Chapitre 14

— Aurez-vous encore besoin de moi ce soir, Miss Jane ?

Miss Parker-Roth savait que Lily était impatiente de natter ses cheveux, mais ils étaient toujours humides.

— Non, Lily, je vous remercie.

— Vous ne voulez pas que je m’occupe de votre coiffure, vous êtes sûre ?

— Oui, je suis sûre. Je déteste me coucher avec les cheveux mouillés. Ils sécheront mieux défaits.

Jane regarda son image dans le miroir de la coiffeuse. La plupart des éraflures avaient déjà disparu. Si celle qui lui barrait le front était toujours là le lendemain soir, elle demanderait à Lily de la coiffer de manière à la dissimuler. Et si elle sortait dans la journée, son bonnet réglerait la question.

Si elle sortait… Elle jeta un coup d’œil à la porte qui menait à la chambre d’Edmund, et se demanda où l’entraînerait la quatrième esquisse de Clarence. Le temps pressait.

— Ce sera un désastre demain matin si vous ne me laissez pas arranger vos cheveux, prévint Lily en décochant un regard désapprobateur au reflet de sa maîtresse.

— Je les natterai moi-même quand ils seront secs.

Lord Motton était-il dans sa chambre ? Lily le saurait certainement, mais Jane ne pouvait lui poser la question sans éveiller les soupçons.

La femme de chambre s’apprêta à sortir en marmonnant les mots « méli-mélo indénouable » et « ciseaux ».

— Lily ?

La jeune fille s’arrêta, la main sur la poignée.

— Oui, mademoiselle ? demanda-t-elle tout sourires, pensant que Miss Parker-Roth avait changé d’avis.

Jane n’aimait pas la décevoir, mais elle aimait encore moins dormir avec les cheveux humides.

— Tout le monde est-il parti au récital chez lord Fonsby ?

Lily prit soudain une mine renfrognée.

— Oui, mademoiselle.

Ah ! Jane se mordit la lèvre inférieure pour ne pas trahir sa satisfaction. Rien ne l’empêchait de se glisser dans la chambre du vicomte pour examiner le troisième dessin rapporté de la galerie. À cause de l’épuisement, elle n’avait pu en parler avec lui à leur retour et, après leur départ du salon, elle avait sombré dans le sommeil. Ensuite, sa mère lui avait monté un plateau pour le dîner et en avait profité pour essayer d’en savoir davantage. Jane s’en était assez bien tirée, ne lui faisant aucune révélation compromettante. Mrs Parker-Roth avait donc été rassurée, au point de la laisser pour que Lily lui prépare son bain. À présent en chemise de nuit, elle n’avait plus qu’une petite recherche à mener avant de se coucher pour de bon.

— Je veux dire, ces dames. Lord Motton, lui, est resté, corrigea Lily.

Mince !

— J’imagine que notre petite escapade l’aura fatigué, fit-elle remarquer à juste titre. Il est couché, n’est-ce pas ?

— Oh, non ! Il a fait une courte halte dans sa chambre pour changer de manteau après vous avoir accompagnée jusqu’à votre porte. Il est bien trop occupé pour se reposer. Le pauvre homme s’est fait servir son repas dans son bureau. Je suppose qu’il s’y trouve encore.

— Oh ! s’exclama Jane d’un ton sagement compatissant qui masquait son excitation.

Magnifique ! En allant vite et en étant vigilante, elle aurait le temps de fouiller sa chambre. Si sa mémoire était bonne, il avait rangé le dessin dans la poche de son manteau déchiré. Avec un peu de chance, il s’y trouverait toujours. Dans le cas contraire, il ne serait pas difficile à dénicher.

— J’espère qu’il en viendra à bout pour enfin se reposer.

Mais pas trop vite, afin que j’aie le temps de mener ma petite inspection.

— Oui, acquiesça Lily. Vous savez, votre mère pense que monsieur ferait un excellent mari pour vous.

Mon Dieu, il ne manquait plus que ça ! Mais comment se défiler avec une servante aussi entêtée ?

Elle ne devait surtout pas regarder en direction de la porte reliant les deux chambres, car la domestique ne manquerait pas de s’en apercevoir. D’un autre côté, elle n’avait pas toute la nuit devant elle, et l’heure tournait. Le vicomte pouvait remonter d’un instant à l’autre.

— Si j’en crois ma mère, presque tout ce qui porte un pantalon ferait un bon parti pour moi, en ce moment.

La femme de chambre hocha la tête.

— Elle n’a pas tort.

— Lily ! Je n’en suis pas encore là.

— Eh bien, vous devriez. Les années passent, et vous n’êtes plus aussi jeune que vos concurrentes.

— Ces jeunes premières ont des visages d’enfant. Un homme sain d’esprit ne peut se laisser séduire par elles.

Pourtant, ils étaient nombreux à convoler chaque année en justes noces avec ces jeunettes.

Avait-elle un minois si juvénile à dix-sept ans ? Elle en chercha le souvenir dans son reflet. Paraissait-elle si vieille, à présent ?

— Dans deux ans, votre sœur Juliana fera son entrée dans le monde, lui rappela Lily.

— Non, elle n’a que…

Les années passaient si vite !

— Et si, elle a quinze ans. Quant à Lucy, elle en a treize. Comptez-vous rester vieille fille jusqu’à ce qu’elle paraisse dans les salons de Londres ? grommela Lily. Vous pourriez ainsi les chaperonner et éviter toutes ces sorties à votre mère…

Jane espérait bien ne pas devoir s’asseoir avec les chaperons.

— Nous en reparlerons dans quatre ans. Tout peut arriver d’ici là.

— Il ne s’est pas passé grand-chose ces huit dernières années, me semble-t-il. Vous êtes toujours aussi vierge qu’à dix-sept ans. Et si vous n’agissez pas, vous mourrez pucelle.

Sur ce verdict, Lily quitta la chambre en claquant la porte derrière elle.

Eh, quoi, était-ce si mal de finir vierge ? John la garderait au Prieuré après la mort de leurs parents. La demeure était assez vaste pour qu’elle ne le gêne pas, ni sa femme s’il se mariait un jour. Qui sait, peut-être ferait-il une belle rencontre chez lord Tynweith ?

Pourquoi diable leur mère ne se contentait-elle pas de chercher une femme pour son fils ? Elle aurait dû se réjouir du célibat de Jane, qui lui tiendrait compagnie dans ses vieux jours.

Miss Parker-Roth fit la grimace au miroir.

Elle espérait que son père ne mourrait pas de si tôt. Mais, s’il lui arrivait malheur, sa mère ne voudrait pas que sa fille reste en permanence dans ses jambes. D’ailleurs, elle n’avait pas non plus envie de devenir la tante célibataire de ses neveux et nièces.

Et puis, désirait-elle vraiment rester vierge toute sa vie ?

Elle aurait sans doute répondu par l’affirmative autrefois. La méthode pour déflorer les filles lui semblait douloureuse et dégoûtante, et aucun galant n’avait réussi à la détromper, sauf lord Motton. Ces derniers temps, en effet, leurs rencontres…

Mais où avait-elle la tête ? N’avait-elle pas une énigme à résoudre ? Si elle ne prenait garde, le vicomte l’écarterait de l’enquête sous prétexte de la protéger d’un danger omniprésent. Mieux valait vérifier tout de suite si le croquis se trouvait dans sa chambre, dans l’hypothèse qu’il ne l’ait pas emporté dans son bureau.

Elle moucha toutes les bougies et entrouvrit à peine la porte. Puis, retenant son souffle, elle tendit l’oreille. Sa position serait plus que délicate si elle tombait sur le valet d’Edmund.

Silence. Soit la chambre était vide, soit Mr Eldon se déplaçait comme une ombre.

Résolue à l’imiter, elle fit rouler sans bruit la porte sur ses gonds bien huilés et se glissa à l’intérieur.

Débouchant sur le dressing, elle découvrit une penderie à sa droite et une armoire à sa gauche, ainsi qu’une petite table flanquée d’une chaise où le vicomte avait jeté son manteau déchiré.

Elle se précipita sur le vêtement en se disant que c’était plus simple qu’elle n’aurait cru. Grâce à Dieu, Mr Eldon devait être occupé ailleurs ou malade, car sinon il l’aurait déjà enlevé. Elle ne connaissait pas beaucoup le domestique, par la force des choses, mais elle n’imaginait pas que le vicomte aurait gardé un valet incompétent ou mal organisé.

Elle secoua la lourde pelisse, en huma l’odeur : mélange de parfum, de toile et de cuir, et… Oh, Edmund ! Les yeux fermés, le visage enfoui dans ces haillons, elle se souvint du long moment qu’elle avait passé, la joue contre sa poitrine, dans le placard de la galerie. Elle avait eu alors le sentiment que rien ne pouvait l’atteindre ni la blesser. Plus qu’une sensation, c’était une certitude, même si le physique du jeune homme n’y était pas étranger. Le souvenir de son sexe tendu contre sa cuisse la fit rougir. Le corps d’Edmund tout entier exprimait la puissance.

Bien que guère plus imposant ou plus robuste que John, Stephen ou Nicholas, il lui inspirait une plus grande sécurité. Ses frères s’interposeraient entre elle et le danger, du moins l’espérait-elle, mais Edmund la mettait en émoi. Se retrouver enfermée dans un cagibi avec l’un de ses frères lui aurait été très désagréable, et elle aurait tout fait pour mettre de la distance entre eux. En outre, elle n’avait pas pour habitude de mettre son nez dans leurs vieilles pelures poussiéreuses.

D’ailleurs, elle n’aurait pas dû le mettre dans celle de lord Motton, qui était peut-être déjà dans l’escalier. Elle n’avait pas toute la nuit pour trouver le troisième fragment.

Elle fouilla rapidement dans toutes les poches, puis recommença avec davantage de minutie. Elles étaient vides, complètement vides. Mince ! Il avait dû le ranger ailleurs. Mais où ? Peut-être avec ses chaussettes ?

L’idée de fureter dans les vêtements d’un homme la troublait.

Elle ouvrit l’armoire et la penderie, écarta pantalons et manteaux, regarda sous les chaussettes et les chemises, les foulards et les gilets, et rougit en soulevant les sous-vêtements. Toujours rien ! Où Edmund avait-il bien pu cacher ce maudit papier ? Il n’était pas resté longtemps dans sa chambre. Lily n’avait-elle pas dit qu’il s’était contenté d’enlever son manteau avant de redescendre ?

Elle jeta un coup d’œil dans la chambre même. Le bureau attira tout d’abord son regard. Trop évident ? Sans doute, mais elle commencerait néanmoins par là, puis examinerait les tiroirs. Qui sait, peut-être jouerait-elle de chance ? Il était chez lui, après tout, et des hommes à lui gardaient la propriété. Il devait donc se croire suffisamment en sécurité pour ne pas cacher un morceau de papier dans quelque endroit invraisemblable. Elle imagina alors que le croquis l’attendait peut-être sur la table de travail du vicomte.

Il n’y était pas. Jane se laissa tomber dans le fauteuil de bureau. Un frisson lui parcourut l’échine. C’était à cette place qu’Edmund s’asseyait pour écrire au moins une partie de sa correspondance, peut-être privée. À qui écrivait-il, lui qui n’avait ni parents, ni frères et sœurs ? Avait-il un ami à qui se confier ? Tenait-il un journal ?

Quoi qu’il en soit, son bureau n’était pas très propre. Le plateau était rugueux, sans doute parce qu’il avait sablé une lettre et oublié ensuite de le nettoyer. Elle poussa le restant de poudre dans une corbeille et ouvrit un premier tiroir qui, ne contenant que du papier, faisait une bonne cachette. Elle examina les feuillets mais ne trouva rien. Elle en ouvrit alors un second où se trouvaient un canif, des plumes, de la poudre, du papier buvard, de la cire à cacheter, une loupe…

Elle fouilla tous les tiroirs – même les plus petits – et tous les coins et recoins, mais ne dénicha que quelques boules de papier, des taches de cire à cacheter, le bout cassé d’un crayon et beaucoup de poussière.

Elle ne découvrit ni journal intime, ni missive en attente d’une réponse, ni liasse de correspondance destinée à la relecture. Le bureau d’Edmund était complètement impersonnel. À quoi bon encombrer sa chambre d’une table si l’on ne s’en servait pas ? Edmund faisait sans doute son courrier dans son bureau, au rez-de-chaussée.

Jane se leva avec un soupir. Peut-être avait-il caché le dessin dans l’un des tiroirs du cabinet d’angle ? Elle vérifia, ainsi qu’entre les quelques volumes qui ornaient un rayonnage. Pas la moindre feuille volante. Où diable l’avait-il cachée ? Et s’il l’avait tout simplement glissée dans la poche de son manteau de rechange ? Il ne lui restait plus qu’à regarder dans le tiroir du chevet avant de capituler. De toute façon, lord Motton avait sûrement l’intention de lui montrer le dessin. Il n’oserait pas la tenir à l’écart de ses recherches.

Jane ne pouvait se résoudre à cette éventualité. Mais elle savait que s’il s’imaginait, dans son orgueil de mâle, que moins elle en saurait, plus elle serait en sécurité, alors il n’hésiterait pas une seconde.

Elle s’occupa donc du dernier tiroir. Il s’ouvrit dans un bruit de frottement.

Quel est ce bruit ?

Elle se retourna brusquement et remarqua que quelqu’un actionnait le loquet depuis le vestibule. D’un instant à l’autre elle serait découverte. Il fallait se cacher, mais où ?

La porte s’ouvrit. Il était trop tard. Mais tout n’était pas perdu.

Elle plongea sous le lit.

— Monsieur le vicomte, vous n’auriez pas dû attendre tout ce temps, maugréa Mr Eldon en flairant son maître. Je regrette de vous dire que vous empestez !

— J’ai pensé que c’était le meilleur moyen de ne pas être dérangé, répondit lord Motton de la voix étouffée d’un homme qui retire sa chemise.

Il y eut un brouhaha, puis quatre pieds passèrent en file indienne devant la cachette de Jane et s’arrêtèrent devant la cheminée. Puis un bruit mat suivi d’un clapotis l’avertit qu’on venait de poser une baignoire sabot en cuivre dans son champ de vision.

— Monsieur, je me fais un devoir – que dis-je, un plaisir – de vous servir, même quand vous sentez l’étable.

— Oh, je ne sens pas si mauvais, Eldon, protesta le vicomte en s’asseyant près du feu tandis que le valet prenait congé. Sauf mes pieds, peut-être. Aidez-moi à enlever mes bottes. Ensuite, vous pourrez vous retirer sous des climats moins odorants.

— Très drôle, monsieur.

Jane vit les mains du domestique empoigner puis retirer la botte droite de Motton avant de passer à la suivante. Une forte odeur emplit les narines de la jeune femme, qui n’eut d’autre choix que de se pincer le nez.

— Mais je vais quand même vous aider à prendre votre bain, ajouta Eldon.

Lord Motton enleva ses chaussettes en un tournemain.

— Vous n’en ferez rien. Je peux me laver tout seul, vous savez.

— Ce n’est pas si sûr. Je parierais que votre dos a souffert durant l’accident.

— Qu’est-ce qui vous fait croire ça ? demanda lord Motton en se levant.

Jane en profita pour admirer la puissance de ses pieds engourdis de fatigue.

— Cela arrive en pareils cas. Vous auriez dû vous plonger dans l’eau tout de suite. Je vais demander à Cook de préparer un cataplasme de…

Le pantalon du vicomte tomba sur ses chevilles. Il finit de l’enlever et se pencha pour le ramasser et, sembla-t-il à Jane, le jeter à son valet.

— Allez-vous enfin ficher le camp, Eldon ? Je n’ai pas besoin d’une nounou.

— Sachez, monsieur…

— Sachez, Eldon, que si l’envie vous prend de poser vos sales pattes sur moi, vous feriez mieux d’apprendre à courir.

— Monsieur le vicomte, de quelle envie parlez-vous ? Loin de moi l’intention de… Enfin, je… Qu’allez-vous imaginer ?

— La discussion est close, laissez-moi tranquille, c’est compris ?

— Oui, monsieur, naturellement, obéit Eldon, à la fois soumis et offusqué.

Le domestique ramassa les vêtements sales de Motton et tourna les talons.

Nom d’un chien ! Ce pauvre Eldon faisait les frais de son irritabilité.

Une fois le domestique sorti, le vicomte considéra la porte qui donnait sur la chambre de Jane.

Dormait-elle déjà ? Peut-être devrait-il s’en assurer ?

Tout nu ? Hé, hé ! Pourquoi pas ?

Il s’étira, constata qu’il empestait effectivement, s’avança à pas feutrés jusqu’à la baignoire et entra dans son bain. Comme c’était bon ! S’affalant dans l’eau chaude, il appuya la tête contre le rebord de la baignoire et s’abandonna à la détente. Le coup reçu aux reins dans l’après-midi ne le tracassait pas, mais il avait les muscles tendus – sans parler de son sexe.

Jane…

Comment devait-il agir avec la jeune femme ? De toute évidence, Satan les avait repérés.

Tout le problème consistait à assurer sa sécurité, car leur ennemi avait des yeux et des oreilles partout. Le plus simple était d’interdire à la jeune femme de continuer les recherches.

Motton émit un soupir qui créa des vaguelettes à la surface du bain. Il connaissait d’avance la réponse de Jane. Elle n’était pas du genre à accepter un refus.

Il plongea la tête sous l’eau et se savonna les cheveux.

Quoi qu’il en soit, il n’avait pas seulement attiré sur elle l’attention de Satan, mais aussi de tout Londres. Après sept Saisons où son nom n’avait pas suscité le moindre ragot, voilà qu’il était sur toutes les lèvres. L’intérêt soudain et notoire qu’ils manifestaient l’un pour l’autre faisait tourner les moulins à paroles comme jamais. Les tantes, à qui rien n’échappait, devaient déjà penser aux fleurs qui décoreraient la chapelle du domaine campagnard, à moins qu’elles n’envisagent de le marier à Londres.

Tous étaient loin de se douter à quoi Jane et lui occupaient leur temps… À cause de lui, la réputation de la jeune femme était des plus compromises.

Mais comment avait-il fait pour ne pas la remarquer pendant tant d’années ? Premièrement, il n’avait pas été pressé de se marier. À quoi bon renouveler l’erreur de ses parents ? Cela expliquait son manque d’intérêt, du moins à l’égard d’une épouse potentielle. Deuxièmement, il ne se serait jamais permis de badiner avec la sœur de John et Stephen.

En revanche, une fois que l’énigme et la question de Satan seraient résolues, il n’était pas exclu que…

Il s’immergea de nouveau pour se rincer les cheveux. Une fois débarrassé de la mousse, il crut entendre quelqu’un tousser tandis qu’il se frottait les yeux.

Se retournant brusquement, il scruta la pièce dans ses moindres recoins, mais ne vit rien. Entendait-il des voix, à présent ?

N’avait-il pas lui-même placé Motton House sous haute surveillance en postant des gardes à chaque entrée ? Il serait difficile à quiconque de s’introduire subrepticement, mais pas impossible.

Le vicomte retint son souffle, tendant l’oreille.

Silence…

Il en conclut qu’il était sans doute victime de son imagination, et se savonna les bras.

Il n’avait pas pour habitude de se laisser entraîner par des divagations, mais il n’était pas non plus habitué à travailler avec une femme.

Jusque-là, il avait opéré en solitaire.

Il expira longuement et poursuivit sa toilette en se frottant les pieds et les jambes. Son irritabilité n’était pas seulement due à leur collaboration, mais au simple fait de passer du temps avec elle ; et puis aussi à son odeur, à sa silhouette, à son sourire, à son regard, à son côté indépendant, au goût de ses baisers…

S’intéressait-elle à lui ou seulement à l’énigme de Clarence ? Se serait-elle laissée embrasser, et lui aurait-elle rendu son baiser, si seul le dessin comptait à ses yeux ? À moins qu’elle ne soit avide de sensations nouvelles ? Dans ce cas, elle ferait mieux de se tenir sur ses gardes, car les tantes étaient tenaces. Quant à Mrs Parker-Roth, elle semblait déjà acquise à leur cause. Si Jane ne gardait pas son sang-froid, elle risquait de se retrouver devant l’autel, puis dans son lit.

À cette pensée, son sexe se dressa hors de l’eau. Manifestement, l’idée de se retrouver au lit avec Jane, toute nue et frémissante, n’était pas pour lui déplaire. Depuis deux nuits qu’elle dormait dans la chambre attenante, il avait eu tout le temps d’explorer cette éventualité, y ajoutant maints détails croustillants.

Le vicomte appuya de nouveau la tête contre le rebord de la baignoire et savonna sa verge en érection. Pour commencer, il prendrait la jeune femme allongée sur le dos, jambes écartées, ses beaux petits seins dressés dans l’attente insoutenable d’une caresse.

Il tressaillit, faisant déborder quelque peu la baignoire. Sapristi ! Un seul va-et-vient de sa main ajouté à l’évocation de Jane et il était au bord de l’éjaculation.

Agité de soubresauts, son sexe semblait réclamer qu’on le soulage. S’il avait un jour la chance de se retrouver sous les mêmes draps que Jane, il lui faudrait aller moins vite en besogne. Les femmes aimaient qu’on prenne le temps, tandis que les hommes… surtout lui, en l’occurrence.

— Atchoum !

Bon sang ! Motton bondit hors de la baignoire et se voûta légèrement en attendant que sa verge retrouve une taille normale. Un espion, caché sous son lit, venait d’éternuer. Qui aurait pu prédire que Satan le ferait suivre jusque-là par l’un de ses sbires ? Attendait-il qu’il se couche pour le tuer dans son sommeil avant d’aller assassiner Jane dans la pièce d’à côté ?

Son sang ne fit qu’un tour et ses dernières ardeurs fondirent comme neige au soleil. Il allait lui faire regretter d’être né !

Il passa la main sur sa table de travail. La poudre qu’il avait laissée comme témoin du passage d’un éventuel visiteur n’avait pas simplement été déplacée : elle avait disparu. Avait-il affaire à un maniaque du ménage ? Bizarre ! Mais il en avait vu d’autres. Néanmoins, sa canne épée était toujours à sa place. Il tira l’arme de son fourreau et la pointa vers le lit.

— Je sais que vous êtes là-dessous. Sortez sans faire de gestes brusques.

Jane ne pouvait s’en prendre qu’à elle-même. Zut ! Il fallait toujours qu’elle éternue au mauvais moment. Elle était dans de beaux draps, à présent. De plus, elle savait, grâce à un rapide coup d’œil, qu’Edmund était très en colère et très… dénudé.

Jane avait trouvé inconvenant d’assister à sa toilette, même si elle avait tendu le cou jusqu’au bord du lit pour mieux voir. Il avait un corps si élancé et musclé à la fois, des épaules si larges… D’ailleurs, sans cela, comment aurait-elle pu cueillir la délicieuse information qu’il avait de fines boucles châtain clair sur le torse, le bas ventre et le pubis ?

Elle avait déjà vu ses frères nus, bien sûr, mais ils n’étaient encore que des enfants imberbes et pas encore formés.

Edmund se posait en sérieux rival des statuettes de Clarence.

Elle avait eu envie de le toucher et, quand elle l’avait vu se caresser, elle avait dû se retenir de le rejoindre.

Jane était étourdie de désir, du désir de…

— Allez, sortez de là ! cria Edmund.

Elle avait tout intérêt à se montrer avant de recevoir un coup d’épée. Comble de malchance, sa chemise de nuit était tout emmêlée.

— Un instant…, implora-t-elle en tirant sur sa chemise.

— Nom d’un chien !

Elle tourna la tête, car il lui sembla que sa voix venait soudain de très près.

Elle ne s’était pas trompée. Accroupi devant elle, il la regardait fixement.

— Que faites-vous là-dessous, Jane ?

La jeune femme aperçut d’abord l’épée qui, posée sur le sol, pointait dans sa direction, puis une autre sorte d’arme qui se dressait face à elle.

Son érection était-elle aussi dure que celle de Pan ?

Elle en aurait le cœur net. Edmund penserait qu’elle était vicieuse, dépravée… Mais Lily avait raison : les années passaient, et il était hors de question qu’elle meure pucelle.

— Je me cache.

Elle songea qu’elle aurait plus de chances de le convaincre de lui prendre sa virginité si elle était nue, elle aussi. Mais comment enlever cette fichue chemise de nuit ?

— De qui vous cachez-vous ?

Jane se réjouit du ton sévère de celui qui est prêt à venger sa belle.

— De vous. Je me cache de vous.

Mais plus pour longtemps… Oh, non, elle allait bientôt tout lui révéler.

Commettait-elle une erreur ? Peut-être… Il pouvait toujours la repousser, même si elle en doutait. Les hommes ne se faisaient pas prier quand on leur proposait de se mettre au lit. John, par exemple, se rendait régulièrement au village pour retrouver Mrs Haddon, qui ressemblait comme deux gouttes d’eau à une chèvre, gracieuse et obligeante, mais une chèvre tout de même.

— Pourquoi ? demanda-t-il, interloqué. Ne me dites pas que vous avez peur de moi ?

— Non.

Jane ne mentait pas. Même s’il était de loin plus grand et plus fort qu’elle, elle savait qu’il ne lui ferait jamais de mal.

— Vous m’avez surprise, alors je me suis cachée. Parce que je ne devrais pas me trouver dans votre chambre, ajouta-t-elle.

Elle ne craignait pas de tomber enceinte. Les femmes ne procréaient pas chaque fois qu’elles faisaient l’amour. Il fallait parfois s’y reprendre à plusieurs fois et améliorer sa technique, et Jane manquait d’entraînement. Les parents d’Edmund faisaient partie des exceptions.

Cette perspective produisit en elle une vive excitation. Elle était prête à se laisser conquérir.

— Je vous le confirme, dit-il d’un ton sec. D’ailleurs, que faites-vous ici ?

Et son âme – son cœur –, dans tout ça ? Pouvait-elle aimer un homme qui ne la désirait que sexuellement ?

La réponse était « oui ».

— Jane, que faites-vous ici ?

Elle aurait préféré qu’il soit épris, bien sûr, mais elle n’avait pas le temps d’attendre le grand amour ou le mariage. N’avait-elle pas failli mourir le jour même ? Où serait sa virginité si un mur de pierre, au lieu d’un buisson, avait amorti sa chute, ou si elle était passée sous les sabots d’un cheval ou sous les roues d’un carrosse ?

— J’étais… je voulais… euh…

Mon Dieu, plutôt mourir que de lui dire.

Elle se mit à gigoter.

— Vous êtes coincée ?

— Non, non, répondit-elle en se mordant les lèvres pour ne pas pleurer.

Non seulement Edmund ne coucherait pas avec une femme qui pleurait comme une Madeleine, mais en plus les yeux rouges et le nez qui coule lui donneraient une mine affreuse. Rien de très alléchant.

À quatre pattes – l’épée rejetée de côté – il cherchait à présent à distinguer son visage dans la faible lumière qui filtrait sous le lit.

— Vous pleurez ?

Par chance, il ne pouvait la voir. Elle s’essuya d’un revers de main.

— Pou-pourquoi voudriez-vous que je pleure ?

Elle prit une grande inspiration et se pencha de nouveau sur le délicat problème de sa chemise de nuit. Edmund était déjà en tenue, c’est-à-dire tout nu. Quant à elle, il ne lui restait plus qu’à glisser, dès que possible, hors de sa chemise. Mais il ne fallait pas compter accomplir cet exploit dans sa position actuelle.

— Je ne sais pas, répondit-il, l’air soucieux.

Comme il se tenait dans la lumière, elle pouvait le détailler à loisir. Non, pas tout à fait, en réalité, car il était trop ramassé sur lui-même pour qu’elle puisse admirer tous ses attributs.

— Allez-vous enfin sortir ? Ce n’est pas un endroit pour parlementer, et j’ai les fesses… Oh, et puis zut ! dit-il en se redressant.

Jane regarda ses pieds s’éloigner. Quelles fesses magnifiques ! Dommage qu’il se soit soudain souvenu de sa nudité.

Elle en profita pour sortir à toute vitesse de sa cachette. À côté de la baignoire, il était occupé à attraper une serviette. C’était le moment ou jamais. Si elle mettait à profit cet instant d’inattention pour se déshabiller, il ne pourrait l’en empêcher et se trouverait devant le fait accompli.

Elle retira le vêtement d’un seul mouvement, le laissa tomber à terre et le poussa du pied sous le lit.

Elle n’aurait jamais cru que cette fine mousseline tienne aussi chaud, car la chair de poule vint aussitôt s’ajouter à l’excitation.

Devait-elle se couvrir les seins ? Cela aurait été plus que de la fausse pudeur. Mais où était-on censée poser ses mains quand on était une jeune femme dénudée ? Nulles jupes pour les cacher, et les mettre sur les hanches lui aurait donné une allure trop effrontée.

Jane regretta sa nudité, mais il était trop tard pour revenir en arrière. Edmund, serviette en main, venait de se retourner.

Elle serra ses mains sur son ventre et lui sourit.