant le papier dans sa poche. Et sauriez-vous, par hasard, où je pourrais en trouver un ?
— Vous pourriez commencer par le jardin de cette maison, suggéra Stephen en riant. La dernière fois que je m’y suis promené, il s’en trouvait un très beau spécimen.
— Vraiment ? Dans ce cas, je crois que nous devrions…
— Eh, mais qui vois-je ! s’écria lady Lenden, précédée par un frou-frou de soie et un effluve de muguet, et suivie de lady Tarkington.
Elle ne semblait pas soucieuse du fait qu’elle venait d’interrompre le vicomte.
— Lord Motton, Mr Parker-Roth ! Quelle bonne surprise. Vous vous faites si rares. N’est-ce pas, Bella ?
— En effet, répondit cette dernière, je crois que c’est la première fois que je vous rencontre depuis le début de la Saison.
Jane leva les yeux au ciel. Les deux péronnelles faisaient-elles exprès d’oublier que la Saison ne faisait que commencer ?
Lady Tarkington tapota le bras de Stephen avec son éventail.
— Nous revenez-vous des jungles inexplorées avec des caisses remplies de plantes exotiques ?
Aucune des deux ladies n’avait encore daigné poser les yeux sur Jane. La jeune femme se demanda si elle était soudain devenue invisible. Non, apparemment, puisqu’elle se voyait encore elle-même ! Pour s’en assurer, elle toucha une feuille de palmier, qui ploya sous la pression. Elle était donc toujours bien de ce monde.
— Non, lady Tarkington, dit Stephen. Je suis rentré au début de la Saison. J’imagine que nos chemins ne se seront tout simplement pas croisés.
— Eh bien, il faudra que nous remédiions à cela, n’est-ce pas ? suggéra lady Tarkington en plissant les yeux.
Stephen se contenta de hausser les épaules.
— Dommage que je parte bientôt pour l’Islande.
— Mon Dieu, comme c’est triste ! Que pouvons-nous faire, Lydia ?
— Je ne sais pas, répondit lady Lenden en posant une main caressante sur le bras de lord Motton. Et vous, ne me dites pas que vous nous quittez aussi, vicomte ?
Jane n’avait jamais apprécié lady Lenden, mais à présent elle la détestait pour de bon. L’élégante venait de fêter ses trente ans. Elle avait donc quarante ans de moins que son mari, le comte Lenden. Après s’être rapidement acquittée de ses obligations conjugales en lui donnant un héritier et un fils supplémentaire dès leurs premières années de mariage, elle n’avait cessé de le tromper avec de jeunes hommes. Il était notoire que son troisième enfant, une fille, était le fruit de sa liaison avec Mr Addingly.
Lord Motton retira son bras.
— Je ne quitte pas Londres, mais crains de devoir vous présenter mes excuses. J’allais justement demander à Miss Parker-Roth de m’accorder la prochaine valse, annonça-t-il en se tournant vers Jane. Voulez-vous danser, Miss Parker-Roth ?
Jane lui adressa un grand sourire.
— Avec plaisir, monsieur le vicomte.
— Miss Parker-Roth ? s’esclaffa lady Lenden. Je suis désolée, mais je ne vous avais pas vue au milieu des pots de fleurs !
Cette vieille taupe était-elle donc aveugle ? Jane la salua en souriant poliment. Il ne lui coûtait rien de se montrer affable, puisqu’elle danserait avec le vicomte dans un moment.
— Vraiment, Miss Parker-Roth, je suis contente de vous voir, enchaîna lady Tarkington d’un ton mielleux qui ne cachait pas son irritation. Nous avons fait notre entrée dans le monde en même temps, si j’ai bonne mémoire. Cela fait quoi, sept, huit ans ? demanda-t-elle en riant. Mon Dieu, cela fait déjà six ans que je suis mariée ! Comme le temps passe vite… (Elle afficha un air de commisération.) Vous ne vous êtes jamais mariée, à ma connaissance ?
Une foule de réponses se pressèrent dans l’esprit de Jane, mais elle savait que toutes la feraient passer pour une mégère. Cependant, grâce à ses sœurs, elle n’était pas novice dans ce genre de joutes verbales. Elle gratifia donc sa rivale de son plus beau sourire.
— Sans toutefois renoncer au mariage, lady Tarkington, je n’ai pas encore eu la chance, comme vous, de trouver le véritable amour.
Ha ! Tarkington était un gros insecte antédiluvien et laid dont le seul avantage était son titre de noblesse.
Les lèvres de l’élégante se mirent à trembler. Elle cherchait manifestement une réplique acerbe qu’elle pourrait suffisamment enrober pour que les hommes présents ne s’aperçoivent pas de sa méchanceté. C’est alors que lady Lenden vint à sa rescousse.
— Le temps passe, Miss Parker-Roth, comme votre miroir ne manque sûrement pas de vous le rappeler. Attendre le grand amour est un luxe que peu d’entre nous peuvent se permettre.
Haussant les sourcils, Jane regarda lady Lenden droit dans les yeux
— Je sais. Cela dit, j’admire la façon dont vous faites contre mauvaise fortune bon cœur.
Les deux mondaines en eurent le souffle coupé, tandis que Stephen se forçait à tousser pour dissimuler son fou rire.
— Si vous voulez bien nous excuser, dit lord Motton d’un ton amusé. Il me semble que c’est notre tour.
Il posa la main de Jane sur son bras et la conduisit sur la piste avant que les deux aristocrates n’aient eu le temps de se remettre de l’affront.
— M’emmenez-vous réellement danser ? demanda la jeune femme, surprise de se voir rejoindre les autres couples.
— Je crois que cela s’impose, non ? N’avons-nous pas révélé nos intentions à ces deux charmantes dames ? Ce serait dommage de ne pas leur hérisser un peu plus le poil.
Une valse. Cela ne pouvait pas mieux tomber. Jane rougit et baissa les yeux sur le foulard du vicomte quand il la prit par la taille.
Cette jeune femme présentait un étrange mélange d’audace et de timidité. Elle venait de tenir la dragée haute à ces deux harpies, sans sourciller. De plus, la veille, elle s’était montrée courageuse, entreprenante même. Motton ne put retenir un grand sourire tandis qu’ils commençaient à danser. Oh oui, si entreprenante ! Saurait-il la persuader de l’être encore davantage ?
En balayant la salle du regard, il croisa par hasard celui de sa tante Winifred. Sacré nom d’un chien ! Il tourna aussitôt la tête, mais le mal était fait. Winifred avait à coup sûr remarqué sa mine lascive, reflet de ses pensées.
— Je n’aime pas ces femmes, dit Jane. Je ne les ai jamais aimées.
Il mena la danse de manière à ce que Mr Clifton et sa partenaire se trouvent entre eux et Winifred. Ses autres tantes se tenaient-elles tapies dans un coin de la pièce ? Il avait pourtant cru que l’un de leurs anciens galants les avait emmenées à la soirée musicale de Miss Welton.
— Il faut dire qu’elles ont l’art de se faire des amis.
— Comme vous dites, grogna Jane dans le foulard de son cavalier.
— Comment ?
Elle se décida enfin à le regarder.
— Reconnaissez qu’elles sont surtout appréciées par les membres masculins du beau monde.
Il faillit éclater de rire en entendant cette remarque en apparence innocente. Au vrai, les deux dames en question avaient connu bien des membres de la bonne société, à l’exception du sien.
— Pourquoi dites-vous cela ?
Elle haussa les épaules.
— J’ai vu comment les hommes les regardent. Comme lady Tarkington l’a si gentiment rappelé, je n’en suis pas à ma première Saison. Vous avez dû vous apercevoir, en particulier, que lady Lenden possède deux énormes…
Mais le sens des convenances eut raison de son éloquence, et elle devint rouge comme une pivoine.
Motton ne put résister à la tentation.
— Oui ? Deux énormes quoi ?
La jeune femme le regarda d’un air farouche.
— Vous savez bien.
— Ah oui ?
Il l’emmena danser dans un coin moins peuplé, où l’on ne risquait pas de les entendre.
— Oui, parce que vous êtes un homme.
— Ah !
Il se sentit en effet soudain très viril, presque trop pour danser. Mais lady Lenden et lady Tarkington n’en étaient pas la cause.
— Cependant, j’avoue ne pas être certain de vous comprendre. Voulez-vous dire deux énormes bras, deux énormes yeux ? Deux énormes s…
— C’est ça !
— … sourires ?
— Non ! souffla-t-elle excédée. Vous faites exprès de ne pas comprendre.
— Moi ?
Miss Parker-Roth bouillait à présent, et Motton fut soudain pris d’une irrésistible envie de vérifier si elle émettrait assez de chaleur pour réchauffer sa chambre, son lit.
Par Zeus, voilà que tante Winifred et tante Gertrude argumentaient en gesticulant dans leur direction. Il fit pivoter Miss Parker-Roth de manière à passer derrière un robuste pilier.
— Bien sûr, vous, dit la jeune femme. J’ai des frères, lord Motton. Je sais comment les hommes raisonnent. John ne s’intéresse qu’aux femmes qui se passionnent pour la botanique, mais Stephen… (Elle leva les yeux au ciel.) Saviez-vous qu’on l’appelle « le roi de cœur » ?
— Je savais qu’il jouait bien aux cartes…
C’était bien son habilité aux cartes qui avait valu son surnom à Stephen, mais Motton n’avait pas envie de détromper Jane.
La jeune femme le dévisagea avec scepticisme ; néanmoins, le vicomte se contenta de lui répondre par un sourire affable. Il était grand temps de parler d’autre chose.
— Miss Parker-Roth, je vous assure que je ne suis pas un des admirateurs de ces dames ; Stephen non plus, d’ailleurs.
— Alors pourquoi se sont-elles jetées sur vous ainsi ?
— Hum… Voilà une vraie question.
Que lui voulaient ces péronnelles ? Il comprenait qu’elles s’intéressent à Stephen, même si ce dernier avait fait savoir depuis longtemps qu’il ne flirtait pas avec les femmes mariées. N’était-il pas le roi de cœur ? Quoi qu’il en soit, il plaisait beaucoup aux femmes, tandis que le vicomte Motton avait en général moins de succès. Bien sûr, il avait connu une ou deux intrigues agréables, mais rien de comparable aux conquêtes de Stephen. En outre, approfondir ses relations avec les dames du monde ne l’intéressait pas.
Un fringant jeune homme et sa partenaire qui riait aux éclats foncèrent droit sur eux, et Motton attira Jane contre lui afin d’éviter une collision. Les seins de la jeune femme lui effleurèrent le torse, et un léger parfum citronné lui chatouilla les narines, l’excitant aussitôt.
Pourvu que la musique continue ! Dans le cas contraire, tante Winifred, qui avait des yeux d’aigle, ne manquerait pas de remarquer la bosse sur son pantalon.
En attendant, il semblait fort désireux d’approfondir sa relation avec une certaine demoiselle de la bonne société.
— J’ignore pourquoi elles nous ont accostés.
Mais sans doute se trompait-il, et seul Stephen les intéressait-il. Il jeta un coup d’œil aux palmiers de l’autre côté de la pièce. Le frère de Jane était parti, probablement pour aller soulager quelques aristocrates de leur argent autour d’une table de jeu. Quant aux deux mondaines, elles étaient toujours plantées là, discutant avec animation, le visage en partie dissimulé derrière leurs éventails, les yeux rivés sur… sur lui !
Bon sang ! Elles le regardaient avec insistance, prêtes à bondir dès que la musique s’arrêterait.
En plus de ses tantes, il avait à présent ces harpies sur le dos. Il ne lui restait plus qu’à se dissimuler dans les feuillages.
— Que faisiez-vous cachée dans les palmiers avec la Souris ? demanda-t-il.
— Je n’étais pas cachée avec la Souris ! répondit Jane d’un ton menaçant.
— Ah, non ?
— Non !
— Je vous rappelle que vous étiez en grande discussion avec lui quand je suis arrivé.
— Eh bien, oui, en effet, mais je n’étais pas cachée dans les feuillages.
Lord Motton haussa les sourcils et fit la grimace, paraissant soudain très mécontent, comme s’il venait d’apprendre une mauvaise nouvelle.
— Il m’a rejointe et a engagé la conversation. C’est tout.
— Au sujet des dessins de Clarence ?
— Euh, oui.
Lady Lenden et lady Tarkington l’avaient tellement agacée qu’elle en avait oublié la Souris. Quel drôle de tête-à-tête ! Le plus étrange était qu’ils se parlent, leur conversation s’étant jusque-là limitée à quelques formules de politesse. Et puis, pourquoi avait-il abordé ce sujet ?
— J’ai l’impression que la Souris est au courant pour le croquis. Comment l’expliquez-vous ? demanda Jane.
— C’est toute la question ! répondit lord Motton, plus renfrogné que jamais. Ou l’une des questions…, ajouta-t-il en faisant tournoyer la jeune femme. Mais le plus important est de savoir pourquoi il s’y intéresse tant, ainsi que lady Lenden et lady Tarkington, j’imagine.
— Vous avez raison.
Jane réfléchit au problème, ou plutôt essaya, car il lui était bien difficile de penser à autre chose qu’à lord Motton. Ils étaient si proches… Elle distinguait sa barbe naissante et ses petites rides de sourire au coin des yeux et des lèvres, s’enivrait de son parfum.
La musique l’entraînait dans le charme merveilleux de ses circonvolutions. Tous deux semblaient flotter au-dessus du sol. La main du vicomte, posée au bas de son dos, était à la fois un réconfort et une tentation. Jane aurait voulu que cette valse ne finisse jamais.
— Quel est votre plan, monsieur le vicomte ? Nous ne pouvons rester sans rien faire. Je n’oublie pas le danger encouru par Miss Barnett.
Il l’attira contre lui et ce fut délicieux.
— Je ne m’inquiète pas pour elle, mais pour vous, Miss Parker-Roth. Vous devez vous montrer très prudente.
— Ah bon ? s’exclama-t-elle en frémissant de peur malgré la chaleur de cette étreinte.
— Oui. J’ai l’intention d’en toucher un mot à votre frère.
La jeune femme savait que son frère ne serait pas d’un grand secours.
— Comme vous le savez, Stephen part pour l’Islande, et il est trop tard pour qu’il modifie ses projets. Tout est prêt pour son expédition.
— Je sais, mais je suis sûr qu’il sera d’accord pour vous placer, avec votre mère naturellement, sous ma protection.
— Oh !
Soudain, Jane crut entrer en ébullition. Elle ignorait ce que Motton avait en tête, mais ce serait au moins l’occasion de le voir plus souvent.
Elle se mordit la joue pour dissimuler sa joie, puis il l’emmena dans un ultime tournoiement.
Quand l’orchestre s’arrêta, elle jeta un coup d’œil en direction de lady Lenden et lady Tarkington, qui la fusillaient du regard. Jane se retint de leur adresser un petit sourire satisfait.
Elle aurait été très curieuse de savoir si ces deux-là figuraient sur le dessin de Clarence.
— Vous lancerez-vous à la recherche d’un autre fragment dès ce soir, monsieur le vicomte ?
Lord Motton hocha la tête.
— Oui, dès que je vous aurai rendue à votre mère. Comme nous le savons grâce à Stephen, Clarence a représenté une certaine fleur…
— Pas question que vous vous débarrassiez de moi ! Je vous accompagne, répliqua Jane en s’accrochant à la manche d’Edmund.
— Mais, Miss Parker-Roth…
— Je vous serai utile. Comment ferez-vous pour reconnaître le magnolia grandiflora ? demanda-t-elle avec un sourire conquérant. Je ne suis peut-être pas aussi experte que John et Stephen, mais j’ai appris les rudiments de la botanique avec eux.
— Je n’ai pas besoin de vous, Miss Parker-Roth, grommela lord Motton. Je peux me débrouiller tout seul. Comme l’a fait remarquer Stephen, Clarence était très soucieux des détails.
Elle aurait volontiers laissé errer cet arrogant toute la nuit dans les jardins si lady Lenden et lady Tarkington ne s’étaient pas avancées vers eux. Avec elles dans les parages, il ne resterait pas longtemps seul dans le noir !
— L’idée serait excellente, lord Motton, si ce n’est que le magnolia grandiflora ne fleurira que dans un mois ou deux.
— Ah ! s’exclama-t-il, la mine déconfite. Je vois. Qu’à cela ne tienne, je le reconnaîtrai à ses feuilles. Clarence ne les a pas oubliées.
— Monsieur le vicomte, il fait nuit et beaucoup de feuilles se ressemblent pour un œil peu exercé.
— Eh bien…
— De plus, vous ne serez pas rustre au point de m’abandonner à ces deux chouettes.
— Que dites-vous ? demanda-t-il en regardant dans la direction que lui indiquait Jane.
Lady Lenden et lady Tarkington se tenaient à présent tout près.
— Je suppose que vous n’avez pas non plus envie de vous retrouver seul et sans défense dans les jardins au cas où il viendrait à l’une d’entre elles l’idée de s’en prendre à votre vertu ?
Le vicomte ne put s’empêcher de rire.
— Comme vous avez raison ! Vous avez gagné, Miss Parker-Roth. Allez, venez !
Motton posa la main de la jeune femme sur son bras, et ils sortirent ensemble dans la nuit.