Chapitre premier

Stephen Parker-Roth tomba à la renverse dans une grande flaque. L’eau boueuse trempa ses chausses et constella son manteau et son visage de petites éclaboussures. Il essuya une tache sur sa joue droite à l’aide d’un coin épargné de sa cravate et fusilla du regard le coupable de ce désastre vestimentaire.

— Vous avez de déplorables manières, monsieur.

Le scélérat se contenta de le dévisager, la langue pendante. Bon sang, il ne semblait pas le moins du monde confus.

— Ce ne serait jamais arrivé si je n’étais très, très ivre, vous savez.

L’autre pencha la tête de côté.

— Vous doutez de ma parole ? (Stephen se pencha vers le gros chien, un doigt tendu dans sa direction pour appuyer son discours.) Je vous préviens, je suis un homme extrêmement dangereux. Je me suis battu dans les bars de Bornéo, de Buenos Aires ou encore de Boston. Je connais de nombreuses canailles qui regrettent amèrement le jour où elles ont croisé mon chemin.

Le chien aboya, d’une voix étonnamment profonde et sonore, puis baissa la tête pour la reposer sur ses pattes avant. Il garda l’arrière-train en l’air, sa queue remuant comme un drapeau agité par le vent.

Stephen avança le bras pour gratter les oreilles de la créature.

— Bon, je ne te tiendrai pas rigueur de ton ignorance. Tu n’es qu’un… (Stephen fronça les sourcils.) Non, tu n’es pas un cabot errant, tu es bien trop propre. Comment se fait-il que tu rôdes tout seul dans Hyde Park ? (Sa main trouva un collier dans les poils épais de l’animal et il remarqua alors la laisse qui traînait dans l’herbe derrière le chien.) Oh, oh, je vois que tu n’es pas seul. Qu’as-tu donc fait de ton maître, mon cher ?

Le chien releva les oreilles. Une voix de femme, chaude et incroyablement attirante, s’éleva :

— Harry !

— Ou plutôt de ta maîtresse…

Stephen se retrouva à parler dans le vide. Harry avait déjà bondi dans l’herbe en direction d’une silhouette qui venait d’apparaître à une centaine de mètres de là. Stephen plissa les yeux dans le soleil. La femme portait un énorme bonnet et une robe qui avait autant d’élégance qu’un sac de farine.

Quelle misère. Une voix qui évoquait les draps froissés et les corps emmêlés ne devrait pas appartenir à un tue-l’amour pareil.

La femme se pencha pour ramasser la laisse et Harry commença immédiatement à la traîner en direction de Stephen qui décida de se relever, comme tout bon gentleman le ferait.

Il batailla pour se remettre sur ses pieds. La boue refusait de le laisser partir. MacInnes allait avoir une apoplexie en le voyant. Cela restait pour lui un mystère que son valet, qui s’occupait sans sourciller de ses affaires quand ils se trouvaient en pleine forêt amazonienne ou dans la savane africaine, soit devenu aussi collet monté qu’un satané dandy depuis qu’ils avaient posé le pied en Angleterre.

Oh. Le changement d’altitude ne lui réussit guère. Il se pencha, les mains appuyées sur les genoux, et déglutit plusieurs fois jusqu’à ce que le paysage cesse de danser devant ses yeux et que son dernier repas accepte de rester dans son estomac. Il aurait été de la dernière grossièreté d’accueillir cette dame en vomissant sur ses escarpins.

— Harry ! Doucement !

Même courte et essoufflée, la voix de la femme déclencha chez lui un frisson de plaisir. Il se pencha un peu plus en avant afin de dissimuler toute preuve manifeste de son intérêt.

Reprends-toi, espèce de satyre. Si ça se trouve, elle a des dents de lapin et une haleine qui empeste l’ail ; ou elle a quatre-vingts ans et une bouche édentée.

Il releva la tête. Bon, elle n’avait pas quatre-vingts ans ; elle se déplaçait trop vite pour être aussi âgée.

Tandis qu’il la regardait, l’horrible bonnet glissa en arrière. Ah ! Il comprenait à présent la fonction de ce hideux couvre-chef : il dissimulait une chevelure rousse flamboyante, dont les boucles folles scintillaient dans la lumière du matin comme des pivoines couvertes de rosée.

La femme portait des lunettes, qui menaçaient de glisser de son nez plutôt proéminent, et elle avait des lèvres délicieusement pleines, tordues pour l’heure en une grimace d’effort. Ce n’était pas une beauté, mais elle n’en était pas moins attirante.

Qui était-elle ? Une bonne chargée de promener le chien de la famille ? Aucun majordome sain d’esprit ne confierait une telle tâche à cette fille : c’était le chien qui la promenait et non l’inverse. Une dame de la nuit ? Improbable. C’était désormais une heure avancée de la matinée et il n’avait jamais entendu parler d’une courtisane qui possédait un chien tapageur, la voix d’une sirène, des cheveux roux et des lunettes. Une femme de petite vertu parée d’attributs aussi originaux serait forcément un sujet de conversation parmi les hommes de la bonne société. Peut-être s’agissait-il d’une veuve.

Ou d’une femme mariée. Bon sang, il espérait qu’elle n’était pas mariée. Il ne folâtrait jamais avec les femmes mariées.

Stephen secoua la tête. Avait-il perdu le sens commun ? Comment diable son esprit pouvait-il se laisser aller à badiner ainsi ?

Il était ivre. C’était ça. Il était très, très ivre.

Et elle, elle était rougissante et semblait très ennuyée. Elle le dévisageait.

Il était couvert de boue – celle-ci débordait même de ses chaussures – mais ce n’était pas sa faute. C’était son chien à elle le coupable.

Harry tira sa maîtresse sur les derniers mètres puis se laissa tomber aux pieds de Stephen. Les sourcils de la fille étaient de la même teinte que ses cheveux. En fait, elle ressemblait davantage à une flamme qu’à une fleur. Était-elle aussi flamboyante dans un lit ?

Stephen ferma brièvement les yeux. S’il avait pu se rappeler combien de verres de brandy il avait avalés, il aurait juré de ne plus jamais en boire autant.

Il considéra le visage renfrogné de la dame.

— Euh, bonjour. (Sa voix ne laissait pas transparaître son ivresse, du moins en eut-il l’impression.) Quelle, euh, magnifique matinée, n’est-ce pas ?

— Non, pas du tout, répondit-elle d’une voix sèche et essoufflée, en repoussant les cheveux qui lui tombaient sur le visage.

Ses yeux verts étaient aussi tempétueux qu’une mer démontée, et emplis de passion…

Peut-être devrait-il arrêter complètement le brandy, encore que ce fût la première fois que l’alcool le rendait aussi concupiscent.

— Enfin, je veux dire… (Elle s’efforçait manifestement de contrôler sa mauvaise humeur et déglutit.) Oui, c’est effectivement une magnifique matinée. C’est bien aimable à vous de dire cela après que Harry vous ait fait tomber dans la boue. Je vous présente mes excuses pour son comportement.

Mmm, cette voix. Il aurait tant aimé l’entendre haleter son nom, avec des accents de passion et de désir…

C’était décidé, fini le brandy.

— C’est un chien de berger, poursuivit la femme. J’imagine qu’il essayait de vous inciter à vous éloigner de cette flaque, pas à vous y pousser.

Elle se pencha en arrière pour récupérer son bonnet.

Oh non. Il ne pouvait pas la laisser cacher de nouveau ses belles boucles sous cette monstruosité. Stephen lui arracha des mains cette aberration vestimentaire et la jeta dans la boue où il l’enfonça du pied par-dessus le marché.