Jane s’arrêta à l’entrée du petit salon. Flûte ! Les tantes, à l’exception de Winifred, l’attendaient en prenant un petit déjeuner à base de thé, de tartines, de hareng saur et de rognons. Elle regretta soudain la tasse de chocolat chaud qu’elle avait l’habitude prendre au lit !
N’ayant pas encore éveillé l’attention, elle s’apprêtait à battre discrètement en retraite quand deux vigoureux caniches, surgis de dessous la table en une tornade blanche et noire, vinrent faire la fête autour de ses jambes. Pour une sortie discrète, c’était réussi !
Regardant par-dessus ses lunettes, une vieille femme au physique anguleux, aux cheveux gris tirés en arrière s’exclama :
— Ne restez pas là, Miss Parker-Roth ! Allez, venez. (Puis, tournant son regard sévère vers une dame plutôt ronde, elle intercéda en faveur de Jane.) Dorothea, voulez-vous rappeler votre meute ? Que va penser Miss Parker-Roth ?
Miss Parker-Roth pensait qu’elle aurait préféré affronter des loups plutôt que les tantes d’Edmund. Au moment où elle se penchait pour caresser le chien noir, le blanc s’immisça pour réclamer sa part d’attention.
— Zig, Zag, venez voir maman !
Les deux chiens jetèrent un coup d’œil à leur maîtresse puis se mirent à lécher les doigts de la jeune femme.
— La pauvre risque de trébucher, Dorothea, renchérit une autre tante au visage taillé à la serpe entouré de nattes austères. Vous ne verrez jamais ma petite Diane causer un tel fracas !
Diane était le lévrier bistre et blanc allongé de tout son long à ses pieds. Daignant à peine lever la tête, l’animal bâilla puis reprit sa position initiale : tête posée sur les pattes avant.
— Au moins, mes chiens savent gambader, Louisa, répliqua Dorothea avec une moue de dédain. Il émane à peu près autant de fantaisie de Diane que de ces vieux bouquins poussiéreux que vous passez votre temps à lire !
— C’est que Diane est à vos roturiers de chiens ce que mes livres en latin sont à vos romans !
— Je parierais que vous avez déjà coupé l’appétit à Miss Parker-Roth avec toutes vos chamailleries ! s’esclaffa la seule tante qui était restée jusque-là silencieuse. Allez, ne vous laissez pas intimider, mon enfant, et joignez-vous à notre petite réjouissance, suggéra-t-elle en l’y invitant d’une main couverte de bagues.
Zig et Zag, ayant obtenu tout leur soûl de caresses, étaient retournés se réfugier sous la table, bien à l’écart de l’aristocratique Diane. Ainsi Jane put-elle s’avancer jusqu’au dressoir, où elle prit un œuf et quelques toasts. Elle doutait de pouvoir affronter la suite sans un petit déjeuner copieux.
— Venez vous asseoir à côté de moi, Miss Parker-Roth, commanda la dame aux bagues. Aucun animal domestique ne vous embêtera. Mon paresseux de chat est encore au lit. De plus, je ne fais aucun inventaire, moi ! ajouta-t-elle à l’intention de la tante au physique anguleux.
— Oh !
Jane put constater que cette dernière tenait en effet à la main une longue liste numérotée rédigée dans une écriture soignée, et qu’elle tapotait la table de son crayon comme si elle attendait la première occasion pour commencer à rayer les mentions inutiles.
Elle jeta un regard sévère à Jane par-dessus ses lunettes quand la jeune femme prit place.
Où diable était donc sa mère ? Elle devait sûrement se terrer dans sa chambre, soupçonnant un interrogatoire de la part des tantes. Et Winifred, où était-elle passée ?
Jane fut très déconcertée de reconnaître qu’elle regrettait l’absence de Miss Smyth.
— Ah, enfin ! s’exclama la vieille dame au crayon en regardant la porte, par-dessus l’épaule de Jane. Vous êtes en retard. Mais, Dieu merci, vous avez laissé votre ménagerie là-haut !
Winifred venait d’entrer. Les caniches resurgirent de dessous la table pour aller l’accueillir, et Dorothea en profita pour faire une confidence à Jane.
— Je voulais les appeler Poivre et Sel à cause de leur couleur, mais ce cher Edmund trouvait que Zig et Zag convenaient mieux.
— Rappelez-vous qu’il n’a pas commencé par ces noms-là ! grommela Louisa. Il…
— Louisa ! l’interrompit la tante qui tenait l’inventaire en la fusillant du regard. Je ne crois pas utile d’étaler notre linge sale ici.
— Je crois que vous avez raison, Gertrude, répondit Louisa dans un haussement d’épaules.
— Bien sûr que j’ai raison ! insista Gertrude en revenant à Winifred, qui était à présent occupée à empiler toasts, jambon, hareng et rognons dans son assiette.
À l’évidence, la réunion en conclave de ses sœurs ne lui coupait pas l’appétit.
— Voulez-vous bien vous dépêcher, Winifred ? la tança Gertrude. Nous avons déjà perdu beaucoup de temps.
— Pourquoi ne faites-vous pas les présentations, Gertrude ? suggéra Winifred en jetant un coup d’œil en arrière, tandis qu’une tranche de langue de bœuf se balançait au bout de sa fourchette. Je parie que vous n’y avez même pas songé. Cette pauvre Jane ignore probablement qui est qui ! Sauf, bien sûr, que nous sommes les tantes pléthoriques d’Edmund, gloussa-t-elle.
Le visage de Gertrude s’empourpra légèrement. Elle ajusta ses lunettes.
— Très bien, dit cette dernière. C’est une excellente idée. Toutes mes excuses, Miss Parker-Roth. Je m’appelle Gertrude Smyth, et je suis l’aînée des tantes de lord Motton du côté paternel. Il a aussi des tantes maternelles, bien entendu, mais elles n’ont aucune importance.
— Sauf pour ce qui est du nombre, rectifia Louisa. Car il en a cinq de ce bord-là aussi. Ce qui lui fait dix tantes en tout, et pas un seul oncle !
— C’est exact, confirma Gertrude. On constate un cruel manque de mâles des deux côtés de la famille, ce qui est très inquiétant pour…
— Terminez les présentations, Gertrude ! ordonna Winifred avec un clin d’œil à Jane, tandis qu’elle prenait place à côté d’elle.
— Encore toutes mes excuses, soupira Gertrude. Voici Cordelia, annonça-t-elle en désignant la dame aux bagues et au chat paresseux, la seconde. Winifred que vous connaissez déjà, et qui vient en troisième. Enfin : Dorothea et Louisa, la dernière.
— Dernière depuis la mort de George, précisa Louisa. Car George, le papa d’Edmund, était le benjamin.
— C’est exact, confirma Gertrude en pointant son crayon en direction de Jane. Ce qui résume la raison de notre petite réunion.
— Je vous demande pardon ? Je ne comprends pas très bien…, répliqua Jane en manquant de s’étouffer.
— Le problème, Jane, observa Winifred en harponnant un morceau de langue, est que notre père, malgré un tempérament ardent, dut s’y reprendre au moins à six fois…
— Winifred ! s’exclama Gertrude.
— Nom d’un chien, rétorqua Winifred, vous vous offusquez pour un rien !
— Un peu de décence, Winifred, un peu de décence ! rappela Louisa, en soutien à Gertrude.
— Quoi qu’il en soit, reprit Cordelia, mère a eu cinq filles avant de pouvoir lui donner un héritier.
— Comme vous le voyez, le temps presse, déclara Gertrude, car les chances ne sont pas favorables à Edmund.
— Les chances ? Quelles chances ? demanda Jane. Où voulez-vous en venir ?
Avaient-elles, toutes les cinq, perdu la raison ?
— Aux bébés, Jane. Aux petits garçons. Aux héritiers mâles ! expliqua Winifred.
— Edmund se fait vieux, confia Gertrude en se penchant tout près du visage de Jane.
— Vieux ? pouffa Cordelia.
— Bon, pas tout à fait, corrigea Gertrude avec un geste vague en direction de Cordelia. Il n’est pas décati, bien sûr. N’importe quel homme normal aurait encore toute la vie devant lui. Mais pas avec ses antécédents génétiques. Le temps presse !
— Edmund a besoin d’un héritier, expliqua Louisa. Et si, comme l’on dit, l’histoire se répète, ce ne sera pas du gâteau !
— Mon Dieu non, ce n’est pas gagné pour le pauvre chéri ! ajouta Winifred, qui faillit s’étouffer à son tour.
Elle échangea un regard complice avec Cordelia, et les deux femmes partirent d’un grand éclat de rire.
— Avez-vous bientôt fini ? tempêta Gertrude. Ce n’est pas drôle ! Winifred, vous m’avez dit hier soir que Miss Parker-Roth ici présente serait notre meilleur atout si elle n’était pas elle-même si âgée. Quel âge avez-vous ? demanda-t-elle en se tournant vers Jane.
Jane n’en croyait pas ses oreilles. Tant d’impudence ! Sans pour autant se croire toute jeune, elle n’avait aucune envie de se voir comparée à ces octogénaires.
— Vingt-quatre ans. Mais que voulez-vous dire par « meilleur atout » ?
— Tss… si vieille que ça ? siffla Gertrude en secouant la tête.
— Gertrude, allons !
— Winifred, vous savez très bien que l’âge est important.
— Je ne l’oublie pas, la rassura Winifred, mais il n’est pas nécessaire de prendre votre tête d’enterrement. Je vous rappelle que Tabatha – la mère d’Edmund, précisa-t-elle à l’intention de Jane –, avait vingt-six ans quand il est né, soit deux ans de plus que Jane.
— Mais, euh…, intervint Jane, que personne n’écoutait.
— Cependant, Edmund était son premier et ultime enfant, souligna Gertrude en tapotant de nouveau la table avec son crayon.
— Cela ne veut rien dire, contra Winifred. Vous savez bien que George n’a fait qu’une seule tentative. Rappelez-vous le caractère de Tabatha !
— Je me demande pourquoi il l’a épousée ! s’indigna Dorothea. Quelle triste bonne femme ! Et diablement hypocondriaque avec ça !
— Vous savez très bien pourquoi il l’a épousée, intervint Louisa. Parce qu’elle était enceinte.
— Excusez-moi, dit Jane d’un ton énergique, mais je ne comprends pas pourquoi vous avez cette conversation en ma présence. Je ne suis pas de la famille…
— Pas encore ! répliqua Winifred avec un grand sourire. Car je vous ai bien surpris tous les deux, hier soir dans le bureau d’Edmund.
— Il ne s’est rien passé, expliqua Jane en rougissant. Pas… pas grand-chose.
Soudain, tous les regards se braquèrent sur la jeune femme dans l’attente d’autres révélations.
Et sa mère qui n’arrivait toujours pas…
— Bonjour, mesdames, entonna lord Motton, je vous dérange ?
— Non ! s’exclama Jane.
— Oui ! s’écrièrent les tantes.
Zig et Zag se ruèrent à la rencontre du vicomte.
— Assis, les enfants ! ordonna le jeune homme.
Les chiens obéirent et, langue pendante, battirent la mesure avec la queue, le regard plein d’une heureuse soumission.
— Braves bêtes, déclara-t-il en se baissant pour les gratter derrière l’oreille.
Puis il considéra l’assistance et, s’arrêtant sur le visage de Jane, esquissa un sourire enamouré.
Malheur ! Avec une mine aussi béate, il donnait presque l’impression d’être effectivement épris d’elle. Balayant la tablée du regard, Jane s’aperçut que les tantes ne perdaient rien du spectacle.
— Miss Parker-Roth, dit lord Motton, vous plairait-il de visiter l’exposition de la Royal Academy ?
Cinq petits sourires satisfaits accompagnèrent cette proposition.
— Eh bien, c’est ce qui s’appelle jeter le pavé dans la mare, fit remarquer Jane tandis que lord Motton ordonnait aux chevaux d’avancer.
— Pourquoi dites-vous cela ? demanda-t-il en grimaçant.
Jane leva les yeux au ciel.
— Comme vous le savez, vos tantes sont ici pour vous trouver une épouse. Et, compte tenu de l’échec de votre père et de votre grand-père à produire un nombre suffisant de garçons, elles s’inquiètent de votre descendance. Elles pensent même que vous devriez vous atteler à la tâche sans tarder. En me choisissant pour cette excursion, vous confortez leurs attentes.
— M’atteler à la tâche sans tarder ?
Jane devint toute rouge. Edmund pouvait à l’occasion avoir un regard très lubrique.
— Ne dites pas de bêtises !
— C’est que, voyez-vous, dit-il en lui lançant un regard de biais, je ne voudrais pas décevoir mes tantes. Peut-être devrais-je passer tout de suite aux choses sérieuses, menaça-t-il d’un ton badin.
— Tenez-vous comme il faut, monsieur. Je vous rappelle que nous sommes en calèche et que votre sbire est assis derrière nous.
— Fermez les yeux, Jem, ordonna lord Motton en jetant en coup d’œil par-dessus son épaule.
— Monsieur le vicomte ! s’indigna Jane, qui refusait de croiser le regard de Jem.
C’était un jeune homme fluet, qui devait avoir l’âge de son frère Nicholas. Sans doute lisait-il dans les pensées d’Edmund bien plus facilement qu’elle. Il devait aussi se demander pourquoi elle n’avait pas encore giflé son libidineux maître. N’aurait-elle pas dû au moins avoir ses vapeurs ?
Prenant un air offensé, elle s’efforça d’adopter un ton aussi compassé et bas-bleu que possible.
— Je vous saurais gré de respecter les convenances, lord Motton.
— Voilà qui promet d’être assommant ! Et si nous…
— Monsieur le vicomte ! Monsieur !
— Que se passe-t-il, Jem ? demanda Edmund, soudain sur le qui-vive.
— Nous sommes suivis. Je reconnais l’un des compères d’hier soir.
— Vous êtes sûr ? demanda Jane.
Elle était sur le point de se tourner pour voir à quoi ressemblait ce malfrat, mais Edmund l’arrêta d’un geste brusque de la main.
— Ne faites pas cela, Jane. Nous ne voulons pas qu’ils sachent que nous savons. Je ne pense pas que nous risquions quoi que ce soit pour l’instant, la rassura-t-il, tout sourires. En revanche, ajouta-t-il, quand nous serons à l’Academy, ne vous éloignez pas de moi. On ne sait jamais. Restez bien tout près, conseilla-t-il, le regard plein de convoitise.
Jane n’en revenait pas. Son cœur battait la chamade, et lui se permettait des allusions salaces ?
— Comment pouvez-vous prendre une telle chose à la légère ? s’indigna Jane.
Brûlant de se retourner, elle se contraignit à regarder droit devant elle.
— Détrompez-vous, Jane. Je n’ai jamais pris Satan à la légère. Mes hommes nous attendent à l’Academy, et d’autres sont postés sur le parcours. Nous serons avertis du danger avant qu’il n’arrive, et pourrons ainsi l’éviter. Dans le cas contraire, nous ne serions pas seuls.
— Oui, monsieur, intervint Jem, je viens juste de voir Thomas qui partait en courant. Il a dû apercevoir le compère lui aussi et a filé prévenir Ben et les autres.
— Parfait ! s’exclama lord Motton en faisant accélérer ses chevaux.
Jane admira les gestes pleins d’assurance du vicomte. S’il lui avait demandé de se jeter du haut des falaises de Douvres avec la promesse que tout se passerait bien, elle l’aurait fait. Quelle sotte !
— Je pourrais essayer de les semer, dit-il, mais je crois préférable de leur laisser croire que nous ne les avons pas repérés. Nous n’avons aucune raison de nous méfier. Nous sommes en route pour une exposition, et peut-être même un peu de badinage.
Jem partit d’un gros éclat de rire qu’il parvint presque à dissimuler, manquant de s’étouffer au passage.
— Je ne badine pas, monsieur, renâcla-t-elle, au cas où vous ne l’auriez pas remarqué.
— Vraiment ? Dans ce cas, je vous conseille d’essayer, répliqua Edmund en tirant sur les rênes. Nous sommes arrivés. Si vous voulez bien vous occuper des chevaux, Jem ?
Pendant ce temps, le vicomte sauta de la calèche et la contourna pour aider Jane à descendre. À l’instant où la jeune femme posait le pied à terre, il lui murmura un mot à l’oreille.
— Vous savez, je ne badine pas beaucoup non plus.
— Menteur ! Vous ne cessez de badiner, comme en ce moment, grommela-t-elle.
— Quand m’avez-vous vu flirter en société ? demanda-t-il, toujours souriant mais l’œil grave.
— On ne vous y voit pas beaucoup, fit-elle remarquer en lui passant devant. J’imagine que vous faites cela ailleurs, à l’abri des regards.
— Oh, cela ne s’appelle alors plus folâtrer ! s’esclaffa-t-il.
— Lord Motton !
— J’en conclus que nous manquons tous deux d’entraînement, déclara-t-il avec un grand sourire, tout en lui offrant le bras.
À cet instant, une douce excitation s’empara de Miss Parker-Roth.
— Vous ne réussirez qu’à faire jaser, le savez-vous ?
— J’espère bien. J’ai l’intention de vous protéger de Satan et de ses sbires en leur faisant croire que nous ne sommes que deux amoureux.
Jane agrippa la manche du vicomte.
— Voyez-vous l’homme qui nous suivait ? Est-il toujours sur nos talons ? demanda-t-elle.
Elle s’apprêtait à se retourner quand Edmund l’en dissuada.
— Tut, tut, Miss Parker-Roth, je vous rappelle que vous êtes censée n’avoir d’yeux que pour moi. Ne vous inquiétez pas, mes hommes veillent.
Il lui déposa sur la main un baiser qui chassa toute pensée de l’esprit de la jeune femme.
— Je serais plus rassurée si je savais de qui je dois me méfier. Je…
— Hélas, vous le dévisageriez avec tant d’insistance que même un aveugle s’en apercevrait. Je pense qu’il est plus sûr de laisser croire à Satan que nos relations sont purement romantiques, ce qui sera difficile s’il vous voit soulever chaque tableau et chaque pot de fleurs pour y débusquer un scélérat.
— D’accord, je suppose que vous avez raison, finit-elle par admettre.
— Bien sûr que j’ai raison ! insista-t-il en se dirigeant vers l’entrée de l’Academy. L’une des raisons de notre présence ici est que je voulais qu’on nous voie ensemble, y compris Satan. Plus vite la bonne société saura que je vous fais la cour, mieux ce sera.
— Ah !
Il lui faisait donc la cour ! Malgré l’émotion, elle devrait se rappeler que c’était seulement pour donner le change.
— Qui plus est, cette visite à l’Academy donnera aux gens le sentiment que nous nous intéressons à la peinture. Ainsi, personne ne s’étonnera lorsque nous nous rendrons à la galerie de Harley Street. Votre mère m’a appris ce matin qu’elle ouvre seulement le jeudi.
— Je vois.
Sa mère croyait-elle aussi que lord Motton faisait la cour à sa fille ? Oh ! Cela pouvait s’avérer très embarrassant.
— Maman n’a-t-elle pas trouvé… euh, étrange que vous lui posiez cette question ?
— Si tel est le cas, elle n’a rien laissé paraître. J’imagine que, en tant qu’artiste, elle considère que tout le monde devrait passer son temps dans les galeries.
— Sans doute, mais… n’était-elle pas surprise que vous souhaitiez m’y emmener ?
— Hum, en y réfléchissant, je ne me souviens pas avoir prononcé votre nom.
Évidemment ! Lord Motton était un homme, et les hommes avaient l’art de passer sur quantité de détails intéressants pour ne mentionner que les plus insignifiants. À sa décharge, Edmund n’avait pas besoin de la permission de Mrs Parker-Roth pour sortir sa fille qui, à l’âge de vingt-quatre ans, n’était plus une débutante.
— À propos, où était ma mère ce matin ? Sa présence au petit déjeuner m’aurait été utile pour contrer l’offensive de vos tantes.
— Elle est plus rusée que vous, s’esclaffa-t-il. À moins qu’elle n’ait tout simplement une plus grande pratique de ces dames. Elle a pris son chocolat au lit. Je l’ai croisée dans le vestibule peu avant notre départ, pendant que vous livriez bataille, j’imagine.
Jane ne s’était donc pas trompée.
— Je ferai comme elle demain.
— Je vous le déconseille, car tante Winifred ne manquera pas de souligner l’absence à table de la jeune femme dont la chambre jouxte la mienne…
— Elle n’oserait pas !
— Oh si ! Et bien pire encore, en rappelant à ses sœurs que la porte qui sépare les deux chambres n’a plus de clé depuis des années.
— Est-ce vrai ? demanda Jane tandis que le rouge lui montait aux joues. La porte est donc bloquée ?
Edmund esquissa un sourire.
— Bien sûr que non. Elle est ouverte, définitivement.
— Ah !
Ainsi, le vicomte pouvait entrer dans sa chambre à sa guise et à l’insu de tous – et Jane pouvait entrer dans la sienne ! Miss Parker-Roth en frémit.
Elle doutait de pouvoir trouver le sommeil à l’avenir.
— Vous avez froid ?
— Non, non, ça va, répondit-elle en espérant ne pas ressembler à une pivoine.
Dieu merci, il se contenta de sourire sans faire de commentaires. Devant la porte, Motton remit à un employé fort âgé le montant de leurs billets d’entrée.
— Merci, milord ! dit le vieil homme en esquissant un sourire édenté. Si je peux me permettre, milord, votre dame pourrait avoir son portrait ici tellement qu’elle est gracieuse !
— Je ne saurais mieux dire, répondit Edmund en lui glissant un pourboire.
Ils s’engagèrent d’un pas nonchalant dans la galerie principale. La lumière, qui entrait à flots par les hautes fenêtres, nimbait le visage de Jane, donnant des reflets cuivrés à sa chevelure. Le gardien à l’entrée ne s’y était pas trompé : Jane était magnifique et son portrait méritait d’être accroché dans ce musée. Où ailleurs, à la réflexion, car les murs étaient déjà recouverts du sol au plafond par des tableaux collés les uns aux autres.
— Vous n’ignorez pas qu’il a dit cela seulement pour la pièce, n’est-ce pas ? demanda-t-elle.
— Comment ?
Elle avait le regard aussi doré que ses cheveux. Par quel miracle ne l’avait-il jamais remarquée jusque-là ?
— Je suis certaine qu’il dit la même chose à tous les passants, même à ceux qui sont accompagnés par de vieilles biques, grommela-t-elle.
— En fait, je me rends compte à présent qu’il disait vrai. Regardez ce portrait de femme. Elle avait au moins quatre-vingts ans et était sans doute déjà laide dans sa jeunesse.
Prenant Jane par le bras, il la fit tourner face à lui.
— Je ne vous laisserais pas vous mésestimer. Ce vieillard a tout à fait raison : vous êtes belle.
Elle n’en croyait pas ses oreilles.
— Vous êtes aveugle, monsieur, déclara-t-elle, à la fois amusée et écarlate.
— Non, Jane, c’est vous qui l’êtes, répliqua-t-il en la secouant légèrement.
— C’est bien la première fois…, dit-elle, incrédule, en regardant ailleurs.
— Vraiment ? Ne suis-je pas plutôt le premier à vous dire que vous devriez l’admettre ? Je ne peux croire qu’on ne vous l’ait jamais dit !
— John et Stephen n’ont jamais…, grommela-t-elle.
— Cela n’a rien d’étonnant, ce sont vos frères. Mais après toutes ces soirées mondaines, ne me dites pas qu’aucun homme ne vous a jamais fait de compliments.
— Oui, sans doute… mais ils n’en pensaient pas un mot. Je sais que je ne suis pas une grande beauté, monsieur.
— Pas au sens courant du terme, je vous l’accorde, mais belle, vous l’êtes. (Étrangement, il tenait à tout prix à ce qu’elle le croie.) Je ne vous le dirais pas si je ne le pensais pas. Je ne fais pas dans la fausse monnaie, ajouta-t-il.
— Oh, eh bien, euh…, je vous remercie, alors, dit-elle, plus rouge que jamais et résignée à accepter cet éloge. Maintenant, venez voir le drôle de petit chat sur cette peinture.
Il la suivit de toile en toile, en interprétant celles qui retenaient l’attention de la jeune femme, sans toutefois leur accorder plus qu’un rapide regard. Le visage de Jane, ses expressions changeantes, la diversité des émotions qu’exprimait sa voix, les jeux de lumière dans ses cheveux… tout cela l’intéressait bien davantage.
Il s’obligea cependant à surveiller les alentours. On ne pouvait exclure la possibilité d’une menace en provenance d’un autre visiteur du musée. Par chance, la salle était bondée. Quelques personnes installées sur les bancs examinaient les tableaux accrochés près du sol ou soulageaient simplement leurs pieds douloureux. Dans un coin, deux hommes débattaient avec feu du geste du peintre pour le portrait d’une dame âgée. Un autre quidam à monocle scrutait un paysage pastoral, surtout la nymphe dénudée qui y figurait. Quant aux hommes de Motton, répartis un peu partout, ils s’efforçaient de se fondre à la foule en affichant un intérêt peu commun pour la peinture.
Une femme entra avec deux petits enfants, une fille d’environ sept ans et un garçon âgé de cinq ans tout au plus. L’assistance ne fut pas longue à s’apercevoir que la jeune mère avait commis une erreur en les emmenant à cette exposition.
— Je veux aller au parc ! cria le garçonnet.
— Bien sûr, mon chéri, mais nous y sommes allés hier.
— Je veux aller au parc ! hurla-t-il, bras croisés en faisant la moue.
— Mais je viens de payer les entrées, mon chéri. Regardez ce joli chaton.
Le petit insurgé ne bougea pas d’un pouce, et rien ni personne n’aurait pu le faire avancer.
— J’aime pas les chatons ! Je veux aller au parc !
C’est à ce moment-là que la petite fille s’en mêla, pour le pire.
— Vous n’êtes vraiment qu’un bébé, Oliver.
— Aïe, aïe, aïe, murmura Jane. Je lui aurais bien proposé de l’aider, mais…
— En effet…, confirma Motton en lorgnant le petit Oliver, dont le visage était rouge de colère. Rien n’y fera. Soit elle cède, soit nous cédons la place !
— Je suis pas un bébé ! s’égosilla Oliver.
— Si, vous êtes un bébé ! rétorqua la fillette en mettant les mains sur les hanches avant d’entonner : « Oliver est un bébé, Oliver est un bébé… ».
Oliver s’en donna alors à pleins poumons et attrapa sa sœur par les cheveux. Celle-ci poussa un cri perçant et fondit en larmes. Leur mère se contenta de se lamenter en essayant de les calmer.
— Oliver, mon chéri, cela suffit maintenant. Nous irons au parc tout à l’heure. Juliette, mon cœur, vous savez bien que les dames ne crient pas.
— C’est moi qui vais crier si nous ne sortons pas d’ici au plus vite, marmonna Motton.
Jane se retint de rire pour ne pas le fâcher, tandis qu’il l’entraînait vers la sortie, suivis par la plupart des autres visiteurs.
— Cette pauvre femme était dépassée, fit remarquer Jane en regagnant la lumière du jour, mais j’imagine qu’elle les a trop gâtés.
— Peut-être que ce sont juste deux parfaits petits démons !
Motton chercha la calèche des yeux, puis consulta sa montre. Ils étaient restés à l’intérieur bien moins longtemps que prévu, et Jem ne serait plus très long. En attendant, pourquoi ne pas profiter du beau temps pour flâner un peu ? Il remisa sa montre de gousset dans la poche de son gilet et s’engagea dans l’allée avec Jane à son bras.
— Je ne pense pas qu’ils soient méchants, protesta-t-elle en offrant son beau visage aux rayons du soleil.
— Ah, non ? s’étonna-t-il. Croiriez-vous, comme Rousseau et Dryden, au bon sauvage ? grommela-t-il. Pour ce qui est de la sauvagerie de ces enfants, nous sommes d’accord, mais quant à leur bonté, j’ai de gros doutes.
— Tous les enfants sont pénibles par moments, expliqua-t-elle en haussant les épaules.
— Sans doute, mais la question est de savoir s’il existe d’autres moments.
— Biens sûr que oui !
Ils marchèrent un instant en silence. Motton, qui devrait au moins avoir un héritier, devenait nerveux dès qu’il s’imaginait père, car il n’avait aucune expérience des enfants.
Il suivit du regard une dame âgée qui traversait la rue.
Sa propre mère n’avait pas été à l’aise avec les enfants – ou plutôt avec lui, Edmund. Elle avait eu les nerfs trop fragiles pour supporter un petit garçon énergique. Quant à son père, il avait considéré que son devoir était accompli dès l’instant où son fils avait vu le jour.
Mais Miss Parker-Roth, comment voyait-elle les choses, avec tous ses frères et sœurs ? De plus, les parents de la jeune femme, à l’inverse des siens, aimaient leurs enfants.
Il se demanda quel père il ferait s’il fondait une famille avec Jane.
— Quel est ce bruit ? demanda la jeune femme.
— Quel bruit ?
Prêtant l’oreille, il reconnut le cliquetis – le grondement à présent – d’un de ces satanés vélocipèdes modernes qui se rapprochait à toute vitesse.
Il se retourna, et aperçut un homme monté sur un deux-roues jaune vif, qui fonçait droit sur eux.