Motton parcourut la terrasse du regard. Seuls quelques couples se tenaient dans la lumière, et tous semblaient bien trop absorbés par leurs conversations pour prêter la moindre attention au vicomte et à la jeune femme qui l’accompagnait.
Cela tombait très bien, car Miss Parker-Roth n’avait manifestement aucun sens de la discrétion. Elle descendit aussitôt dans le jardin en le tirant par la manche, comme un chien de chasse conduisant son maître au gibier.
Freinant des quatre fers, il lui prit la main et lui glissa un mot à l’oreille.
— Tout doux. Il n’est pas nécessaire d’éveiller les soupçons.
— Oh ! s’exclama-t-elle en s’arrêtant pour jeter un coup d’œil affolé aux convives.
Quelle pitoyable espionne elle ferait ! Motton la poussa en direction de la balustrade. Ils s’arrêtèrent quelques instants sur ce belvédère avant de descendre pour emprunter l’un des sentiers. Autant que le vicomte pouvait en juger, les autres couples étaient toujours enfermés dans leur monde. Cependant, quelques minutes de bavardage suffiraient à dissiper l’indiscrétion de la plupart des gens.
Hélas, il en faudrait davantage pour atténuer le vent de curiosité qui se déchaînait à l’intérieur. Les tantes et autres faiseurs de réputation brodaient sans doute déjà mille histoires fantasques au sujet de leur équipée nocturne. Pourtant, n’était-il pas naturel de sortir prendre l’air à l’écart de la foule, ou de flâner au long des allées dans la fraîcheur du soir ? Cela n’avait rien d’exceptionnel. Sauf pour lui.
Il reprendrait ses distances dès le lendemain, et jusqu’à ce que les mauvaises langues se lassent.
L’idée ne plaisait ni à son cœur ni à son corps.
Il lança un regard menaçant au parapet de pierre. Que lui arrivait-il, enfin ? C’était la première fois qu’il ressentait un tel émoi à cause d’une jeune femme, du moins depuis ses années de jeunesse. Ne ferait-il pas mieux d’activer ses méninges, son pauvre cerveau confus ? Il avait une énigme à résoudre et, d’après le nombre de gens qui s’intéressaient aux œuvres de Clarence, l’enjeu devait être important. Pas question, donc, de perdre du temps à lutiner sa coéquipière.
— Le magnolia grandiflora se trouve par là, dit Jane en indiquant la gauche. On ne peut pas l’apercevoir d’ici mais, en prenant ce sentier, nous ne pouvons manquer de la trouver.
Quelque chose dans le ton de Miss Parker-Roth l’excita de nouveau. Il posa les mains sur la rambarde en s’imaginant qu’il les posait sur les seins de la jeune femme, et se réjouit que la situation lui offre de tels palliatifs.
— Votre connaissance des jardins de Palmerson est impressionnante !
Elle le regarda en haussant les épaules.
— C’est ma huitième Saison. Ce n’est donc pas la première fois qu’on m’y emmène ! grommela-t-elle. J’ai eu tout le loisir d’observer chaque pâquerette de tous les jardins de la haute société.
— Ah oui ?
Motton ressentit un pincement au cœur. Serait-il jaloux ? De mieux en mieux !
— Oui, mais pas comme vous l’imaginez, se récria-t-elle. N’oubliez pas que mes frères aînés sont amateurs de plantes.
— Oh ! murmura-t-il en s’efforçant de ne pas sourire, car cela revenait à dire que le pape était amateur de religion ! Si je comprends bien, vous ne partagez pas leur enthousiasme ?
Jane fit la grimace.
— Non, même si, hélas, tout le monde s’imagine que c’est le cas. Vous n’avez pas idée du nombre de botanistes en herbe qui m’ont poussée dans les buissons ! Autant effeuiller la marguerite avec mon frère John. Ces garçons étaient tous aussi ennuyeux et coincés que lui, dit-elle en faisant la moue.
Que signifiait ce ton de regret ? Désirait-elle rattraper le temps perdu ?
Reste concentré, Edmund, reste concentré ! Pense à l’énigme des croquis…
— Je suis tout à fait certaine que Stephen n’emmène pas les jeunes femmes sous la charmille pour leur parler botanique, fit-elle remarquer. N’est-il pas le roi de cœur, après tout ?
Motton n’en doutait pas non plus. C’est à ce moment-là qu’il commit l’erreur de la regarder. Jane paraissait mélancolique.
Il se trompait sûrement. Miss Parker-Roth était une innocente jeune femme de bonne famille qui n’avait certainement pas envie de batifoler sous la ramée. Quant à lui, c’était une autre histoire…
On ne badine pas avec l’espionnage ! Du sérieux, rien que du sérieux… Ils étaient venus là pour trouver un deuxième fragment. Le reste n’existait pas.
— Miss Parker-Roth, vous me voyez consterné !
Mais, pour toute réponse, il lui sembla bien l’entendre marmonner : « Dommage ! »
Incroyable ! Cette petite sortie sur la terrasse était la pire sottise de sa vie. Il n’était pas encore trop tard pour retourner dans la salle de bal. Edmund n’était que trop sensible aux charmes de la jeune femme qui se tenait à son côté.
Sensible ! Cela revenait à affirmer que l’on est « sensible » à la brûlure du feu…
Car le jeune homme brûlait bel et bien de désir. Il avait passé la nuit précédente à rêver d’elle, à son courage quand il l’avait immobilisée, à son doux abandon quand il l’avait embrassée ; à la chaleur de son souffle, au grain de sa peau, à la senteur musquée de son désir. Il n’avait cessé de repenser à sa manière hardie de regarder ses fesses en catimini, à son intelligence et son humour évidents.
S’il avait envie de l’emmener dans les fourrés, ce n’était pas pour se contenter de lui parler botanique, ni même pour chercher une statuette, mais pour la couvrir de baisers et de caresses, pour relever sa robe et la prendre debout contre un arbre.
Non, c’était hors de question ! Avait-il complètement perdu la tête ? De plus, il n’avait jamais fait l’amour à une vierge. Quant à ses amis, ils étaient bien trop réservés pour aborder la question. Mais ce n’était pas le cas de tous les hommes. Si la moitié de leurs allégations étaient vraies, Motton devrait trouver un lieu discret, à l’abri des regards, pour leur première fois.
L’insensé ! La seule façon de mettre Miss Parker-Roth dans son lit était de l’épouser.
Il s’attendait d’un instant à l’autre à perdre pied, comme un imprudent qui s’enfonce dans des sables mouvants.
Rien, il ne se passa rien. Ou plutôt presque rien. Car à l’idée de lui faire l’amour son sexe se tendit de plus belle.
Décidément, il ne se reconnaissait plus. Le seul mot de « mariage » l’avait toujours glacé. Et voilà qu’à présent l’idée même lui échauffait les sangs. Diable, si son cœur avait été un glaçon, celui-ci aurait fondu puis se serait évaporé depuis longtemps !
À trente ans passés, il savait qu’un jour il devrait se marier. Pourquoi ne pas épouser Miss Parker-Roth ? Ses tantes seraient satisfaites…
Y songeait-il sérieusement ?
Il serra la balustrade en se disant qu’il devrait peut-être se cogner la tête pour se ramener à la raison. À moins qu’il ne retourne à l’intérieur ?
Hélas, c’était impossible. Il fallait d’abord aller voir si l’abjecte statue de Clarence les attendait quelque part dans le jardin pour, le cas échéant, récupérer le bout de papier qui se trouvait dans le pénis du dieu Pan. Quelle aventure !
Cette histoire atteignait des sommets d’invraisemblance. Sauf erreur de sa part, il venait d’entendre la voix détestable de lady Lenden qui s’approchait dans son dos. Ils ne seraient plus seuls très longtemps. Par conséquent, il prit Jane par le bras et l’entraîna vers l’escalier.
— Puisque tout le monde croit que vous êtes une mordue des plantes, déclara-t-il, personne ne s’étonnera que vous me traîniez dans les jardins.
Eh bien, ma foi, si un fourré se présentait…, pensa-t-il. Non, hors de question ! Pas avant d’avoir trouvé la statuette. Quoi qu’il en soit, il ne pouvait se permettre de flâner trop longtemps dans la verdure avec Miss Parker-Roth.
— Vous avez sans doute raison, répondit Jane. Je…
— Avez-vous vu lord Motton, Miss Peddingly ?
C’était la voix, reconnaissable entre mille, de lady Lenden.
— Allez, on se dépêche ! ordonna le vicomte en commençant à s’éloigner. Vous n’avez pas envie que ces deux harpies nous retiennent ici, je suppose ?
Jane jeta un coup d’œil en arrière et aperçut lady Lenden et lady Tarkington qui étaient en effet occupées à parler avec Miss Peddingly et Mr Bodrin, deux cervelles de moineau très éprises l’une de l’autre. Le couple s’était rencontré lors de la soirée d’ouverture de la Saison et n’avait cessé depuis de se regarder dans le blanc des yeux. Prinny aurait pu se pavaner tout nu sur la terrasse sans que ces deux tourtereaux aveuglés par l’amour ne le remarquent. Jane et lord Motton ne couraient donc aucun risque pour l’instant. Toutefois, le vicomte avait raison : le temps pressait.
— J’arrive, annonça Jane en soulevant ses jupes avant de descendre précipitamment les dernières marches et d’obliquer presque en courant dans un sentier.
Le magnolia grandiflora n’était pas loin.
— Eh, regardez, retentit la voix de lady Tarkington dans la nuit. Ne dirait-on pas Miss Parker-Roth ?
— Merde ! s’exclama lord Motton avec véhémence. Oh, je vous demande pardon, Miss Parker-Roth. Cela m’a échappé !
Elle l’excusa d’un geste de la main.
— Avec mes trois frères, j’ai déjà entendu bien pire !
Le magnolia les attendait au prochain tournant. C’était un magnifique spécimen, même s’il n’avait pas assez de feuilles pour les mettre à l’abri de leurs poursuivantes. Néanmoins, de superbes massifs jouxtaient l’arbre exotique…
— Venez, commanda-t-elle en prenant le vicomte par la main. Ces fourrés feront une bonne cachette.
Par chance, une sorte d’allée divisait les taillis, si bien qu’ils purent s’y enfoncer sans déchirer leurs habits ni moissonner feuilles mortes et brindilles. Jane accrocha cependant son corsage à une branche qui lui égratigna la poitrine juste au-dessus de son décolleté.
— Zut ! En plus, je n’ai pas de mouchoir. Puis-je vous emprunter le vôtre ?
— Oh !
Lord Motton avait une voix étrange, comme s’il avait un chat dans la gorge. Elle leva les yeux vers lui. Il semblait fasciné par sa blessure. N’avait-il jamais vu de sang ?
Peut-être son gant suffirait-il pour le sécher – elle saignait si peu –, même si elle aurait préféré ne pas le tacher.
Lord Motton arrêta son geste avant qu’elle n’ait le temps d’essuyer l’éraflure.
— Si vous permettez ? proposa-t-il, toujours de sa drôle de voix rauque.
Sans doute avait-il soif.
Son mouchoir paraissait d’un blanc éclatant dans l’obscurité. Ne risquait-il pas de les trahir ?
— Tout bien réfléchi, vous devriez peut-être…
Il passa un bras sur son épaule et inversa leur position de manière à l’abriter d’éventuels regards.
Jane surmonta son trouble et salua intérieurement la présence d’esprit du jeune homme. Sa sombre silhouette faisait un excellent paravent dans la nuit. Les deux chouettes auraient ainsi beaucoup plus de mal à les apercevoir. Jane, quant à elle, se sentait incapable de la moindre pensée cohérente. Elle éprouvait un déluge d’émotions, toutes causées par la chaleur et le parfum d’Edmund. Son cœur se mit à battre à tout rompre.
Le vicomte se tenait tout près, la manche légèrement rugueuse de son manteau frottant sa nuque et ses épaules délicates. Elle sentit les pointes de ses seins se dresser et des vagues de désir la parcourir au rythme de son cœur.
Elle frémit quand, d’un geste tendre, il appliqua le mouchoir sur l’éraflure. Jane suivit le mouvement de ses mains qui se détachaient, fermes et brunes, sur le tissu immaculé, sur la blancheur de sa propre peau. Elles œuvraient avec lenteur et délicatesse, depuis son épaule jusqu’à son sein gauche.
Elle retint soudain son souffle. Une idée osée, délicieuse, perverse, traversa son esprit alangui. Que se passerait-il si Motton faisait descendre sa main plus bas, s’il dégrafait son corsage et la caressait de son doux mouchoir de soie ?
Que le ciel la foudroie sur-le-champ pour la punir de concevoir des pensées aussi obscènes !
Malgré tout, s’il essuyait le sang avec ses lèvres…
Elle se cambra légèrement à cette idée.
— Vous souffrez ?
Le murmure de sa voix était comme une brise légère sur son visage.
— Oui.
Ses tétons étaient si durs qu’ils ne pouvaient qu’être douloureux. Mais comment avait-il deviné ? Comment était-ce possible d’avoir si mal !
Bougre d’idiote ! Réfléchis un peu ! Edmund ne parlait pas de ses seins, mais de la fine entaille. Elle ferait mieux de reprendre ses esprits avant de se ridiculiser davantage. Les voix de lady Lenden et lady Tarkington – toujours sur leurs traces – leur parvenaient, indistinctes, depuis le sentier. Si elles la trouvaient en compagnie de lord Motton, il s’ensuivrait un épouvantable scandale qui l’obligerait à épouser le vicomte sans tarder.
Mirifique !
Non, ce n’était pas mirifique. Les mariages forcés n’étaient jamais réussis. Quelle tristesse de finir en pâture des commères de la bonne société. Lord Motton, entre autres, ne tolérerait pas leurs railleries et leurs messes basses. Elle non plus, d’ailleurs.
Elle aurait dû se tenir sur ses gardes, car le danger était imminent. Il était temps de redevenir raisonnable et de s’éloigner du vicomte afin qu’on ne les trouve pas ensemble dans les fourrés.
Pourtant, elle ne ressentait aucune crainte.
À l’évidence, son registre d’émotions n’incluait pas la peur. Un désir intense et chaleureux s’était emparé d’elle.
Le jeune homme séchait à présent la plaie juste au-dessus de son décolleté. Peut-être que, si elle se cambrait un peu plus, il se déciderait enfin à s’occuper de ses seins ? À moins qu’un gémissement ne suffise…
— Je crois que ces dames sont parties.
— Comment ?
— Je crois qu’elles sont parties, répéta Motton en s’obligeant à reprendre ses distances.
Dieu merci, les deux aristocrates ne les avaient pas trouvés. Quelle imprudence n’avait-il pas commise en s’aventurant dans ce parc avec Miss Parker-Roth ! Il roula son mouchoir en boule et le fourra dans sa poche. Une belle imprudence en vérité !
S’il avait voulu, Jane se serait laissée embrasser. Il ne pouvait en douter. Elle avait attendu bien sagement, presque haletante.
Pourquoi s’en priver ? Elle n’était plus une enfant. Avec sept Saisons à son actif, elle n’en était sûrement pas à son premier baiser volé dans un jardin. Un de plus ne ferait aucune différence !
Motton savait pertinemment qu’il ne se serait pas arrêté là. Pas même à deux baisers. Au vrai, il ne serait pas arrêté du tout.
Elle ne lui semblait pas très expérimentée. Elle n’avait pas fait preuve de beaucoup de savoir-faire dans le bureau de Clarence, mais plutôt de fougue.
Jeune femme de bonne famille, elle était la sœur de deux amis de Motton. Elle était également gracieuse, séduisante et, surtout, attirée par lui.
Mais pas encline au badinage. S’il voulait lui faire l’amour, il devrait l’épouser. Quoi qu’il en soit, ce n’était ni l’heure ni le lieu de prendre une telle décision. D’autant que le mystère du dessin de Clarence restait entier – affaire sinon plus importante, du moins bien plus pressante.
La jeune femme le regardait comme s’il venait de lui parler chinois.
— Miss Parker-Roth, lady Lenden et lady Tarkington sont retournées au bal. Elles ont renoncé à nous chercher.
— Ah ! s’exclama-t-elle, toujours perdue dans ses rêves.
Motton ressentit un mélange d’agacement et d’orgueil. Ils n’avaient pas toute la nuit devant eux, et n’importe qui pouvait venir les déranger. En outre, avec autant de curieux qui s’intéressaient au dessin, il n’était pas exclu qu’un tiers mette la main sur une autre pièce du puzzle avant eux. Pas de temps à perdre donc ! Ils avaient une longueur d’avance, du moins lui semblait-il. Mais ils devaient posséder tous les fragments pour comprendre la signification de l’ensemble. Il fallait donc que Miss Parker-Roth se réveille un peu, et tout de suite !
En même temps, il était plus que flatté à l’idée de troubler à ce point cette jeune femme piquante en s’occupant simplement d’une petite égratignure.
Inutile de nier que jouer aux infirmiers l’avait aussi passablement ému. Sa peau était si douce, ses seins si beaux…
Reprends-toi !
— C’est le moment idéal pour trouver l’arbre, Miss Parker-Roth. Avez-vous une idée de l’endroit où il se trouve ?
La jeune femme le dévisagea comme s’il était un parfait demeuré et partit d’un grand éclat de rire.
— Heureusement que vous vous êtes fait accompagner, monsieur.
Motton se rembrunit.
— Pourquoi dites-vous cela ?
— Parce qu’à l’évidence, vous ne feriez pas la différence entre un magnolia et un cactus. Nous l’avons dépassé juste avant de quitter le sentier.
— Ah bon ? s’étonna-t-il en essayant de distinguer l’arbre que lui indiquait Jane à travers les taillis.
C’était un arbre plutôt ordinaire qui n’abritait aucune sculpture douteuse sous son feuillage.
— Où est la statuette ?
— Pas ici ! Il serait étonnant que lord Palmerson l’expose au regard de tous, vous ne croyez pas ? Imaginez la tête des débutantes et de leurs chaperons ! Il n’y aurait pas assez de sels dans le royaume pour ranimer toutes les jeunes femmes qui se pâmeraient.
Elle n’avait pas tort.
— Pourtant, j’aurais juré… Je veux dire que le dessin représente bien…
Bon sang ! Il s’était laissé emporter par l’idée que la fleur était un indice et avait abouti à une impasse.
— Montrez-moi le dessin, peut-être y reconnaîtrai-je quelque chose qui vous aura échappé, suggéra Jane en tendant la main.
— Je ne peux pas.
— Pourquoi ? Même si je ne suis pas experte en botanique, j’en sais apparemment plus que vous.
— Il ne s’agit pas de botanique, mais d’anatomie.
— D’anatomie ? Qu’entendez-vous par là ?
Le faisait-elle exprès ? Elle avait bel et bien identifié la nature du dessin chez Clarence.
— Miss Parker-Roth, ce gribouillis est extrêmement pornographique. Il n’est pas destiné aux jeunes demoiselles telles que vous.
La demoiselle en question leva les yeux au ciel.
— Monsieur le vicomte, notez que j’apprécie votre galanterie, mais si vous pensez que ce croquis peut nous mettre sur la piste de la deuxième statue, alors je crois que nous devons passer outre la susceptibilité de mes nerfs. Croyez-moi, je suis tout à fait capable de supporter le choc. Ma mère n’est-elle pas une artiste, elle aussi ?
— Et moi je vous dis que votre mère ne s’adonne pas à ce genre d’exercice.
— Sans doute, mais ce n’est qu’un dessin. Je ne vois pas au nom de quoi il pourrait s’avérer nuisible pour ma vertu.
— Vous ne voyez pas ? demanda-t-il d’un ton incisif qui tranchait avec le silence du parc. Toutes les nuisances ne sont pas physiques, ajouta-t-il, les dents serrées.
— Je sais.
La prenait-il pour une enfant ? Tout le monde savait, surtout en ayant survécu à sept Saisons londoniennes, que les ragots et les insinuations peuvent tuer autant que les balles.
— L’innocence est un bien précieux, déclara lord Motton. Quand on la perd, c’est à jamais.
Il la prenait donc bien pour une enfant. Quelle condescendance ! Il méritait qu’elle…
Elle se contint et se répéta ses paroles. Il ne les avait pas prononcées à la légère, ni avec mépris, mais plutôt avec de la douleur dans la voix, comme s’il savait, hélas, de quoi il parlait.
Avait-il perdu son innocence ? Quand ?
— Je suis d’accord, monsieur, accorda-t-elle d’un ton plus aimable qu’elle n’aurait voulu. Mais cela ne change rien au fait que vous avez besoin de mon aide. Nous devons absolument trouver la deuxième statuette, n’est-ce pas ? Nous ne pouvons pas baisser les bras.
Lord Motton paraissait très ennuyé. Il aurait bien aimé lui démontrer le contraire, mais manquait d’arguments probants. En définitive, il émit un bref soupir résigné.
— Très bien ! Promettez-moi de ne pas essayer de regarder le reste du dessin, exigea-t-il avant de le sortir de sa poche et de le lui tendre en indiquant un certain endroit.
— Voici la fleur. Regardez attentivement derrière, vous verrez la statue.
— Je la vois, dit-elle malgré le peu de lumière.
Elle se rapprocha d’un des lampions dont lord Palmerson avait constellé son parc pour plaire à ses invités. Jane reconnut lord Ardley et lady Farthingale. Que faisaient-ils ? Oh ! Il la… Elle le…
Comment s’y prenaient-ils ?
Jane avait les joues en feu, au point de ressembler aux lumignons. En tout cas, le couple semblait drôlement apprécier cette petite partie de plaisir.
Lord Motton enfonça les mains dans ses poches et prit un air sinistre.
— Clarence aura sans doute représenté un autre jardin, fit-il remarquer en secouant la tête. Quand Stephen a dit que Palmerson possédait un magnolia, j’ai tiré des conclusions trop hâtives. Ce serait trop beau, bien sûr, si la statuette se trouvait ici. Auriez-vous un autre jardin à me suggérer ?
— Je ne vous laisserai pas écumer les jardins tout seul. Il me semblait que nous nous étions mis d’accord.
Elle délaissa les corps impudiques pour s’intéresser de plus près à la botanique. Rien ne laissait supposer que Clarence avait représenté une vue de la propriété de Palmerson. La disposition des détails y était probablement fantaisiste. De plus, si ce dessin avait été un plan, la sculpture se trouverait au pied de l’arbre.
— Nous devrions aller retrouver les invités. Votre mère va s’inquiéter.
— Non, attendez un peu ! s’exclama Jane en retenant lord Motton par le bras.
La sculpture se trouvait forcément à l’écart du sentier, sinon les commères – donc toute la bonne société – seraient au courant.
Où pouvait-on cacher une statuette érotique ? Le magnolia était sans doute bien un indice.
Motton lui retira le dessin des mains.
— Miss Parker-Roth, il est temps de…
La petite clairière derrière la haie de thuya aurait été un lieu idéal si les lanternes ne l’avaient pas éclairée autant. Jane chercha ensuite un endroit où les fourrés étaient plus épais, les feuillages plus denses…
— Là !
— Quoi ?
Que tramait-elle encore ? Elle dédaigna le bras qu’il lui tendait, releva ses jupes et s’enfonça dans la verdure en direction d’un épais taillis. Maudite Miss Parker-Roth ! Par imprudence, elle risquait de trébucher sur une racine et de se retrouver le nez par terre !
Motton lui emboîta le pas et évita de s’étaler de tout son long dans les mauvaises herbes grâce à une branche basse qu’il agrippa de justesse.
— Nom d’un chien !
Il dut ensuite se débarrasser du lierre qui s’était enroulé autour de ses chevilles. Même s’il n’était pas amateur de botanique, il ne laisserait jamais son jardinier en chef négliger à ce point son propre parc sans lui demander des comptes ou le congédier.
Il se redressa et jeta un coup d’œil en arrière. Avec tout le raffut qu’il faisait, c’était un miracle qu’il n’ait pas encore attiré tous les curieux du bal. Pourtant il était seul, complètement seul. Où était donc passée Miss Parker-Roth ? Ah ! Il reconnut le feston de sa robe avant qu’elle ne disparaisse de nouveau dans les buissons.
Il accéléra le pas tout en regardant où il posait les pieds et se fraya un passage dans les fourrés jusqu’à une minuscule clairière près du mur d’enceinte. Un rayon de lune tombait sur Miss Parker-Roth, qui tenait à deux mains l’énorme pénis du dieu Pan. Elle regarda par-dessus son épaule et esquissa un sourire triomphant.
— Regardez, il se dévisse !
Encore un ou deux tours et la verge de plâtre fut démanchée. Elle enfonça le doigt à l’intérieur et en tira une feuille de papier qu’elle brandit bien haut.
— Ha ! ha !
— Magnifique ! Maintenant, donnez-moi ça.
Il tendit la main mais Jane cacha le dessin dans son dos.
— C’est moi qui l’ai trouvé ! Je…
— Monsieur le vicomte ?
Jane retint son souffle, les yeux rivés sur le passage ouvert dans les buissons par lord Motton. Aucune brèche, personne. Elle était pourtant sûre d’avoir entendu quelqu’un. L’importun devait se trouver à quelques pieds de leur cachette.
— Chut ! murmura Edmund à son oreille. Avec un peu de chance, il ne vous aura pas vue. Je vais m’en débarrasser.
Elle hocha la tête, puis le regarda se glisser hors de la trouée par une autre ouverture, avec beaucoup moins de précipitation qu’il n’y était entré.
— Monsieur le vicomte ? murmura de nouveau la voix, qui s’était rapprochée.
Jane regarda alentour. Elle était à découvert. Elle glissa le papier dans son corsage et le cala sous ses seins. Puis elle empoigna le pénis de Pan au cas où elle en aurait besoin pour se défendre.
— Lord Motton ?
Mon Dieu, l’inconnu devait se trouver juste de l’autre côté des buissons !
— Oui ?
Elle reconnut la voix d’Edmund, qui semblait provenir de plus loin que celle de leur visiteur. Comment avait-il réussi ce tour de passe-passe ?
— Thomas, c’est vous ? Que se passe-t-il ? Et d’abord que faites-vous ici ? Je croyais que vous surveilliez la demeure de Widmore ?
Surveiller la demeure de Widmore ? Edmund aurait-il demandé à ses domestiques de l’espionner, elle et sa mère ? Face à cette trahison, elle ressentit un choc brutal, puis une immense colère.
Sur le point de lui faire savoir ce qu’elle pensait d’un tel affront, elle s’arrêta et réfléchit. Pourquoi signaler sa présence ? Le domestique du vicomte était peut-être fiable, mais peut-être pas. Pourquoi risquer d’apporter de l’eau au moulin à paroles des commères ? Alors qu’elle pouvait très bien…
— C’est ce que je faisais, monsieur, quand avec Jem on a vu deux hommes se glisser à l’intérieur depuis la terrasse de derrière.
— Vous n’avez pas essayé de les intercepter, j’espère ?
Ne pas les intercepter ? Lord Motton avait donné l’ordre à ses domestiques de ne pas arrêter d’éventuels cambrioleurs ?
— Non, monsieur. On a fait tout comme vous avez dit ! On les a surveillés sans bouger. Jem les a suivis quand ils sont ressortis, et moi je suis venu vous chercher.
— C’est bien. Maintenant, rentrez et continuez de monter la garde jusqu’à mon retour.
Jane prit une longue respiration pour essayer de se calmer. John pouvait parfois se montrer très autoritaire avec elle, mais il était son frère. Elle lui trouvait des excuses, même si, comme elle le lui avait répété maintes et maintes fois, il n’était pas son tuteur. Quand son père – toujours très pris par les subtilités d’un nouveau sonnet – et sa mère – qui avait également tendance à s’absorber un peu trop dans son art – ne trouvaient rien à redire à son comportement, elle n’admettait pas qu’un frère s’immisce dans ses affaires. Quant à lord Motton, qu’était-il sinon un simple voisin ? Pire, il était lui-même un cambrioleur. De quel droit pensait-il pouvoir lui dicter sa conduite, les surveiller, sa mère et elle, tout en laissant la canaille envahir la maison de Clarence ? Cela passait la mesure !
Le domestique finit par s’éloigner et lord Motton revint dans la clairière. Jane lui laissa le temps d’ouvrir la bouche, mais pas de parler.
— Allez-vous m’expliquer ce qui se passe, monsieur le vicomte ? s’écria-t-elle en le poussant avec l’extrémité du phallus de Pan.