— Jane, Jane, ça va ?
— Ouille !
Par chance, c’était un jour sans vent, sinon l’humiliation aurait été complète. Ses jupons ne s’étaient pas retournés pendant la chute. Du moins l’espérait-elle. Il lui semblait en tout cas qu’ils couvraient encore ses fesses. Mais jusqu’à quand ?
Elle lutta avec acharnement pour se dégager, mais ne réussit qu’à s’enfoncer un peu plus dans la luxuriance de ce maudit buisson.
— Arrêtez de gigoter. Je vous tiens.
Lord Motton la libéra de sa prison d’épines en la soulevant par la taille d’un geste assuré.
— Comment vous sentez-vous ? demanda lord Motton quand il l’eut déposée sur ses pieds et qu’il eut enlevé une brindille de ses cheveux.
— Beurk ! s’exclama-t-elle en retirant une feuille de sa bouche. (Puis elle remit en place la coiffe qui lui pendait sur la nuque.) Je crois que ça ira, merci.
Les mains sur les épaules de la jeune femme, il l’examina, l’air soucieux.
— Vous êtes affreuse !
— Merci. Mais votre tenue n’est pas des plus soignées non plus ! répliqua-t-elle, convaincue cependant qu’il avait meilleure allure.
Le vicomte avait perdu son chapeau durant leur course folle et l’une des manches de son manteau était déchirée à partir de l’épaule. Hormis ces deux détails, il n’avait pas une seule égratignure.
— Votre tailleur, Weston, va danser de joie quand il vous présentera sa note. C’est le deuxième manteau que vous abîmez en deux jours !
Il haussa les épaules.
— C’est sans importance, dit-il en lui tamponnant la joue avec son mouchoir. Vous avez le visage tout éraflé. Êtes-vous sûre que ça va ?
— Si ce n’est que j’ai une tête à faire peur, je vous assure que oui.
— Monsieur le vicomte…, commença Jem, qui les avait rejoints.
Tout aussi dépenaillé que son maître, le domestique avait une large écorchure sur la pommette et devrait probablement se procurer une nouvelle livrée.
— Mrs Hornsley vous fait savoir qu’elle regrette vraiment cet accident et serait heureuse de vous emmener où vous voulez.
Lord Motton se passa la main dans les cheveux.
— Ce serait certainement la meilleure solution, car je préférerais que Miss Parker-Roth rentre dès que possible. D’un autre côté, j’ai des scrupules à vous laisser tout seul avec une voiture accidentée et les chevaux.
— Je me débrouillerai, monsieur. Vous n’aurez qu’à m’envoyer du secours de Motton House.
— Vu l’équipage et le cocher de Mrs Hornsley, cela pourrait prendre des heures, vous savez, prévint lord Motton, l’air abattu.
— Ouais, je sais, grommela Jem.
— Je peux rentrer toute seule, suggéra Jane, malgré son peu d’envie de se séparer de lord Motton.
Encore faible sur ses jambes, elle puisait un authentique réconfort dans sa présence. Néanmoins, elle se sentait capable de parcourir seule en landau – surtout dans celui de Mrs Hornsley qui avançait à la vitesse d’un escargot – les quelques rues qui les séparaient de la demeure du vicomte.
— Vous deux resterez ici pour vous occuper de la voiture, poursuivit-elle.
— Je vous demande pardon, mademoiselle, mais je doute que ce soit une bonne idée, répondit Jem en jetant un regard lourd de sous-entendus à lord Motton.
Le vicomte parut hésiter un instant, puis acquiesça.
— Je pense que Jem a raison, Miss Parker-Roth. Il est plus prudent que je vous accompagne. Ce ne sera pas long…
— Oh si ! rectifia une quatrième voix.
Edmund et Jane cherchèrent qui venait d’émettre cet avis. Il s’agissait d’un jeune garçon en livrée qui flattait l’encolure d’un des chevaux de lord Motton. Il leur adressa un grand sourire, ce qui dévoila l’espace entre ses deux incisives.
— Ses vieilles carnes ne dépassent pas l’amble. Ce n’est pas comme vos beaux coursiers.
— Et qui est ce jeune homme ? demanda le vicomte d’un air étonné à son propre domestique.
— Le page de Mrs Hornsley. Elle l’envoie vous présenter ses excuses.
— Hum… Pensez-vous qu’elle nous le prêterait un instant ?
— Je suppose que oui, répondit Jem. Approche, petit, lord Motton voudrait te dire un mot.
— Monsieur ? demanda l’enfant en donnant à regret une dernière tape au cheval.
Quand il fut enfin disposé à l’écouter, lord Motton lui sourit.
— Comment t’appelles-tu, mon garçon ?
— Luke, monsieur.
— Vois-tu, Luke, j’ai besoin d’un messager rapide et dégourdi. Penses-tu pouvoir faire l’affaire ?
Le petit valet bomba le torse et s’efforça de paraître aussi grand que possible, c’est-à-dire très peu. Il devait avoir dans les huit ans tout au plus.
— Oui, monsieur. Mrs Argle, la gouvernante de Mrs Hornsley, dit que je suis dégourdi comme un fouet ! Et même Mrs Hornsley dit que je cours aussi vite que le vent.
— Splendide ! Crois-tu que Mrs Hornsley te mettrait à mon service le temps de délivrer un message à Motton House ?
— Je crois, oui, répondit-il, ravi. Vous me remplacerez, n’est-ce pas ?
— Exact. C’est une sorte d’échange. Le message est simple : dis à Mr Williams, mon majordome, que nous avons eu un accident et que nous avons besoin de secours pour aider Jem à s’occuper des chevaux.
— D’accord, s’exclama le garçonnet en filant au triple galop.
— Attends ! s’écria Jane qui n’en revenait pas que le message soit si sommaire.
Les hommes avaient le chic pour négliger l’essentiel.
— Oui, madame ?
— N’oublie pas de dire à Mr Williams que le vicomte et Miss Parker-Roth vont bien et qu’ils seront bientôt de retour.
— Sauf votre respect, madame, si vous rentrez avec Mrs Hornsley, vous n’y serez pas bientôt, grommela Luke.
— Ah !
— C’est bien vrai, ricana lord Motton. Dans ce cas, dis à Mr Williams que nous sommes en route. Quant à toi, tu peux nous attendre aux cuisines. Je suis certain que Cook trouvera quelque chose d’appétissant à t’offrir.
Luke sourit jusqu’aux oreilles.
— D’accord, monsieur.
Sur ces paroles prometteuses, il s’élança comme un lièvre à travers la pelouse.
— Je parie que le jeune Luke court d’autant plus vite qu’il veut rester plus longtemps aux bons soins de Cook, s’esclaffa le vicomte.
— Vous croyez vraiment que Mrs Hornsley ne le nourrit pas assez ? demanda Jane d’un ton inquiet.
Le garçon lui avait semblé en excellente forme, mais les apparences étaient parfois trompeuses. Étant très âgée, sa maîtresse avait peut-être oublié quels étaient les besoins d’un enfant.
— J’imagine qu’elle ou sa gouvernante sont parfaitement au courant de ce que doit manger un enfant de cet âge. Avez-vous oublié le coup de fourchette qu’avaient vos frères quand ils étaient petits ?
— Oui, c’est vrai, admit Jane, amusée. D’ailleurs, ils ne l’ont pas perdu, surtout Nicholas qui n’a que vingt ans. Aujourd’hui qu’ils sont bien plus grands que moi, je ne trouve pas cela extraordinaire, mais quand ils étaient enfants, je me demandais où ils emmagasinaient toute cette nourriture.
— Évidemment. Vous êtes certain que ça ira, Jem ? Je préférerais ne pas vous laisser seul.
Jane parut soudain soucieuse. Pourquoi le vicomte était-il si inquiet ? Ne se trouvaient-ils pas à Hyde Park en pleine journée ? Il ne craignait tout de même pas que des brigands, des bandits de grand chemin ou quelques autres individus malfaisants ne s’attaquent à son valet ? Ils s’empareraient à coup sûr des chevaux, mais pourquoi s’en prendraient-ils à un domestique qui ne possédait rien en propre ?
— Tout ira bien, monsieur le vicomte. En cas de problème, je ne jouerai pas au héros, je vous assure.
Voilà que Jem aussi redoutait le danger ! Que leur arrivait-il, à tous les deux ? Avaient-ils pris un coup sur la tête durant l’accident ? Après vérification, ils lui parurent indemnes de tout traumatisme.
— Bien ! s’exclama lord Motton en donnant à Jem une tape sur l’épaule. Je sais que je peux compter sur vous. Êtes-vous prête, Miss Parker-Roth ? s’enquit-il en lui offrant le bras.
Tandis qu’ils traversaient le gazon, Jane demanda :
— Vous ne croyez pas à un accident, n’est-ce pas ?
Lord Motton la considéra longuement d’un regard lourd de sens avant de secouer la tête.
— Non, en effet.
— Pourquoi ? demanda-t-elle d’une voix claironnante. Il en survient tous les jours. C’est regrettable, mais c’est comme ça, poursuivit-elle d’un ton plus grave. Ne voyez pas le mal partout. D’ailleurs, c’est un miracle si les chevaux ne s’emballent pas plus souvent, avec tout le bruit et le tohu-bohu de Londres.
— Les chevaux sont habitués aux cris et aux mouvements inattendus de la foule, Miss Parker-Roth. Mon équipage sait parfaitement se comporter quand on ne l’agresse pas.
Mince ! Elle n’avait pas eu l’intention de le vexer.
— Mais que faites-vous du tombereau de légumes et des chiens ? Ne me dites pas que vos chevaux ont l’habitude d’être poursuivis par des bêtes féroces au milieu de navets récalcitrants.
— Non, je vous l’accorde. C’est très inhabituel, reconnut-il en jetant un coup d’œil à Mrs Hornsley qui les attendait dans son landau. Mais pas au point d’éveiller les soupçons.
Elle émit un soupir d’impatience.
— Et que signifie cette remarque mystérieuse ?
Il se tourna de nouveau vers elle pour lui répondre.
— Cela n’a rien de mystérieux. Si nous avions été blessés ou avions trouvé la mort, tout le monde aurait dit que c’était un accident, un coup du sort, de la malchance. Personne n’aurait émis l’hypothèse d’un coup monté, avec la maraîchère au bon endroit, les chiens qui se ruent sur nous au bon moment.
— C’est absurde. Qui donc pourrait organiser une telle attaque ? demanda-t-elle, incrédule, quoiqu’un peu effrayée.
Il se trompait sûrement, car, dans le cas contraire, qui aurait été assez puissant pour vouloir leur nuire aussi méthodiquement ?
— Satan est une véritable pieuvre, Miss Parker-Roth. Il a des yeux et des oreilles partout. À l’évidence, il veut nous empêcher de mettre la main sur les dessins de Clarence. À moins qu’il n’ait décidé tout bonnement de se débarrasser de nous, suggéra-t-il, la mine grave. Croyez-moi, il n’aurait pas versé une larme sur nos cadavres.
Jane dut se forcer à ne pas regarder derrière elle pour s’assurer qu’ils n’étaient pas suivis. Encore un peu et elle verrait des espions dans chaque buisson et dans chaque arbre. Lord Motton faisait erreur. Il ne pouvait en être autrement.
— Je continue à croire que vous vous battez contre des moulins à vent.
Il s’arrêta, de sorte qu’elle dut s’arrêter aussi.
— Ne sous-estimez pas cet homme. Cela fait des années que j’observe sa manière d’opérer. C’est un individu extraordinairement intelligent et extrêmement dangereux. Je mettrais ma main au feu qu’il se cache derrière toutes nos difficultés depuis notre visite à la galerie : le chauffard, les tombereaux renversés et la collision finale, sans oublier le vélocipède hier.
— Oh !
Que répondre à cela ? L’angoisse lui serrait à présent la poitrine. Le vicomte devait se tromper ! Londres n’était pas le Far-West ! La capitale possédait son lot de malfaiteurs, mais pas de crime organisé. Pourtant, lord Motton ne plaisantait pas. Jane détourna le regard et aperçut Mrs Hornsley qui leur faisait signe de la main.
— Je crois que Mrs Hornsley s’impatiente, monsieur.
— Comment ? Ah, oui, dit-il en lui faisant signe à son tour. Ne la faisons pas attendre.
— Bonne idée ! J’aimerais éviter de rentrer à pied.
— Pourtant, vous arriveriez plus vite, gloussa-t-il, et sans embûches.
— Qu’entends-je ? Vous n’avez pas confiance en Mrs Hornsley ?
— L’affaire est grave, Miss Parker-Roth, esquiva lord Motton, tandis qu’ils approchaient du landau. Ne mésestimez pas les risques.
— Comment le pourrais-je, avec toutes vos lugubres mises en garde ?
— Lord Motton, Miss Parker-Roth, venez, venez, les héla Mrs Hornsley. Miss Câline réclame son thé.
— Son thé ? répéta Jane en étouffant un fou rire.
— Mrs Hornsley boit son thé pendant que le caniche mange les gâteaux dans de la porcelaine fine, expliqua lord Motton. Grands dieux ! s’exclama-t-il d’un ton amusé quand ils furent à hauteur de l’attelage. Bonjour, Mrs Hornsley.
— Bonjour, monsieur le vicomte, salua la vieille dame en lui faisant les yeux doux. J’espère que vous ne verrez pas d’inconvénient à ouvrir la portière vous-même. D’ordinaire, c’est le rôle de mon page, mais j’ignore où il est passé, expliqua-t-elle l’air renfrogné.
— Je crains de vous l’avoir emprunté, madame. Il me fallait un garçon rapide et sûr pour transmettre la nouvelle de notre accident à Motton House. J’espère qu’il ne vous manquera pas trop, s’excusa-t-il en la gratifiant d’un sourire éblouissant, tandis qu’il ouvrait la portière et dépliait le marchepied pour Jane. Je vous propose de le remplacer jusqu’à ce que vous le récupériez chez moi.
— Oh, eh bien, je crois que nous nous en accommoderons, répondit Mrs Hornsley en battant des cils. Qu’en dis-tu, Câlinette ?
Miss Câline signifia son accord par un aboiement, pendant que le vicomte sautait dans le landau, qui s’ébranla.
— Vous savez, monsieur, vous conduisiez bien trop vite, fit remarquer la vieille dame en lui donnant un petit coup d’éventail. Mon pauvre cocher a eu une peur bleue.
— Mes plus plates excuses, Mrs Hornsley. Loin de moi l’intention d’effrayer qui que ce soit.
Elle dodelina dans un balancement de huppes aux couleurs criardes. Son chapeau donnait l’impression qu’elle avait un nid d’autruche sur la tête. Jane se dit que leur hôte avait été bien avisée de prendre un chien plutôt qu’un chat, qui lui aurait sûrement volé dans les plumes. D’ailleurs, peu de félins se laisseraient affubler de la ridicule défroque que portait Miss Câline, à savoir un manteau couleur pistache et un minuscule couvre-chef assorti à celui de sa maîtresse.
— Vous autres jeunes gens ne pouvez vous empêcher de parader dans vos attelages rapides, ricana-t-elle. Eh, même mon regretté époux faisait une petite pointe de temps en temps.
Mrs Hornsley aimait bien attribuer toutes sortes d’habitudes cocasses à son défunt mari. Et comme il avait tiré sa révérence près de cinquante ans auparavant, peu de notables pouvaient la réfuter, même si plus d’un doutait que le bonhomme ait jamais existé.
— Lord Motton n’a pas fait exprès de conduire si vite, Mrs Hornsley, fit remarquer Jane. Nous étions poursuivis par deux gros chiens.
— Vraiment ? demanda la vieille dame en clignant des yeux, un vague sourire aux lèvres. Votre valet ne sera pas content, monsieur, annonça-t-elle en lui donnant un autre petit coup d’éventail. Votre manteau est en piteux état.
— Oui, et ma voiture est en morceaux.
— Oh, quel maladroit ! Mr Hornsley faisait tout un drame à la moindre rayure. Tout cela doit être bien déprimant, déclara-t-elle en lui tapotant la cuisse. Monsieur le vicomte a bien besoin qu’on lui remonte le moral, n’est-ce pas, Câlinette ?
« Et puis quoi encore ! », semblait dire le regard furieux que Jane lança à Edmund. Elle trouvait Edmund beaucoup trop complaisant à son goût face à l’entreprise de séduction de la veuve, même si le visage du vicomte trahissait une certaine répugnance. Pour couronner le tout, Mrs Hornsley n’accordait pas plus d’intérêt à la jeune femme qu’au coussin qu’elle avait sous les fesses.
Jane considéra Miss Câline, et ce stupide caniche lui montra les crocs avant de se détourner pour lui battre froid, à l’image de sa maîtresse.
Très bien ! Au moins, c’était clair : Jane se contenterait de regarder les passants. D’ailleurs, ce fichu attelage avançait si lentement qu’elle aurait pu discuter avec n’importe lequel d’entre eux.
Hum… Cet homme avec le gros nez, ne l’avait-elle pas aperçu devant la galerie quelque temps auparavant ? Et ce lascar vêtu d’un gilet affreux ? n’était-ce pas le cocher du phaéton qui avait manqué de les percuter en débouchant de Brook Street ? Lord Motton aurait la réponse.
Elle essaya d’attirer son attention, mais il était absorbé par le bavardage de Mrs Hornsley et, l’instant d’après, les suspects avaient disparu.
Ne se laissait-elle pas déborder par sa propre imagination ? L’accident l’avait bouleversée, voilà tout ; ensuite, lord Motton avait tout fait pour l’épouvanter avec ses histoires de Satan. Une bonne tasse de thé quand ils seraient à Motton House effacerait tout ça.
— Nous sommes arrivés. C’est gentil à vous d’avoir passé ce moment en ma compagnie, monsieur, le remercia Mrs Hornsley, le visage dissimulé derrière son éventail, tandis que le landau marquait l’arrêt. Cela me rappelle mes années de jeunesse de discuter ainsi avec un beau galant.
— Tout le plaisir était pour moi, madame, répondit lord Motton en sortant du véhicule pour en faire descendre Jane. Merci encore pour le trajet.
— Je vous en prie, dit la vieille dame en se balançant pour que Jane, en descendant, ne lui cache pas la vue du vicomte. N’hésitez pas la prochaine fois, même si je ne vous souhaite pas un autre accident.
Une fois sur les pavés, Jane se tourna vers Mrs Hornsley pour essayer de lui dire au revoir.
— Je joins mes remerciements à ceux de lord Motton, madame.
La dame au caniche esquissa un vague sourire.
— C’est cela, oui…, répondit-elle en revenant au jeune homme. Nous avons encore beaucoup à nous dire, monsieur. Oh, Miss Câline aussi veut vous saluer.
Elle souleva la patte du caniche et la secoua en signe d’au revoir.
Lord Motton hocha la tête et prit Jane par le bras, tandis que Luke accourait vers eux.
— Ah, voilà votre valeureux page. J’espère que Cook t’a bien traité, mon garçon.
— Oh oui, monsieur le vicomte. Je vous remercie.
Il reprit son poste à l’arrière du landau, visiblement heureux.
— Bonne journée, alors, lança le vicomte en s’écartant pour les laisser partir.
Tandis que le landau s’éloignait, Miss Câline, avec son chapeau ridicule tout de travers, les regarda s’éloigner par-dessus l’épaule de Mrs Hornsley. Jane ne put résister à l’envie de lui tirer la langue, ce qui fit perdre toute bienséance à la chienne. Celle-ci se mit à aboyer en faisant des bonds.
— N’est-ce pas un tantinet puéril, Miss Parker-Roth ? demanda lord Motton, perplexe.
— Oui, mais je m’en fiche. Il vous a sans doute échappé que Mrs Hornsley a fait comme si je n’étais pas là.
— Je m’en suis aperçu et vous ai enviée, vous pouvez me croire. J’aurai sûrement un bleu à cause de son maudit éventail.
Williams, qui se tenait depuis un moment devant l’entrée, se racla la gorge pour attirer leur attention.
— Oui, Williams, que voulez-vous ?
Le majordome s’écarta pour laisser passer Jane au bras du vicomte.
— Monsieur, ces dames s’impatientent au salon. Elles ont été très bouleversées d’apprendre par le jeune garçon que vous aviez eu un accident.
— Williams, je ne suis pas d’humeur à supporter les tracasseries de mes tantes.
— C’est qu’elles sont très inquiètes, monsieur le vicomte, tout comme Mrs Parker-Roth, ajouta-t-il en désignant Jane du regard.
— Dans ce cas, j’imagine que nous n’y couperons pas.
— Je ne crois pas, monsieur.
Inutile de discuter. La porte du salon s’ouvrit et tante Winifred, suivie de la mère de Jane, se précipitèrent à leur rencontre.
— Qu’est-ce qui t’est arrivééé, mon vieux ? demanda Theo en examinant Motton depuis son perchoir habituel : l’épaule de Winifred.
— Vous voici dans un triste état ! observa cette dernière.
— Vous n’avez rien ? demanda Mrs Parker-Roth à sa fille.
Sans le savoir, Winifred et Theo venaient de donner à Motton une excuse idéale pour éviter ses autres tantes.
— Nous avons eu un petit accident de la circulation. Nous sommes tous deux en parfaite santé mais, comme vous pouvez le constater, nos vêtements en lambeaux sont indignes de ce salon. Si vous voulez bien nous excuser.
— Certainement pas ! s’écria Winifred, qui s’était plantée devant l’escalier.
— Jane, vous êtes blessée au visage, s’inquiéta Mrs Parker-Roth. Êtes-vous sûre que ça va ?
— Oui, mère. Ce ne sont que des égratignures, je vous assure.
— Du cognaaac, voilà ce qui leur fauuut, préconisa Theo, au comble de l’excitation. Du whiskyyy. Un cocktaiiil.
— Que diriez-vous plutôt d’une bonne tasse de thé avec des biscuits et des petits gâteaux ? suggéra Winifred.
— Biscuiiits ? répéta Theo en se dressant de toute sa hauteur. Theo adooore les biscuiiits.
— Je suis sûre que Cook en garde des quantités en réserve, même si Luke est passé par là, répondit sa maîtresse.
— Vous avez donc rencontré Luke ? s’étonna Motton.
Par quel hasard ses tantes l’avaient-elles croisé ? N’était-il pas censé se rendre directement aux cuisines ?
— Oui, en effet. Cecilia et moi l’avons vu accourir au moment où nous sortions marcher un peu.
— Je vois.
Mais pourquoi diable tante Winifred et Mrs Parker-Roth se promenaient-elles ensemble ? Pour organiser son mariage avec Jane, sans doute.
— Il était manifestement porteur d’un message important, intervint Mrs Parker-Roth. Nous l’avons donc conduit à Mr Williams. Puis nous sommes restées avec lui dans la cuisine pendant qu’il reprenait des forces.
— Cecilia n’a eu aucun mal à lui tirer les vers du nez, vous savez, complimenta Winifred.
— C’est que j’ai six enfants, voyez-vous, Winifred, rappela Mrs Parker-Roth en esquissant un sourire. Il est parfois plus difficile d’arracher des aveux – disons des confidences – aux garçons qu’aux filles, mais avec un peu d’expérience, on finit toujours par découvrir ce qu’on veut savoir.
Pauvre Luke ! Motton n’avait eu aucune idée du traquenard qui l’attendait. Mais peut-être ne s’en était-il pas trouvé plus mal… En tout cas, il avait sûrement fait une razzia sur les sucreries de Cook.
— Luke est un jeune garçon très intelligent, monsieur le vicomte, fit remarquer Mrs Parker-Roth. Mais je doute qu’il soit employé à sa juste valeur chez Mrs Hornsley. Un enfant curieux peut s’attirer des ennuis s’il est inoccupé, vous savez.
— D’ailleurs, on dit bien que l’oisiveté est la mère de tous les vices, acquiesça Winifred.
Motton se demanda ce qu’elles attendaient de lui. Voulaient-elles qu’il le débauche de chez Mrs Hornsley pour le prendre à son service ? Étant donné le comportement récent de la vieille dame, Edmund craignait qu’elle ne soit que trop heureuse d’en discuter avec lui. Mais il serait chanceux s’il s’en tirait avec seulement quelques bleus au genou.
— Je…
— Qu’attendez-vous pour faire entrer ces deux tourtereaux ? lança Gertrude depuis le salon.
— Mais oui, au fait. Elles vous attendent. Venez, commanda Winifred en faisant signe à Motton de la suivre.
— Ne restez pas debout dans l’entrée, surtout après un choc pareil, dit Mrs Parker-Roth en prenant sa fille par la taille. Venez donc vous asseoir.
— Tout va bien, maman. J’aimerais seulement monter prendre un bain dans ma chambre et me reposer.
— Pas avant d’avoir bu une tasse de thé, ma chérie, insista sa mère.
Motton regarda la porte de son bureau avec nostalgie quand ils passèrent devant. Il eût été facile de s’y réfugier en prétextant des affaires en retard – répondre aux lettres de son intendant, par exemple –, mais il aurait été lâche de sa part d’abandonner cette pauvre Jane à ses tantes. Avec toute la politesse du monde, ces dernières en profiteraient pour la harceler de questions jusqu’à ce qu’elle leur révèle chaque détail de leur excursion, y compris la raison de leur disparition alors que Mrs Parker-Roth était à la galerie.
Ils trouvèrent les tantes sur le qui-vive. Comble de malchance, tous les autres animaux avaient été enfermés ailleurs. Dommage, car Motton savait que d’ici peu, une petite dose de diversion serait la bienvenue.
— Asseyez-vous, Miss Parker-Roth, suggéra tante Winifred en lui désignant une chaise à rayures rouges et blanches placée en plein milieu de la pièce. Je vous apporte du thé avec quelques biscuits.
Mrs Parker-Roth s’assit le plus près possible de sa fille. Quant à Winifred, après avoir déposé Theo sur le dossier d’un fauteuil vacant et apporté une tasse de thé à Jane, elle opta pour une place sur la banquette à côté de tante Gertrude.
— Je vous en prie, Edmund, asseyez-vous, dit Winifred avec un sourire malicieux en l’invitant à prendre place sur le seul fauteuil inoccupé, si ce n’est par Theo. Je sais que Theo ne vous gêne pas.
— Merci, ma tante, mais je préfère rester debout.
— Dans votre état, vous devriez vous asseoir, insista Gertrude. Pour l’amour du ciel, qu’est-il arrivé à votre manteau ?
— Je suis consternée que vous paraissiez en société tout crotté, s’indigna tante Louisa. Vous m’avez habituée à mieux.
— J’en ai bien conscience. Miss Parker-Roth et moi-même désirions tous deux nous retirer dans nos chambres respectives afin de changer de tenue, mais l’on nous a fait savoir que notre présence était requise ici.
— Et c’est le cas, confirma Gertrude. Ne dites donc pas de bêtises, Louisa.
Tante Louisa fit la grimace et se carra dans son siège pendant que Dorothea étouffait un petit rire moqueur. Gertrude fusilla ses deux sœurs du regard puis se tourna vers Miss Parker-Roth. Elle savait qu’elle avait plus de chances d’obtenir des informations de Jane que d’Edmund.
— Racontez-nous ce qui s’est passé, ma chère.
Motton pria pour que Jane n’en fasse rien. Pour l’instant, elle se contentait de serrer sa tasse et son biscuit en jetant des regards méfiants à son inquisitrice.
— J’étais inquiète, Jane, intervint Mrs Parker-Roth en se penchant pour lui caresser le genou. J’ai fait un saut à la galerie. Mr Bollingbrook m’a dit que vous étiez venus. Où étiez-vous passés ?
Soudain écarlate, Jane essaya de paraître moins coupable en fourrant le biscuit dans sa bouche.
Toutes les femmes présentes, sauf Jane, bien sûr, haussèrent les sourcils et se tournèrent en même temps vers Edmund.
— Ça va chauffer pour toiii, mon vieuuux.
Le volatile n’avait pas son pareil pour énoncer des évidences, mais la perspicacité n’était pas dans sa nature.
Mrs Parker-Roth regarda Motton d’un air menaçant, et il dut réprimer l’envie subite de protéger son entrejambe. Non, elle ne l’attaquerait tout de même pas dans sa propre maison, du moins pas devant témoins.
Pourquoi se mentait-il ? Ses cinq tantes viendraient sûrement en aide à Mrs Parker-Roth. Il passa derrière le fauteuil vide, et Theo se poussa pour lui faire de la place.
Nom d’un chien ! Tante Winifred le regardait à présent avec un petit sourire satisfait.
— Nous sommes allés faire un tour, dit-il. Il faisait si beau que nous avons trouvé dommage de passer la journée enfermés.
Par chance, son explication – la seule qu’il ait pu trouver – se tenait, car le temps était agréable.
Le visage de Mrs Parker-Roth se détendit. Elle n’était sans doute pas dupe mais consentait, pour l’instant, à se satisfaire de ces explications.
Elle excellait peut-être, grâce à ses enfants, dans l’art de détecter les propos évasifs, mais Motton avait à son actif des années de pratique avec ses tantes.
— Mais comment se fait-il que vous ayez perdu le contrôle de votre équipage ? demanda Winifred. Luke a dit que vous fonciez à toute allure sur le landau de Mrs Hornsley, comme si vous aviez le diable aux trousses.
— C’est vrai, dit Jane qui avait fini par avaler son biscuit grâce à une gorgée de thé. Deux énormes chiens nous ont attaqués à Oxford Street. Sans le sang-froid de lord Motton, nous aurions… nous avons bien failli… enfin, nous avons presque…, balbutia-t-elle en s’empressant de poser sur une desserte sa tasse qui vibrait dans la soucoupe. Sans son grand savoir-faire, nous n’aurions pu éviter la collision, ni le piétinement.
Bon sang ! Jane était à présent blanche comme un linge. Elle s’était montrée si courageuse dans le placard, quand les chevaux s’étaient emballés ou face à ses tantes ! Il était inévitable qu’elle finisse par craquer.
— Jane, ma chérie, peut-être qu’une petite goutte de cognac vous ferait du bien, suggéra Mrs Parker-Roth.
Du cognac serait parfait, y compris pour Edmund, mais pas au goutte à goutte. Non, ce dont Jane avait besoin était qu’on la laisse se reposer. Le vicomte s’avança vers elle et posa la main sur son bras.
— Voulez-vous monter dans votre chambre à présent, Miss Parker-Roth ?
Elle leva vers lui son beau visage exténué et lui sourit.
— Oui, je veux bien.
Il l’aida à se lever.
— Si vous voulez bien nous excuser. Mesdames…
— Hourraaa ! gloussa Theo, tandis qu’Edmund ouvrait la porte à Jane. Tu les as bien euuues, vieux renaaard !