Chapitre 17

— Comment vous êtes-vous débrouillé pour échapper au théâtre ? demanda Jane d’une voix qu’elle n’espérait pas trop émoustillée.

Edmund venait d’entrer dans la chambre de la jeune femme par la porte de communication, les bras chargés de toile brune. Elle ne l’avait pas revu depuis la veille au soir, et elle fut envahie par un singulier mélange d’ivresse amoureuse, de frustration et de sensualité. Son cœur faisait des bonds dans sa poitrine.

Il déposa un baiser sur ses lèvres.

— Je me suis réfugié toute la journée à mon club, puis j’ai fait savoir qu’à mon grand regret, je ne pourrais assister à la représentation. Mes tantes se laissent mieux persuader à distance, conclut-il d’un ton amusé en déposant son chargement sur le lit. J’ai demandé à un vieil ami de Louisa, lord Wenthrop, de les accompagner. Il est ravi de profiter de ma loge et ma tante sera enchantée de critiquer la pièce avec un autre intellectuel.

— Oui, j’imagine…

Jane ne parvenait pas à s’expliquer pourquoi elle était si intimidée et perturbée. Leur moment d’amour, la nuit précédente, avait tant d’importance à ses yeux, était si extraordinaire, qu’il lui semblait avoir rêvé, même si elle se savait incapable d’une telle prouesse de l’imagination et que son intimité résonnait encore du douloureux écho de la défloration. Elle préféra donc s’intéresser à ce qu’Edmund avait apporté, plutôt que de croiser son regard.

— Quel est tout ce fatras ? demanda-t-elle en soulevant un morceau d’étoffe marron qui ressemblait à une manche.

— C’est le déguisement que vous porterez ce soir. Je me le suis procuré auprès d’un… proche qui se rend parfois chez Griffin, expliqua-t-il en dépliant un habit semblable à celui que portait la figure centrale du dessin de Clarence. Et voilà ! Je vais vous aider à l’enfiler.

Il le tint en l’air pour qu’elle puisse passer les bras et la tête, puis le vêtement de cérémonie retomba le long de son corps.

— Au moins, maintenant, personne ne s’apercevra que je ne porte pas de déshabillé. J’ai eu un mal fou à convaincre Lily que je n’avais pas besoin de me changer pour la nuit, confia-t-elle tandis que, sans raison apparente, le rouge lui montait aux joues.

Edmund ne l’avait-il pas vue en chemise de nuit, toute nue même ? En vérité, elle escomptait même qu’il l’aide à se déshabiller quand ils rentreraient du bal.

Elle était sûrement cramoisie à présent. Par chance, Edmund, qui enfilait sa propre bure, avait le visage recouvert et ne pouvait voir sa gêne.

— J’avais peur que la vôtre soit trop grande, dit-il en ajustant le costume dont il venait d’émerger. Êtes-vous sûre que vous pouvez marcher sans vous entraver ?

— Oui, ça ira. S’il faut courir, je relèverai un peu le devant.

— Bien. J’espère que ce ne sera pas nécessaire, mais il vaut mieux s’y préparer, dit-il en lui prenant les mains pour la regarder dans les yeux. Jane, vous serez prudente, n’est-ce pas ?

Il marqua une pause pour lui laisser le temps de répondre. La prenait-il pour une demeurée ?

— Oui, bien sûr. Je ferai attention.

Il lui serra les mains.

— Il le faut. Ce n’est pas un jeu, ni une plaisanterie. Nous risquons gros. Si je pouvais me débrouiller tout seul, je n’hésiterais pas. Mais, hélas, j’ai besoin de votre aide.

— Évidemment que vous avez besoin de moi, dit-elle en s’efforçant de garder son sérieux.

Motton grinça des dents.

— Bon, n’en rajoutez pas ! s’exclama-t-il en lui lâchant les mains pour lui donner l’un des deux masques noirs qu’il gardait dans un sac de toile. Vous ne devez l’enlever sous aucun prétexte tant que nous serons chez Griffin. En attendant, remontez votre capuche pour abriter votre visage. Je n’ai pas envie qu’on vous reconnaisse.

— Bien, monsieur.

Les réjouissances s’annonçaient pénibles s’il avait l’intention de se montrer aussi autoritaire. Ils sortirent de la chambre, longèrent le corridor et prirent l’escalier de service, Jane emboîtant toujours le pas d’Edmund. Dehors, ils retrouvèrent Jem qui les attendait avec un véhicule fermé dépourvu de blason.

— Pourquoi n’utilise-t-on pas l’une de vos voitures ? demanda-t-elle tandis qu’elle prenait place sur la banquette dure comme la pierre de la berline de location.

L’intérieur semblait propre, même si la demi-obscurité jouait en la faveur du loueur. En tout cas, Jane ne remarqua pas d’effluves désagréables.

Edmund s’assit à côté d’elle, posa le sac de toile sur ses genoux et toqua au plafond pour donner à Jem le signal du départ. L’attelage s’ébranla.

— Parce que toutes mes voitures portent mes armoiries et que je n’ai aucune envie qu’on sache que je participe à ces bacchanales.

Cela tombait sous le sens. Les réjouissances seraient placées sous le signe du secret. Elle attendait qu’il ouvre le sac, mais il se pencha pour allumer la lampe et tirer les rideaux.

C’était la première fois que Jane se retrouvait barricadée dans une voiture seule avec un homme. Le parfum de son aimé, mélange de savon à barbe, d’eau de toilette et de sa propre odeur, vint lui chatouiller les narines. C’était très excitant.

Quelle idée romantique ! N’avait-elle pas connu une intimité plus grande avec Edmund ? Tu as fait l’amour dans son lit, souviens-toi ! Elle contempla ses mains gantées. Elle n’allait quand même pas passer la soirée à rougir !

Néanmoins, le simple fait de le sentir près d’elle, même tout habillé… Elle avait sans doute rêvé la veille. En tout cas, elle s’était comportée avec une légèreté qu’elle ne se connaissait pas auparavant.

Elle se carra dans son siège pour penser à autre chose et se tourna vers Edmund.

— Que transportez-vous dans ce sac ?

— Vous n’allez pas apprécier, prévint-il en dénouant la ficelle pour en retirer une paire de menottes.

Elle eut un brusque mouvement de recul, mais fut très vite arrêtée par l’étroitesse de l’habitacle.

— Pourquoi avez-vous apporté ça ?

— Pour ce soir. Donnez-moi votre poignet droit.

— Non !

— Vous n’avez pas le choix. Je ne plaisantais pas hier, quand je disais que je serais enchaîné à vous. C’est le seul moyen de rester ensemble.

— Ne pensez-vous pas que cela paraîtra étrange ?

— Hélas, non.

Jane défia les bracelets du regard comme s’il s’agissait de deux serpents prêts à mordre.

— Et si l’envie me prend d’aller aux toilettes ?

— Je fermerai les yeux, répliqua-t-il en se retenant de rire.

Inutile de lui dire qu’elle n’aurait sans doute pas ce luxe.

— Mais c’est répugnant ! protesta-t-elle tandis qu’un frisson lui parcourait l’échine.

À la réflexion, il se dit qu’il aurait dû embaucher une actrice ou une prostituée pour ce rôle. Il avait bien songé à épargner le pire à sa bien-aimée, mais les professionnelles n’étaient pas connues pour leur intelligence, leur débrouillardise ou leur discrétion. Il avait aussi envisagé de s’introduire chez Griffin par l’entrée de service ou par une fenêtre, mais la demeure du baron était presque aussi bien gardée que Motton House. Une souris n’aurait pu s’inviter sans éveiller l’attention.

Si au moins il avait eu une idée de l’endroit où chercher… Il ne pouvait qu’espérer découvrir la quatrième statuette dans l’une des pièces accessibles aux invités. S’ils étaient contraints à fouiller les chambres, Jane pourrait ne jamais s’en remettre – lui non plus, d’ailleurs –, car plus d’un participant avait la réputation d’aimer les plaisirs hors normes. Pourvu que Griffin n’ait pas fait venir de bétail !

— Très bien, dit Jane en tendant le bras. Si je n’ai pas le choix…

— J’ai bien peur que non. Il est hors de question que vous soyez faite prisonnière toute seule, déclara-t-il en lui passant la menotte. Je les ai choisies bien rembourrées pour qu’elles ne vous écorchent pas, précisa-t-il en refermant le bracelet. Comment vous sentez-vous ?

Elle leva la main.

— C’est lourd, mais sinon je crois que ça ira.

— Parfait. On dirait même que votre main est assez fine pour la retirer en cas de besoin.

Cette information calma l’anxiété de la jeune femme. Edmund referma l’autre moitié autour de son propre poignet.

— Je croyais que je ne devais pas vous quitter d’une semelle, observa Jane qui s’habituait peu à peu à son nouveau bijou. Pour quelle raison devrais-je me libérer ?

— S’il m’arrivait malheur, je ne voudrais pas que vous restiez enchaînée à un poids mort.

Bouche bée, Jane regarda tour à tour les menottes et Edmund. Hum… Quel sens de la métaphore !

— Croyez-vous encore nécessaire de m’effrayer, Edmund ? J’ai déjà promis de ne pas m’éloigner et vous avez tout fait pour ! rappela-t-elle en levant la main.

— Je crois simplement qu’il est plus prudent de se préparer au pire.

Motton n’aimait pas la sensation d’emprisonnement que lui donnaient les menottes. Il avait attaché sa main gauche pour garder libre la droite, mais il serait difficile de se battre d’une seule main avec Jane attachée à lui. Bien sûr, il gardait la clé sur lui, mais il se voyait mal demander à son adversaire de patienter pendant qu’il se libérait.

— Je comprends. Et avez-vous… avons-nous un plan ? demanda Jane en faisant cliqueter la chaîne. Peut-être aurions-nous plus de chances de réussir si je me faisais passer pour un fantôme.

Elle méritait qu’il l’étrangle, mais elle devrait attendre qu’ils soient ressortis de cette maudite orgie et qu’il lui ait fait de nouveau l’amour.

— Non, nous n’avons pas de plan, du moins rien de très précis. Nous prétendrons que nous sommes venus nous amuser et déambulerons dans toutes les pièces qui n’auront pas été fermées à clé, en gardant notre sang-froid et les yeux grands ouverts. Avec un peu de chance, nous tomberons sur la statuette de Pan.

Jane lui jeta un regard des plus sceptiques.

— Vous n’avez aucune idée de l’endroit où nous devons chercher ?

— Je dois reconnaître que je ne suis jamais allé chez Griffin.

— Et les hommes n’en parlent pas entre eux ?

— Non.

Le baron suscitait beaucoup trop de racontars mille fois plus choquants qu’un dieu grec en érection.

— Je vois. Et quand nous trouverons Pan, si nous le trouvons, que ferons-nous ensuite ? Nous lui ôtons son pénis devant tout le monde ?

— Nous déciderons le moment venu.

— Vous êtes donc dans le flou le plus complet, grommela-t-elle.

— Non, pas du tout. Voici comment je vois les choses : nous trouvons la statue dans une pièce vide peu après notre arrivée, nous nous emparons du dessin et filons. Mais l’expérience m’a appris que les choses ne se passent jamais comme l’on voudrait, avoua Motton, tandis que la berline commençait à ralentir à l’approche de la maison de Griffin. Tenez, prenez ça, juste au cas où, dit-il en lui tendant un cylindre noir à l’aspect lisse.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Un couteau à lame rétractable fabriqué spécialement pour moi. Vous appuyez sur ce bouton, expliqua-t-il en faisant sortir la lame d’un coup sec.

Jane retint son souffle dans un mouvement de recul. Il eut un petit rire, replia l’arme et la lui tendit.

— À votre tour, maintenant. Appuyez bien fort et tout ira bien.

La jeune femme prit le couteau avec précaution.

— C’est la première fois que je vois un engin pareil.

— Disons qu’il me rend certains services, expliqua-t-il, le sourire aux lèvres. Allez-y, appuyez.

— D’accord, dit-elle en faisant jaillir la lame. Il est lisse.

— Et très aiguisé, ajouta-t-il en le refermant pour elle. Mettez-le dans votre poche. J’espère que vous n’aurez pas à vous en servir, mais au moins vous serez armée en cas d’imprévu. Maintenant, votre masque…

Elle le lui tendit et il fit en sorte de le fixer bien solidement, rabattant sa capuche pour dissimuler le plus possible ses cheveux et son visage. Puis il attacha son propre masque et tira son capuchon. Quand la voiture s’arrêta, il ouvrit la portière et abaissa le march…

— Aïe ! s’écria Jane qui venait de se cogner contre son dos. Attention, vous oubliez que nous sommes attachés.

— Mince, excusez-moi, dit-il en examinant le poignet de Jane. Ça va ?

Il n’était pas habitué à se déplacer avec une belle jeune femme accrochée à lui.

— Oui, si l’on fait abstraction du fait que vous avez failli m’arracher la main.

— Vous exagérez.

— Pas du tout.

— Monsieur le vicomte, les chevaux s’impatientent, dit Jem d’une voix traînante en toussant bien fort.

Edmund jeta un coup d’œil alentour.

— Nom d’un chien, nous nous sommes déjà fait remarquer. Venez, il faut descendre. Prenez mon bras afin que je ne vous donne pas de saccades.

— D’accord.

Jane se laissa donc guider par Edmund pour descendre le marchepied. Une fois sur le pavage, elle leva la tête et vit qu’un homme portant un manteau violet, un gilet jaune et une perruque tarabiscotée les observait derrière son monocle. Il était flanqué d’une femme très grosse, laide et hilare dont la robe criarde à larges volants était de même teinte que le gilet de l’inconnu. Elle ressemblait…

Jane cligna des yeux et l’examina plus attentivement.

— Cette femme… Je vois bien qu’elle porte une robe, mais on dirait… Je veux dire…

— Oui, c’est un homme. Ne le dévisagez pas.

Jane, cramponnée au bras d’Edmund, regarda où elle posait les pieds tandis qu’ils pénétraient dans la demeure de lord Griffin. Edmund ne semblait pas choqué outre mesure. Avait-il déjà vu des hommes en robe ? Il était avéré que les femmes, du temps même de Shakespeare, n’avaient pas le droit de se produire sur scène et que des hommes interprétaient les rôles féminins. Après tout, il n’était peut-être pas si étrange que des hommes se travestissent.

— Soyez les bienvenus, annonça une voix. Je vois que vous êtes prêts pour notre liturgie nocturne.

Jane leva furtivement les yeux et aperçut le baron, en hauts-de-chausses et pourpoint à braguette rembourrée, qui les regardait avec un petit sourire satisfait. À son côté, se trouvait…

Jane baissa de nouveau les yeux, même si elle n’avait aucun doute sur le sexe de cet acolyte, puisque la dame était entièrement nue à l’exception d’un collier d’or et de mules de même couleur. La pauvre devait être gelée.

— Naturellement. Nous verrons bien ce que l’Esprit nous inspire !

Jane n’eut pas besoin de lever la tête pour savoir qu’Edmund venait de parler… d’une voix inaccoutumée, à la fois plus aiguë et fluette, mâtinée d’accent français.

— Excellent, gloussa lord Griffin. D’ici là, amusez-vous bien. Des chambres sont à votre disposition à l’étage, si vous préférez vous isoler ; ce qui n’est pas le cas, manifestement, de beaucoup de mes invités. Peut-être vous convertiront-ils, qui sait ?

Edmund partit d’un rire franchement grinçant, et Jane, ne pouvant alors s’empêcher de relever la tête, croisa par inadvertance le regard du baron.

— Et vous, madame, cherchez-vous aussi l’inspiration ?

La jeune femme se demanda ce qu’elle était censée répondre.

— Veuillez l’excuser, intervint Edmund toujours avec son drôle d’accent, mais mon amie est muette. C’est un petit jeu entre nous. Elle a fait le pari de ne pas émettre le moindre son pendant toute la soirée, et moi de la faire hurler de plaisir avant l’aube.

— Quel enjeu charmant, observa lord Griffin avec un large sourire, je vous souhaite bonne chance. Quant à vous, madame, ajouta-t-il à l’adresse de Jane, vous n’ignorez sans doute pas que vous avez tout à gagner en perdant.

Cet aristocrate ne se brossait-il donc jamais les dents ? Il avait pire haleine encore que lord Wolfson. Elle se força à lui sourire avant de baisser de nouveau la tête.

— Quel petit animal bien docile vous avez là, monsieur. Quand vous en serez lassé, faites-le moi savoir, hein ? Je l’adopterai volontiers, avertit le baron de sa voix mielleuse de mâle en rut.

Jane aurait bien aimé lui mettre un coup d’éperon dans les parties, à ce crapaud. Elle lui accorderait ses charmes quand les poules auraient des dents.

— J’y penserai, répondit Edmund d’un ton glacial qui plut à sa bien-aimée.

Ils passèrent dans une petite pièce très dépouillée et boudée par les convives, où trônait un saladier de punch.

— Ce type est un porc, s’indigna Jane. Ce n’est qu’une larve infecte, méprisable, répugnante et abjecte.

Edmund esquissa un sourire. Jane raffolait de sa bouche, que son masque rendait encore plus sensuelle.

— J’ai l’impression que vous ne l’appréciez guère…

— Évidemment que je ne l’aime pas. Comment ose-t-il parler ainsi de moi en ma présence ?

Edmund tira Miss Parker-Roth de côté pour laisser passer un homme, vêtu d’une ample chasuble et d’un turban, qui tenait une femme au bout d’une chaîne d’or. Les vêtements de cette dernière étaient si transparents que Jane pouvait voir les tâches de rousseur de son énorme derrière.

— Il ne vous a pas reconnue, susurra Edmund. Il a cru que vous étiez une prostituée.

Jane le fusilla du regard.

— On ne traite pas une femme ainsi, même une femme de petite vertu. De plus, il était accompagné d’une dame. Pense-t-il qu’elle est sourde ? Je ne crois pas qu’elle ait été très contente d’entendre ce butor se répandre en insinuations salaces à mon sujet.

— Mais c’est une putain, ma chérie. Cela fait partie du contrat, pour elle. Tant qu’elle reçoit son argent, elle se fiche de ce qu’il fait. S’il s’amuse avec quelqu’un d’autre, elle gagne autant en travaillant moins.

Jane n’était pas stupide : elle avait deviné que c’était une prostituée, et savait comment ces femmes gagnaient leur vie. Mais à présent qu’elle n’était plus vierge, elle ne voyait plus les choses comme auparavant.

— Elle se fait payer pour les caresses que nous avons échangées hier ?

Edmund se raidit et prit un air grave.

— Non, ce n’est pas du tout la même chose. De plus, ce n’est pas l’endroit pour en parler, abrégea-t-il, car un autre couple traversait la pièce.

— En quoi est-ce différent ? demanda Jane, troublée par le masque anonyme de son galant. Avez-vous couché avec des prostituées ?

— Malgré mon habit, je ne suis pas un moine, grommela-t-il. Ce qu’un homme fait avec ces femmes…, commença-t-il en haussant les épaules, est très différent, même si l’acte est le même, un peu comme cet homme dehors qui ressemblait à une femme sans en être une. Bon, et si nous revenions à nos moutons ? Si nous nous attardons encore ici, nous allons éveiller les soupçons.

Deux couples s’approchèrent du punch en riant, les yeux rivés sur Jane et Edmund.

— Nous ferions mieux de leur donner quelque chose à se mettre sous la dent, susurra Edmund, tout sourires.

— Que voulez-vous dire ? Ah !

Il lui releva le menton et l’embrassa. Elle s’abandonna immédiatement à son étreinte, tandis qu’il la serrait contre lui en tenant ses fesses à pleines mains.

— Allons ! Laissez-moi vous resservir. Albert, mesdames… Eh ! Regardez-moi ce beau spectacle, dit l’un des hommes.

Jane se raidit. C’était d’eux dont ils parlaient, nul doute.

— Vous croyez qu’ils vont enlever leurs frocs ? demanda une des deux femmes avec la gouaille des rues.

— Ce serait encore plus amusant, n’est-ce pas Lilly… euh, Lola… oh, et puis zut !

— Appelez-la Gros-Lolos, Raph, c’est pour ça que vous l’avez choisie, non ? dit son ami.

— Rappelez-vous que nous jouons un rôle ce soir, Jane, baissez la tête et ne dites rien, murmura Edmund.

— D’accord.

Elle ne put réprimer l’envie de jeter un rapide coup d’œil en direction des quatre imbéciles. Sir Raphael Flindon et Mr Albert Isley ! Deux hommes dont la compagnie était d’ordinaire si insipide… Le premier était maigrelet, couvert de boutons, et avait une forte tendance à parler dans sa barbe, tandis que le second était ventripotent et avait un double menton. Ils s’étaient accoutrés de tuniques de velours rouge et de collants verts. Quant aux « dames », elles portaient des drapés à l’antique qui descendaient aux genoux et des foulards argentés autour de la taille et des poignets.

Sir Raphael fit un grand sourire au couple d’amoureux.

— Venez donc boire un punch, frère Mystère. Prenez ce verre pour votre dame, dit-il en ricanant. Si c’en est une qui se cache là-dessous. Plutôt difficile à dire… Je connais des costumes qui, euh, mettent beaucoup mieux les formes en valeur.

— Que diriez-vous de nous regarder, à présent, monsieur ? demanda Mr Isley en s’approchant de Jane.

La jeune femme se réfugia immédiatement derrière Edmund, car elle n’avait aucune envie que cet ignoble lézard pose ses sales pattes sur elle, ni qu’il découvre son identité.

— Toutes mes excuses, mais elle est très farouche et je suis extrêmement possessif, expliqua Edmund en esquissant un sourire, mais le ton employé et la posture étaient clairement menaçants.

Les deux libertins reculèrent d’un pas.

— Oh, très bien, dit Mr Isley en se raclant la gorge, ne le prenez pas mal, j’essayais simplement de me rendre agréable. Vous êtes libres, ajouta-t-il en s’éclaircissant de nouveau la voix. Je crois que nous devrions aller voir ce qui se passe au temple de Bacchus. Qu’en dites-vous, Raph ?

— Splendide. Excellente idée. Venez, les filles, répondit l’aristocrate en se retournant pour jeter un regard soupçonneux à Edmund avant de quitter la pièce.

Edmund renifla son verre, prit une petite gorgée et reposa les deux punchs sur la table.

— Je crois que nous ferons l’impasse sur le punch. Il contient surtout du gin, dit-il en posant la main sur celle de Jane. Essayons plutôt de trouver cette statuette.

Ils pénétrèrent dans une pièce aux murs et au sol couleur lie-de-vin, sans doute le fameux temple de Bacchus. Une représentation du dieu de la vigne ornait une fontaine située en plein centre. Par une grande cruche, il déversait du vin dans le bassin qui s’étendait à ses pieds. Une foule en délire tenait des verres sous le jet ou en remplissait dans la vasque. Sir Raphael, Mr Isley et leurs amies, qui avaient manifestement fini leur punch, goûtaient à présent aux joies de la fontaine.

Sous le nez de Jane, un galant vêtu d’une toge se pencha en arrière pour recevoir directement le vin dans la bouche. Ses compagnons éclatèrent de rire et le poussèrent. L’homme tomba dans la vasque avec un grand « plouf ».

— Nom de Dieu, Clarden ! pesta-t-il en s’ébrouant comme un chien mouillé qui asperge tout le monde alentour. J’ai emprunté cette fichue toge à Genland. Il va me tomber dessus.

— Ça fait des années qu’il attend ça, Dattling.

Tous s’esclaffèrent, sauf l’intéressé qui, se précipitant hors de la vasque en hurlant, se jeta sur Clarden. Les deux hommes roulèrent à terre, où ils commencèrent à échanger des coups de poing, tandis que les spectateurs pariaient sur la victoire de l’un ou de l’autre.

Jane tressaillit quand elle entendit le bruit des coups.

— Quelqu’un ne peut-il pas les empêcher de se battre ?

— Ils sont trop soûls pour se blesser, répondit Motton. Dans une minute, ils auront oublié pourquoi ils se battent et redeviendront les meilleurs amis du monde.

Au même instant, Dattling souleva Clarden et le projeta dans la fontaine. Clarden battit des mains et s’accrocha à Dattling, l’entraînant avec lui. L’une des femmes présentes, qui était entièrement nue à l’exception d’une laisse de cuir rouge autour du poignet, gloussa et les rejoignit.

La foule leur fit une ovation, tandis que d’autres invités enlevaient leur costume pour se vautrer dans le vin.

— Je n’ai plus soif, tout d’un coup. Et vous ? demanda Edmund.

Jane regarda un moment les corps patauger.

— Moi non plus, je dois dire, répondit-elle.

— Venez, allons chercher Pan pendant qu’ils sont occupés.

Ils inspectèrent le pourtour de la pièce, à bonne distance des éclaboussures de vin, mais hormis un petit ficus qui faisait peine à voir, ils ne trouvèrent rien.

— Mince, et moi qui pensais que nous mettrions la main dessus avant que la soirée ne dégénère trop…

Les noceurs en étaient à présent à s’arroser de vin avec la bouche.

— C’est peut-être plus calme ailleurs ? suggéra Jane.

Edmund la regarda bien attentivement.

— Vous plaisantez, j’espère ? Plus on s’enfonce, plus ça se gâte, du moins dans ce genre de festivités.

— Et vous avez assisté à beaucoup de soirées comme celle-ci ?

— Contraint et forcé, uniquement. Suivez-moi.

Quand ils entrèrent dans la pièce suivante, ils furent accueillis par les accents d’une valse. Un orchestre jouait et des couples s’entassaient sur la piste, mais pas seulement pour y danser… Les matrones d’Almack auraient fait une apoplexie collective si elles les avaient vus se comporter ainsi. Quelques-uns valsaient, mais ils étaient si serrés l’un contre l’autre que l’on s’étonnait qu’ils ne s’entravent pas. La plupart ne suivaient pas du tout la musique. Deux femmes, à coup sûr lady Lenden et lady Tarkington, s’embrassaient sous les encouragements d’un petit groupe d’hommes. Sur leur droite, deux galants et leurs compagnes étaient, à ce qu’il sembla à Jane, collés les uns aux autres, mais la jeune femme n’aurait su dire ce qu’ils faisaient exactement.

Elle jeta un coup d’œil au visage d’Edmund. Était-il excité par ce qu’il voyait ? Mais comment le deviner avec ce masque et cette capuche qui lui dissimulait les traits ?

— Chaud devant !

L’appel venait d’un homme en pans de chemise, braguette à moitié ouverte, qui tirait derrière lui une femme aux tétons recouverts de rouge à lèvres. Le couple disparut derrière un rideau de velours vermillon à la droite de Jane.

— Où pensez-vous qu’il l’emmène ? demanda-t-elle.

— Ce n’est probablement qu’une alcôve. J’imagine que Griffin en a fait aménager plusieurs pour ceux qui n’aiment pas… (Edmund s’interrompit pour s’éclaircir la voix.) Pour ceux qui recherchent l’intimité.

— Ah ! s’exclama-t-elle en considérant le rideau. Vous croyez que la statuette s’y trouve ?

— C’est possible. Nous irons voir dans un moment.

De plus en plus de grognements et de gémissements leur parvenaient à présent depuis la chambre.

— Si nous allions attendre ailleurs ? suggéra-t-elle.

— Oh, inutile, c’est Paddington. Il n’en a pas pour longtemps. C’est, hum, ce que l’on appelle un rapide.

— Comment le sa…

— Oooooooooh ! hurla Paddington depuis l’autre côté de la tenture.

— Rapide et bruyant, ajouta Edmund d’un ton sévère, si bien que Jane posa la main sur son bras.

— Êtes-vous tous…

Le rideau se souleva et le couple réapparut.

— Vous êtes la reine de la fellation, savez-vous ? complimenta Paddington. Je…

Il s’interrompit quand il aperçut Jane et Edmund qui attendaient.

Il leur fit un grand sourire et désigna l’alcôve d’un signe de tête tout en se rhabillant.

— Je vous laisse la place. Amusez-vous bien, dit-il d’un ton allusif. Un petit peu d’échauffement avant la cérémonie, hein ?

— Oui, un peu, acquiesça Edmund en entraînant Jane de l’autre côté du rideau. Il aurait aimé, lui aussi, prendre du bon temps. Mince, à force de regarder les autres et d’entendre cet imbécile de Paddington, il avait de plus en plus envie de faire l’amour avec Jane.

— De quelle cérémonie parlait-il ? demanda Miss Parker-Roth.

— Je l’ignore, répondit Motton, à qui cela ne disait rien de bon.

Il s’était demandé pourquoi Bantle avait ri sous cape quand il lui avait remis les robes de bure. Il prit une profonde respiration pour essayer d’y voir un peu plus clair.

Hélas, le parfum de Jane lui chatouillait les narines et l’alcôve était sombre, intime. Ils avaient bien le temps d’un petit baiser…

Quand il posa ses lèvres sur les siennes, elle émit un petit gémissement et lui caressa le torse de sa main libre. Il la prit par la taille et…

— Hé ! s’exclama-t-elle en pivotant avec lui, car son bras était toujours attaché au sien.

S’enchaîner l’un à l’autre présentait certains désavantages évidents.

— Désolé, s’excusa-t-il en ramenant les bras le long du corps. Ça va ?

— Oui, bien sûr, répondit-elle en reculant avant de s’arrêter net. Quelque chose me rentre dans la hanche. C’est Pan ! s’écria-t-elle en se retournant.

— Vous êtes sûre ? Faites voir.

Il se plaça à côté de la jeune femme. Oui, c’était bien l’une des statuettes érotiques de Clarence. Quelle chance ! Il ne leur restait plus qu’à récupérer le dernier fragment du dessin et à filer avant le début de la fameuse cérémonie. Edmund ne savait qu’une chose : ni lui ni Jane n’avaient envie d’y assister.

— Vous allez devoir dévisser le pénis, annonça la jeune femme. Je suis droitière.

Encore un désavantage… Bon, ce ne serait pas long. Il attrapa le membre du dieu grec, le dévissa, glissa les doigts à l’intérieur et…

— Il est vide !