— J’étais venue chercher le dessin que nous avons trouvé cet après-midi à la galerie.
Edmund n’allait tout de même pas se mettre en colère après le grand moment d’intimité qu’ils venaient de partager, même si ce n’était pas nouveau pour lui.
Jane ne ressentait aucune jalousie à ce sujet.
— Pardonnez cette intrusion, s’excusa-t-elle, mais j’avais la nette impression que vous ne vouliez pas me le montrer.
— En effet.
— Quoi ? s’exclama-t-elle en se redressant, tandis qu’Edmund était captivé par sa poitrine. Dites donc, ne pourriez-vous pas regarder ailleurs ?
Jane remonta le dessus-de-lit sur ses seins, découvrant en même temps le beau torse d’Edmund, ses hanches et… Oh ! Elle s’arracha à ce merveilleux spectacle pour le regarder bien en face.
— Quel culot ! C’est moi qui l’ai trouvé, ainsi que les deux autres. Vous n’avez pas le droit de me le cacher.
— C’est préférable, croyez-moi, répliqua-t-il d’un ton glacial, le visage soudain aussi crayeux que les falaises de Douvres.
Elle aurait aimé l’attraper par le col et le secouer jusqu’à ce qu’il retrouve de meilleures dispositions.
Quelle idiote elle faisait ! On ne gagnait rien à s’obstiner contre un mur, si ce n’était une bonne migraine. Elle essaya donc une autre stratégie.
— Soyez raisonnable, Edmund.
— Je le suis, justement. Satan est dans le coup, et vous êtes bien placée pour savoir qu’il ne plaisante pas. Je refuse de vous laisser courir le moindre risque, déclara-t-il en posant la main sur son ventre, surtout maintenant que vous êtes peut-être enceinte de mon enfant.
Son enfant ? Elle n’en crut pas ses oreilles. Motton ne redoublait pas de prudence seulement parce qu’il était un homme et elle une femme, mais parce qu’il craignait pour sa descendance. Jane préféra donc penser qu’elle n’était pas enceinte.
— Alors, si nous n’avions pas…, commença-t-elle en désignant le lit, enfin, vous savez quoi. Si nous ne l’avions pas fait, vous m’auriez laissée voir le croquis ?
— Bien sûr que non. Je ne veux pas qu’il vous arrive malheur. Mais cela ne fait que conforter ma décision.
Elle se dit qu’Edmund n’avait rien à envier à l’austérité des falaises. Il aurait même pu leur donner des leçons d’inflexibilité.
— Qu’est-ce que je risquerais, si vous me montriez simplement le dessin ? demanda-t-elle en découvrant ses seins.
Hélas, Edmund ne quittait pas son visage des yeux, ce qui n’était pas bon signe.
— Regardez, nous sommes seuls dans cette chambre. Satan ne le saura pas.
— C’est hors de question.
— Je vous rappelle que c’est moi qui ai trouvé les autres indices. Et je pourrais bien trouver aussi le suivant. Avez-vous eu le temps de l’examiner ?
— Non, répondit Edmund avec un regard noir.
— Il se pourrait donc que vous ayez besoin de mon aide.
— Je n’ai pas besoin de votre aide, dit-il avec un air buté.
Elle se pencha vers lui en le poussant de l’index.
— Souvenez-vous que Stephen vous a aidé à identifier le magnolia grandiflora du premier fragment, et que c’est moi qui l’ai trouvé dans les jardins de lord Palmerson.
Il haussa les épaules – ce qui permit à Jane d’admirer son imposante musculature – puis écarta la main de la jeune femme.
— C’était au début, rappela-t-il en évitant de croiser son regard de peur de se laisser convaincre.
— En plus, sans moi, vous n’auriez jamais découvert que le deuxième fragment se trouvait à la galerie.
Nouveau haussement d’épaules.
— Je me demande bien, ajouta-t-elle, ce qui vous fait croire que vous trouverez tout seul le troisième indice ?
Jane crut l’entendre grogner. Edmund avait la mine assez déconfite pour cela.
— Laissez-moi y jeter un coup d’œil, Edmund. S’il vous plaît.
— Bon, c’est d’accord, dit-il dans un long soupir de lassitude.
Il s’élança hors du lit et se dirigea tout nu jusqu’au secrétaire, sous le regard appréciateur de Jane. Avec ses cuisses robustes, ses épaules athlétiques et ses fesses rebondies, il lui rappelait une statue antique prenant vie sous ses yeux.
Elle se pencha sous le matelas pour récupérer sa camisole.
— J’ai déjà fouillé votre bureau.
— Je sais. Je l’ai vu à la poudre qui a disparu.
— Oh, moi qui vous croyais simplement désordonné.
Jane enfila sa chemise et alla le rejoindre. Comment faisait-il pour rester si décontracté malgré sa nudité ? Elle éprouvait quelque difficulté à ne pas le dévorer du regard. Elle passa la main sur ses fesses, entourant sa taille à la recherche de son membre.
Il fit un pas de côté.
— Je croyais que vous vouliez voir le dessin ?
— C’est toujours le cas.
En quelques secondes, son sexe avait retrouvé toute sa vigueur. Elle essaya une nouvelle fois de l’attraper, mais il écarta sa main et se baissa soudain pour ramasser sa serviette et se l’enrouler autour de la taille.
— Étrange façon de manifester votre intérêt !
— Vous trouvez ?
Comment voulait-il qu’elle fasse preuve de plus de sollicitude s’il n’arrêtait pas de se défiler ?
— Je veux parler du dessin de Clarence, soupira-t-il à demi amusé. Allez-vous enfin cesser de me lorgner ainsi ?
— Hum ? Lorgner comment ?
Il faut dire que la serviette dissimulait mal son anatomie. Elle ressemblait plutôt à petite toile de tente.
— Comme si vous vouliez me croquer… Oh, et puis zut !
Edmund ouvrit un des tiroirs du secrétaire. Jane savait qu’il était complètement vide, puisqu’elle avait vérifié quelques instants auparavant. Il farfouilla à l’intérieur et l’on entendit un petit « clic ». Puis le jeune homme actionna ce qui ressemblait à un simple ornement, et un compartiment secret s’ouvrit, d’où il extirpa le morceau de papier.
— Très astucieux ! Je n’y aurais pas pensé.
— J’espère bien. Il m’a coûté assez cher pour que même les voleurs les plus avisés ne puissent en violer le mécanisme, déclara-t-il avec un clin d’œil.
Motton déplia la feuille. Il s’agissait du coin inférieur gauche. Plusieurs autres membres de la bonne société y prenaient des poses indécentes. Lord Easthaven, à genoux sous un arbre en pot bancal, se faisait… Oh !… par un valet, qui portait la livrée du baron Cinter. Jane détourna le regard pour tomber sur le duc de Hartford. Au moins, ce dernier se livrait à des obscénités avec une femme – deux en fait, dont aucune n’était son épouse. Une bulle au-dessus de sa tête disait : « Rien ne vaut une gueuse avide… Plus on est de fous, plus il y a d’orgies ! » Quant au centre du tableau…
— Avez-vous les autres fragments ?
— Oui. Je les ai remontés du coffre. J’avais l’intention d’y jeter un coup d’œil après mon bain.
Il alla jusqu’à la chaise où était pendu son manteau et en sortit les feuillets. Ensuite, il les disposa comme on assemble un puzzle. Jane examina plus particulièrement les lignes de jonction.
— Mince ! grommela-t-elle en faisant la grimace.
C’était à se demander pourquoi Clarence avait pris la peine de dessiner ce personnage dont on ne percevait que la longue houppelande, sans pouvoir déterminer s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme.
— Cela ne nous avance guère, vous ne croyez pas ? fit remarquer Edmund.
— Non…, répondit-elle en suivant du doigt le motif complexe qui ornait le bas du vêtement.
Jane avait le sentiment de le connaître, même si elle n’avait jamais vu de manteau semblable.
— Vous croyez que c’est un signe distinctif de Satan, si toutefois c’est lui ? demanda-t-elle, où bien est-ce une fantaisie de l’artiste ?
— Je n’en sais rien. En tout cas, il ne passe pas inaperçu. Tout s’éclaircira peut-être quand nous aurons le quatrième morceau, dit-il en posant le doigt sur le bord déchiré du fragment. Regardez, on dirait que la bure est légèrement rejetée en arrière et que ce personnage tient quelque chose.
— Bon sang ! s’exclama Jane. Ce n’est pas assez pour nous apprendre son nom.
Elle aurait volontiers étranglé Clarence, s’il n’avait été déjà mort.
— Hélas, il nous faudra attendre de mettre la main sur le quatrième fragment, confirma Edmund. Voyons à présent si Clarence nous a laissé un indice…
Il prit une loupe dans l’un des tiroirs et examina le croquis.
— Quelle horreur ! s’exclama Jane.
— Quoi ?
Le verre grossissant se trouvait juste au-dessus d’un homme à califourchon sur une chèvre ; enfin, presque…
Comment croire que des gens aient des rapports sexuels avec des animaux ? Jane en doutait !
Elle se concentra sur une autre partie révélée par la loupe. Un homme et une femme – rien de plus conventionnel pour un homme comme Clarence – vêtus de pèlerines, à l’instar de la mystérieuse figure centrale, avaient été représentés avec force détails croustillants, si ce n’est leurs visages, qui se perdaient dans l’ombre des capuches.
Détails croustillants où simplement pornographiques ? La femme, dont le vêtement ouvert révélait toute l’intimité, était allongée sur une sorte de cercueil de marbre. Quant à son partenaire, il était entièrement couvert, à l’exception de son énorme verge qui sortait de sa bure. Le couple était entouré d’une collection de statuettes de Pan dont les érections rappelaient celle du galant. L’une des statuettes arborait même un large sourire.
— Qu’est-ce que cela veut dire ? demanda Jane en indiquant la devise « Fay ce que voudras » inscrite dans une bulle au-dessus de la femme.
— C’est une phrase de Rabelais, reprise il y a soixante ans comme devise par la société satanique de Medmenham Abbey.
— Soixante ans ? répéta Jane, sceptique.
Était-ce une plaisanterie ? Aucun des membres de cette société, sauf peut-être quelques-uns, n’était encore de ce monde. Pourtant, à sa grande stupéfaction, Edmund paraissait très sérieux.
— Pourquoi Clarence se serait-il intéressé à des événements aussi anciens ?
— C’est toute la question, me semble-t-il. À mon avis, Satan a fondé une nouvelle société secrète, ou a mis la main sur un club déjà existant. Lors du bal de Palmerson, Stephen a fait allusion à des rumeurs sur ce sujet.
— Oh ! Et quelle est la spécialité de ces sociétés secrètes ? demanda Jane en désignant le croquis. S’adonner à toutes les formes de débauches ?
— Oui. Dans le meilleur des cas. Mais il existe aussi un courant satanique à l’intérieur de ces groupuscules. Disons qu’un rassemblement d’hommes et de femmes ivres engendre fatalement quelques ecchymoses. Ajoutons un personnage tel que Satan, et je ne m’étonnerais pas qu’ils en viennent au meurtre.
— Mon Dieu ! En lâchant des chiens sur votre attelage, par exemple ?
Jane en eut froid dans le dos, comme lorsqu’elle avait frôlé la mort l’après-midi même.
— Exactement.
— Où en assassinant Clarence avec des vipères ?
— C’est une possibilité, acquiesça Edmund.
— Comment les empêcher de nuire ? demanda-t-elle en se penchant de nouveau sur le dessin. Nous devons absolument trouver le dernier fragment, mais nous ne savons pas où chercher.
— Si, répliqua Edmund en désignant le cercueil où Clarence avait dessiné un blason représentant un griffon toutes ailes, toutes griffes et toute verge dehors – cette dernière rivalisant de grandeur avec celle des statuettes.
— C’est vraiment dégoûtant, s’indigna Jane en faisant la grimace.
La jeune femme ne verrait plus jamais l’héraldique du même œil.
— Mais pas le dieu Pan ? s’esclaffa Edmund qui venait de marquer un point. Eh ! Regardez un peu, de ce coté-ci du griffon, Clarence a crayonné trois fois la planète Saturne et, de ce côté-là, une pendule qui indique 11 heures, surmontée d’un croissant de lune.
Jane se gratta la nuque.
— Tout cela est très bien, mais je n’ai aucune idée de ce que cela symbolise. Et vous ? demanda la jeune femme.
— Hélas, oui, répondit Edmund d’un ton peu enjoué. Le griffon représente le baron Griffin…
— Ce cher vieux philanthrope au crâne pelé ?
Motton ne put s’empêcher de ricaner.
— Certains disent que ses bonnes œuvres ne lui servent qu’à racheter ses mauvaises actions… Et plus il commet de fautes, plus il expie…
Jane n’en crut pas ses oreilles.
— Quand on pense qu’il vient d’accorder un don très généreux à l’orphelinat…, se souvint Jane.
— Je vous laisse imaginer !
Tout le problème, pour Motton, consistait à savoir si le mal était fait ou encore à faire. Cette situation ne lui disait rien qui vaille.
— Et les autres ornements, que signifient-ils ? demanda Jane en passant le doigt sur le cercueil.
Devait-il le lui dire ? S’il le faisait, elle voudrait participer, et le pire était qu’il aurait sûrement besoin d’elle !
— Les trois représentations de Saturne renvoient au troisième samedi du mois, l’horloge et la lune, à 23 heures. C’est le rendez-vous pour le célèbre bal masqué de Griffin.
— Vous êtes formel ? Je n’y suis jamais allée. Je n’en ai même jamais entendu parler.
— Bien sûr que non, répliqua-t-il en haussant les épaules, les femmes respectables n’y sont pas invitées. D’ailleurs, beaucoup d’hommes du monde refusent de s’y rendre. Au mieux, c’est une beuverie ; au pire…
Une rumeur courait depuis des années au sujet de zoophilie et de sacrifices d’animaux. Avant de quitter l’Angleterre, Stephen avait raconté à Edmund quelques-uns des derniers scandales sordides qui mettaient en scène des prostituées et des orphelins portés disparus depuis. De nombreux notables étaient impliqués, mais personne n’avait jusque-là apporté la preuve de ces monstruosités ni de l’identité de ceux qui les avaient perpétrées.
Malédiction ! Il aurait préféré se tenir à l’écart des sauteries du baron, mais tout semblait pointer dans cette direction. Jane lui serait donc indispensable. On racontait que les hommes non accompagnés devaient s’appareiller aux prostituées prévues à cet effet.
Il ne désespérait pas que Jane, devenant enfin raisonnable, refuse de le suivre. Mais alors qui la remplacerait ? Il ne souhaitait pas s’encombrer d’une dépravée.
Jane considéra l’esquisse d’un air incrédule.
— Comment Clarence a-t-il pu tremper dans cette affaire ? Je ne l’ai rencontré qu’une seule fois, et il ne m’a pas du tout fait l’effet d’un monstre. De plus, sa sœur est une amie de ma mère.
— Je suis sûr que ce n’était pas un monstre. Il ne serait pas le premier à s’être mis dans une situation qu’il désapprouvait.
— Et vous, auriez-vous pu fréquenter ces gens-là ? demanda-t-elle en prenant du recul pour mieux l’examiner.
Motton fut soudain pris de nausée. Il était bien trop difficile pour trouver chaussure à son pied dans le cercle de Griffin.
— Mon Dieu, bien sûr que non !
— Dans ce cas, admettez-vous que quelque chose n’est pas clair chez Clarence ?
Edmund connaissait les bizarreries du sculpteur, comme par exemple ses penchants sexuels insolites, mais il n’avait pas l’intention d’en informer Jane.
— Je reconnais qu’il était excentrique, mais cela ne fait pas de lui un assassin. Je suppose qu’il aura été horrifié par ce qu’il a vu, et c’est pour cette raison qu’il s’est donné tant de mal pour le révéler au grand jour.
— Alors expliquez-moi pourquoi il n’a rien dit à Cleo, se rembrunit-elle.
— Il craignait sans doute pour sa sécurité. Qui sait, il se savait peut-être lui-même en danger de mort ? Au moins, il aura fait ce qu’il a pu.
— C’est certain. Par conséquent, nous rendrons-nous à ce bal masqué ? C’est le troisième samedi du mois, demain.
— Je sais.
Il marqua une pause dans l’espoir de trouver une parade pour la tenir éloignée de la maison de Griffin.
— J’espère que vous n’êtes pas en train de chercher un prétexte pour me tenir à l’écart ? demanda-t-elle, furibonde. Je n’ai peut-être pas su résoudre cette énigme, mais je saurai me rendre utile dès que nous aurons été admis à la soirée. Et puis, d’abord, vous ne pouvez pas m’abandonner, ce serait trop injuste.
— Juste ou injuste, là n’est pas la question. J’aimerais pouvoir vous laisser ici. Il me suffirait de vous enfermer à clé dans votre chambre et de placer Jem en faction devant la porte, soupira-t-il en se passant la main dans les cheveux. Mais, hélas, je crains d’avoir besoin de votre aide.
Jane lui accorda un grand sourire.
— Évidemment, que vous avez besoin de moi ! Mais je n’en reviens pas que le mâle en vous le reconnaisse aussi facilement !
Ah !
— Jane, ce n’est pas un jeu, gronda-t-il en la secouant légèrement par les épaules. Vous allez devoir coudoyer les pires débauchés de la haute société et, à coup sûr, les pires canailles – hommes et femmes confondus – des bas-fonds londoniens. Vous risquez d’être le témoin de choses que nulle jeune femme de bonne famille – pas même la dernière des traînées, à vrai dire – ne devrait voir ou entendre.
Jane blêmit.
— Edmund, vous me faites peur.
— Enfin, ce n’est pas trop tôt ! rétorqua-t-il avec un cruel plaisir.
La peur la rendrait peut-être prudente et, avec un peu de chance, la prudence lui permettrait de sortir indemne de cette fichue situation.
— Et vous, où serez-vous ? demanda-t-elle d’un air de défi.
— Enchaîné à vous, mon amour, enchaîné à vous…, soupira-t-il.
— Avez-vous bien dormi la nuit dernière, Miss Parker-Roth ? demanda tante Louisa en levant le nez de son hareng et du Morning Chronicle.
— Oui, merci, répondit Jane, rouge de honte.
La journée s’annonçait bien ! Cela se voyait-il autant qu’elle n’était plus vierge ?
Le lévrier de Louisa vint flairer d’un pas aristocratique l’endroit le plus privé de sa personne. La jeune femme repoussa la tête du chien.
— Diane ! gronda Louisa. Tiens-toi correctement.
Diane retourna se coucher aux pieds de sa maîtresse, et Jane en profita pour aller se servir.
Elle aurait préféré prendre son petit déjeuner – chocolat chaud et tartines – toute seule dans sa chambre ou avec Edmund. Mais, au moment de l’aider à prendre son bain, Lily avait découvert une tache de sang sur sa chemise de nuit. Sachant que Miss Parker-Roth n’aurait pas ses règles avant deux ou trois semaines, Lily avait insisté pour qu’elle consulte un médecin ou en informe sa mère, voire les deux, sans attendre. Jane avait finalement convaincu la femme de chambre que ce n’était sans doute qu’une coupure sans gravité et, quand cette dernière avait exigé d’inspecter la blessure, elle avait refusé catégoriquement avant de filer à toute allure dans le petit salon.
Quel malheur ! Comment Edmund allait-il expliquer la présence de sang sur ses draps ?
— Vous avez vraiment les joues très rouges, observa Cordelia en prenant une bouchée de scone à la fraise qu’elle accompagna d’une rasade de thé. Ce n’est sûrement pas à cause de la température ambiante. Vous êtes sûre que ça va ?
Heureusement qu’elles n’étaient que deux pour l’accueillir.
— Oui, oui, ça va très bien, répondit Jane, qui se contenta de quelques toasts, car elle n’avait pas très faim.
Puis elle alla s’asseoir le plus loin possible de Diane.
Cordelia la regarda avec inquiétude puis haussa les épaules avant de revenir à sa lecture.
— Je lisais justement les potins mondains du Morning Post. On y parle de…
— Pourquoi faut-il que vous lisiez ces sornettes ? grommela Louisa.
Cordelia leva les yeux au ciel et lui fit la grimace.
— Parce que j’en raffole ! J’aime savoir ce qui se passe.
— Peuh ! s’exclama Louisa en tournant la page du Chronicle. On se fiche de ce que font les crétins de la haute société.
— Pas moi. Et puis je vous rappelle que nous en faisons partie, ma chère sœur.
— De la bonne société, oui, mais pas des crétins.
— Les crétins ? demanda Cordelia, piquée au vif. Et peut-on savoir à qui vous faites allusion ?
— Aux jeunes gens immoraux, bien sûr, expliqua Louisa en levant le nez de son quotidien. Je suppose qu’on ne parle pas de nous dans votre gazette ?
— Non, répondit à regret Cordelia. C’est d’ailleurs surprenant. J’aurais cru que l’accident d’Edmund mériterait un entrefilet.
Jane était consternée. Elle reposa sa tartine sur le rebord de son assiette.
— Sans doute personne ne nous aura-t-il vus ? Le parc était assez désert et nous n’étions pas dans la partie la plus fréquentée.
Cette remarque lui valut les regards affligés des deux vieilles dames.
— Vous avez descendu Oxford Street en fanfare, non quelque voie secondaire, Miss Parker-Roth, avant de rentrer à une allure d’escargot en compagnie d’Elvira Hornsley, rappela Cordelia en tapotant son journal. Je m’attendais à ce que vous occupiez au moins la moitié de la rubrique, mais je ne trouve rien, pas un traître mot. C’est très étrange.
Jane avala une gorgée de thé pour dissiper la boule d’angoisse qui lui nouait la gorge. Mais le liquide était bouillant, et elle dut le recracher le plus discrètement possible dans sa tasse. Elle en sentirait la brûlure au palais et sur la langue pendant des jours… Elle se força néanmoins à sourire.
— Je ne crois pas que l’on ait déjà parlé de moi dans les carnets mondains. Pourquoi commencerait-on maintenant ?
— Même moi, je connais la réponse ! s’esclaffa Louisa. Parce qu’Edmund ne s’intéressait pas encore à vous.
— Exact ! acquiesça Cordelia. Ils ont relaté à grand renfort de détails l’intérêt soudain qu’Edmund vous a manifesté au bal de Palmerson, mais depuis : plus rien ! Pas même un mot de votre petite escapade sur la terrasse d’Easthaven le lendemain soir. Je ne sais qu’en penser…
Jane craignait qu’elle le sache très bien, au contraire. Mais la vieille dame devait certainement se tromper. Satan n’était pas puissant au point de contrôler la presse.
— Il faut croire qu’ils ont mieux à se mettre sous la dent, suggéra la jeune femme.
Cordelia la considéra un instant, incrédule et apparemment sans voix, puis prit sa respiration et secoua la tête.
— Miss Parker-Roth, vous n’êtes pas née de la dernière pluie. La vie amoureuse d’un vicomte fortuné passe en priorité, et je suis sûre qu’une bonne demi-douzaine de femmes, jeunes et moins jeunes, consultent ces pages tous les jours pour y apprendre si elles ont encore leurs chances d’épouser Edmund.
— Les petites écervelées ! grommela Louisa. Elles n’ont pas besoin de lire les journaux pour s’apercevoir qu’il s’est fait prendre comme un débutant. Il leur suffit d’ouvrir les yeux.
Jane avait les joues en feu. La conversation prenait un tour délicat. Mieux valait éviter le sujet.
— Euh, avez-vous trouvé quelque chose d’intéressant dans le journal, Miss Cordelia ? Il me semble que vous vous apprêtiez à lire à voix haute quand je vous ai rejointes.
Cordelia ne fut pas dupe, mais s’abstint de tout commentaire.
— Oui, en effet. Une information intéressante, annonça-t-elle en se penchant sur le quotidien. Ah, voilà : « Le comte d’Ardley et Miss Barnett ont convolé en justes noces hier dans la demeure de la mariée. Les heureux époux se sont ensuite embarqués pour le Continent, où ils passeront leur lune de miel. Leur retour parmi nous est annoncé d’ici trois semaines. »
— Ils n’ont pas perdu de temps, commenta Louisa en posant le Chronicle à côté d’elle. Je me demande ce qui lui a pris à ce vieil Ardley ? Il n’est plus un jeune premier pour céder à la passion. Il a dû passer la cinquantaine. Et Miss Barnett, quel âge a-t-elle ?
— Louisa ! Je croyais que les fadaises du Post ne vous intéressaient pas…, fit remarquer Cordelia avec un petit sourire en coin.
— Je m’en fiche comme d’une guigne. Mais, maintenant que vous nous les avez lues, je suis intriguée. Quel âge a cette femme ?
— Elle est beaucoup plus jeune qu’Ardley. Elle doit être dans vos âges, Miss Parker-Roth, c’est bien cela ?
Pauvre Miss Barnett ! Jane l’avait complètement oubliée.
— Je crois qu’elle a un ou deux ans de plus que moi. Ce qui lui fait vingt-cinq ou vingt-six ans, peut-être…
— Ah ! s’exclama Louisa. Je comprends mieux pourquoi elle a épousé Ardley. Son père devait commencer à désespérer, tout comme elle, j’imagine. Est-elle donc si laide ?
Jane était révoltée. Pourquoi la tante d’Edmund faisait-elle une supposition pareille ? Une femme pouvait refuser de se marier pour toutes sortes de raisons. Louisa et ses sœurs auraient dû en savoir quelque chose, puisqu’elles étaient toujours célibataires. De plus, Miss Barnett était encore trop jeune pour désespérer de se marier un jour.
Cordelia pouffa.
— Elle accuse en effet une forte ressemblance avec un cheval.
— Hum… Ardley lui-même n’est pas un Adonis, loin s’en faut, mais il n’en est pas moins comte, conclut Louisa. Il aurait certainement pu décrocher un meilleur lot, s’il avait voulu. Il devait donc chercher autre chose. Il a déjà un héritier de sa première femme, n’est-ce pas ?
— Oui, mais pas un penny. La comtesse arrivait à le surveiller, expliqua Cordelia, mais depuis sa mort il y a de cela trois ans, il passe son temps dans les tripots et les bordels ; l’argent lui brûle les doigts. Son pauvre fils n’héritera que d’hypothèques et de dettes quand le vieil Ardley lèvera les bottes. Ce mariage réglera tout, pourvu que Miss Barnett parvienne à le contrôler. Les Barnett sont de vrais nababs.
Jane n’osait plus lever la tête de son assiette. C’était à peine si elle avait touché à ses toasts, mais elle n’avait plus faim. Les tantes émettraient-elles aussi des hypothèses sur les raisons qui avaient poussé Edmund à la choisir ? Elle n’était ni riche ni très belle. Il aurait pu sans aucun doute trouver un meilleur parti. Grand Dieu, fort de son titre, de sa fortune, de sa beauté et de sa jeunesse, il pouvait choisir n’importe quelle célibataire du royaume.
Elle but une petite gorgée de thé avec circonspection. Il avait tiédi, mais elle ne s’en plaignit pas car sa langue était encore douloureuse.
Elle avait au moins appris que lord Ardley ne serait pas au bal masqué. Mais qui serait présent ? Satan ? La jeune femme en frémit.
— Êtes-vous certaine que ça va, Miss Parker-Roth ? demanda Cordelia, sincèrement soucieuse. Tout à l’heure vous étiez cramoisie et, à présent, vous frissonnez. Je crois que nous devrions faire venir un médecin, ou au moins prévenir votre mère.
— Oh, ce n’est pas nécessaire.
Il ne manquait plus qu’un médecin… Avec la chance qu’elle avait, il pourrait même s’apercevoir que… Non, c’était impossible. Quelle idiote ! Le docteur ne devrait-il pas examiner son intimité pour déterminer si elle était vierge ? Il ne l’ausculterait pas si… profondément pour un simple refroidissement. Quant à sa mère, il était préférable qu’elle ne la regarde pas de trop près non plus.
— Je vais bien.
— Vous devriez peut-être rester à la maison ce soir pour vous reposer, suggéra Louisa. Même s’il serait dommage que vous manquiez la représentation. J’ai moi-même hâte de la découvrir.
— Oh, Louisa, s’esclaffa Cordelia, c’est ce que vous dites chaque fois pour ensuite vous plaindre du bavardage des cuistres qui vous empêchent de suivre la pièce. Quand comprendrez-vous enfin que les Londoniens vont au théâtre pour être vus, non pour voir ?
Louisa prit un air renfrogné. Elle n’était pas contente du tout.
— L’espoir fait vivre, Cordelia, même si c’est vous qui avez raison : Londres compte un nombre effroyable d’imbéciles et de snobs. Cela me rappelle…
— Excusez-moi, dit Jane en se levant de table.
Elle avait entendu assez de moqueries et n’avait plus faim depuis un bon moment déjà. Il était grand temps pour elle de prendre congé. Les tantes lui avaient au moins fourni l’excuse idéale pour ne pas les accompagner au théâtre.
— Je crois que vous avez raison, je vais rester pour me reposer, ajouta-t-elle.
— Pauvre petite, lénifia Cordelia en lui tapotant la main comme à une mourante. C’est normal que vous ne soyez pas dans votre assiette, la journée d’hier a été très éprouvante.
Tant de commisération était le prix à payer pour ne pas avoir à leur annoncer que si elle ne venait pas, c’était parce qu’elle se rendait à un bal masqué orgiaque avec Edmund.
— Oui. En tout cas, ça devrait aller mieux demain.
Si elle revenait vivante de la soirée de Griffin… Quelle idée saugrenue ! Pourquoi imaginer le pire ? Elle survivrait, c’était certain. Elle n’était pas dans un roman gothique. La fête serait probablement très guindée, pas plus canaille que n’importe quel bal d’Almack.
D’un autre côté, ce n’était pas d’Almack que Clarence s’était inspiré pour réaliser son dessin.
— Si vous voulez bien m’excuser, je crois que je vais aller m’asseoir un peu dans le jardin.
Quitte à pourchasser Satan jusque dans l’une de ses tanières, autant profiter du soleil tant qu’elle le pouvait encore.