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Je l’ai entendu avant de le voir.

Carl était de retour. Je ne sais pas pourquoi j’ai repensé à Dog, cette histoire remontait à près de vingt ans. Je devais sûrement sentir que c’était la même raison qui me valait ce retour inopiné. C’était toujours la même. Il avait besoin de son grand frère.

J’étais dans la cour, j’ai consulté ma montre. Quatorze heures trente. Il m’avait juste envoyé un texto, disant qu’ils arriveraient vers quatorze heures. Mais mon petit frère est un éternel optimiste, il promettait toujours un peu plus qu’il ne pouvait tenir. J’ai regardé le paysage. Le peu qui émergeait de la couverture nuageuse en contrebas. De l’autre côté de la vallée, la montagne avait l’air de flotter sur une mer de gris. Ici, en altitude, la végétation commençait déjà à se teinter du rouge de l’automne. Le ciel était bleu et limpide comme un regard de jeune fille innocente. L’air bien froid piquait les bronches quand j’inspirais trop vite. J’avais le sentiment d’être parfaitement seul, d’avoir le monde entier pour moi. Enfin, le monde… Plutôt un mont Ararat avec une ferme dessus. Parfois, des touristes prenaient cette route sinueuse depuis le bourg pour admirer la vue et, tôt ou tard, ils se retrouvaient dans la cour. Ils me demandaient souvent si ma fermette était toujours en exploitation. Fermette. Les cons. Les vraies fermes, pour eux, étaient probablement comme celles de la plaine, des champs vastes et des granges surdimensionnées, des maisons de maître tapageuses. Ils n’avaient jamais vu ce qu’une tempête de montagne pouvait infliger à un toit un peu trop grand ni tenté de chauffer une pièce un peu trop spacieuse par moins trente et force sept, quand le vent s’infiltrait à travers les murs. Ils ne connaissaient pas la différence entre terres exploitables et non exploitables, ils ignoraient qu’une ferme de montagne, c’étaient des pâturages pour les bêtes et que cela pouvait être un royaume certes désertique, mais bien plus étendu que les champs de blé jaunes chichiteux du paysan de plaine.

Pendant quinze ans, j’avais vécu ici seul, mais c’était donc terminé. Quelque part dans les nuages grondait un moteur V8. La proximité du bruit indiquait qu’il avait dû franchir le virage du Japon, au milieu de la côte. Le conducteur a appuyé sur l’accélérateur, puis levé le pied, il s’est engagé dans l’un des virages en épingle à cheveux, a accéléré de nouveau. Il approchait de plus en plus. Ce n’était pas la première fois qu’il grimpait ces lacets, ça s’entendait. Et maintenant que les nuances du moteur se précisaient, que je percevais les profonds soupirs quand il rétrogradait, la basse sourde que n’a qu’une Cadillac dans les premières vitesses, j’ai su que c’était une DeVille. La même que le gros engin noir de papa. Évidemment.

Et en effet, la gueule agressive d’une DeVille est apparue dans le virage des Chèvres. Noire. Un modèle plus récent, j’aurais dit autour de 1985, mais il avait la même musique.

La voiture a roulé jusqu’à moi, la vitre du conducteur est descendue. J’espérais que ça ne se voyait pas, mais mon cœur battait comme un piston. Combien de lettres, de textos, de mails et de conversations téléphoniques pendant toutes ces années ? Pas beaucoup. Et pourtant, s’était-il écoulé une seule journée sans que je pense à Carl ? Pas une seule. Mais mieux valait regretter Carl qu’avoir à gérer des « histoires de Carl ». Enfin. Mon premier constat a été qu’il avait pris de l’âge.

« Pardon, mon bon monsieur, sommes-nous au domaine des célèbres frères Opgard ? »

Puis il a souri. Il m’a adressé son bon sourire chaleureux irrésistible, et le temps s’est effacé de son visage et du calendrier. Son regard était toutefois vaguement interrogateur, comme s’il testait la température de l’eau. Je n’avais pas envie de rire, pas encore, mais je n’ai pas pu m’en empêcher.

La portière s’est ouverte. Il a écarté les bras, je me suis glissé dans son étreinte. Quelque chose me disait que ç’aurait dû être l’inverse, que c’était moi – le grand frère – qui aurais dû ouvrir mes bras à celui qui rentrait, mais quelque part en chemin, la distribution des rôles était devenue plus floue. Carl m’avait dépassé en taille, en personnalité, et, au moins en société, c’était désormais lui qui menait la barque. J’ai fermé les yeux, frissonné et, d’une respiration haletante humé l’odeur de l’automne, de la Cadillac et de mon petit frère. Parfumé d’une fragrance masculine, comme on dit.

La portière passager s’est ouverte.

Carl m’a lâché et guidé de l’autre côté de la voiture, vers elle, qui regardait la vallée.

« C’est vraiment beau ici », a-t-elle déclaré. Silhouette petite et menue, mais voix grave. Son accent était prononcé et il y avait des erreurs d’inflexion, mais c’était en tout cas du norvégien. Je me demandais si c’était une phrase qu’elle avait répétée sur la route, qu’elle avait décidé de dire, qu’elle la pense ou non. Pour que je l’apprécie, que je le veuille ou non. Elle s’est tournée vers moi et m’a souri. Mon premier constat a été que son visage était blanc. Pas pâle, blanc, comme la neige qui réfléchit la lumière, si bien qu’on en voyait difficilement les contours. Le deuxième était qu’elle avait une paupière tombante comme un store à moitié baissé, comme si elle était à moitié épuisée. L’autre moitié, en revanche, paraissait bien réveillée. Un œil marron animé qui me regardait sous des mèches courtes d’un roux flamboyant. Elle portait un manteau noir, droit, simple, ne révélant aucune forme, juste un col roulé noir qui dépassait. Ma première impression était celle d’un jeune garçon fluet photographié en noir et blanc, avec des cheveux roux colorisés après coup. Carl avait toujours eu le ticket avec les filles et, pour être honnête, j’étais légèrement surpris. Ce n’était pas qu’elle n’était pas mignonne, sûrement pas, mais ce n’était pas un morceau, comme on dit par ici. Elle continuait de sourire et ses dents ne se distinguant pas sensiblement de sa peau, elles devaient être blanches aussi. Comme celles de Carl, depuis toujours, contrairement aux miennes. Il blaguait en disant qu’elles avaient blanchi au soleil parce qu’il souriait beaucoup plus que moi. C’était peut-être ce qui les avait fait succomber au charme l’un de l’autre : leurs dents blanches. Le reflet. Car Carl avait beau être grand et carré, blond aux yeux bleus, j’ai tout de suite vu leur air de famille. Quelque chose qui disait oui à la vie, comme on dit. Quelque chose d’optimiste, de disposé à voir le meilleur chez les gens. Chez soi-même et chez autrui. Enfin bon, je ne connaissais pas encore la fille.

« Voici…, a commencé Carl.

— Shannon Alleyne, a-t-elle coupé de sa voix d’alto en me tendant une main si petite qu’on avait l’impression de tenir une patte de poule.

— … Opgard », a ajouté Carl avec fierté.

Shannon Alleyne Opgard voulait que nous nous serrions la main plus longtemps que moi. Là aussi, je reconnaissais Carl. Certains sont plus pressés d’être appréciés que d’autres.

« Jetlag ? »

J’ai aussitôt regretté ma question, je me sentais bête de l’avoir posée. Je n’ignorais pas ce qu’était le jetlag, mais Carl savait que je n’avais jamais franchi un fuseau horaire de ma vie et que la réponse aurait forcément une portée limitée pour moi.

Il a secoué la tête. « On a atterri il y a deux jours. On a dû attendre la voiture, qui arrivait par bateau. »

J’ai opiné, regardé la plaque. MC. Monaco. Exotique, mais pas suffisamment pour que je demande à la garder s’ils devaient changer d’immatriculation. Dans mon bureau à la station-service, j’avais des plaques déclassées d’Afrique-Équatoriale française, de Birmanie, du Basutoland, du Honduras britannique et de Johor. J’avais placé la barre haut.

Le regard de Shannon a voyagé de Carl à moi avant de revenir sur lui. Elle a souri. Je ne sais pas pourquoi, elle se réjouissait peut-être simplement de le voir rire avec son grand frère, son seul parent proche. De voir la légère tension se dissiper. De constater qu’il – qu’ils – était le bienvenu à la maison. « Tu fais visiter Shannon pendant que je rentre les valises ? » a demandé Carl en ouvrant le trunk, comme disait papa.

« Ça devrait prendre à peu près le même temps », ai-je marmonné à Shannon qui m’emboîtait le pas.

 

Nous nous sommes dirigés vers la façade nord, où se trouve l’entrée principale. Pourquoi papa ne l’avait pas installée côté cour et route, je n’en ai pas la moindre idée. Peut-être parce qu’il aimait embrasser du regard l’ensemble de nos terres quand il sortait. Ou alors parce qu’il importait que le soleil réchauffe la cuisine plutôt que l’entrée. Nous avons franchi le seuil et j’ai ouvert l’une des trois portes du vestibule.

« La cuisine », ai-je commenté, relevant soudain l’odeur de graillon. Était-elle là depuis toujours ?

« C’est joli », a menti Shannon. D’accord, j’avais rangé et même lavé, mais ce n’était pas joli. Elle a suivi avec de grands yeux – à peine inquiets, peut-être – le tuyau de poêle qui remontait au premier étage par un trou dans le plafond. Lequel était découpé dans un cercle si parfait que papa parlait d’ébénisterie d’art. Si jamais cette dénomination s’appliquait, c’était aussi le seul ouvrage de cette nature dont nous disposions à la ferme – avec bien sûr les deux ouvertures tout aussi circulaires du banc percé des toilettes sèches d’extérieur.

J’ai appuyé sur l’interrupteur pour lui montrer que nous avions tout de même l’électricité.

« Café ? ai-je proposé en ouvrant le robinet.

— Non merci, peut-être plus tard. »

Elle avait en tout cas appris les phrases de politesse.

« Carl en voudra », ai-je affirmé avant de fouiller dans le placard pour retrouver la bouilloire. J’avais acheté du café à bouillir pour la première fois depuis… longtemps. Moi, je me contentais largement du lyophilisé. Je me suis aperçu en plaçant la bouilloire sous le robinet que j’avais ouvert l’eau chaude. J’ai senti la chaleur embraser mes oreilles aussi. Enfin bon, qui a décrété que le café en poudre à l’eau chaude du robinet était forcément triste ? Le café, c’est du café, et l’eau, c’est de l’eau.

J’ai posé la bouilloire sur la plaque, allumé, et franchi ensuite les quelques pas qui me séparaient du salon. Il y en avait deux, qui prenaient la cuisine en sandwich. Donnant sur l’ouest, la salle à manger restait fermée en hiver et servait alors de barrière contre le mauvais temps, tandis que nous prenions tous nos repas dans la cuisine. À l’est, il y avait le petit salon, avec des bibliothèques, une télé et un poêle à bois. Côté sud, papa avait permis la seule extravagance de la maison, une véranda qu’il appelait le porch et maman, le « jardin d’hiver », même s’il était bien sûr fermé en hiver, barricadé derrière des panneaux de bois. En été, papa s’y asseyait pour priser son tabac et boire une Budweiser ou deux – des extravagances, là encore. Sa bière américaine incolore, il devait aller en ville pour l’acheter, et ses boîtes argentées de tabac Berry, il se les faisait envoyer par un cousin d’outre-Atlantique. Papa m’avait expliqué tôt la différence entre le snus suédois de merde et le savoureux tabac américain qui avait subi un processus de fermentation. « C’est comme le bourbon », disait papa, qui prétendait que les Norvégiens consommaient la saloperie suédoise uniquement à défaut de connaître autre chose. Eh bien, moi je connaissais donc autre chose, et quand je m’étais mis à priser, c’était du Berry. Avec Carl, on avait l’habitude de compter les bouteilles vides que papa posait sur l’appui de fenêtre. Nous savions que s’il en buvait plus de quatre, il risquait de pleurer, et personne ne veut voir son père comme ça. Quand j’y repense, c’était peut-être pour ça que je buvais rarement plus d’une bière ou deux. Je ne voulais pas pleurer. Carl, lui, avait l’alcool joyeux et éprouvait sans doute moins le besoin d’établir ce genre de limites.

Tout cela, je le pensais pour moi-même, mais je n’ai dit rien à Shannon pendant que nous montions l’escalier et que je lui montrais la plus grande chambre à coucher, que papa appelait the master bedroom.

« Fabuleux », a-t-elle commenté.

Je lui ai montré ensuite la nouvelle salle de bains, qui n’était plus neuve, néanmoins c’était ce que j’avais de plus neuf dans la maison. Elle ne m’aurait sans doute pas cru si je lui avais dit que nous avions grandi sans. Que nous nous lavions dans la cuisine, avec de l’eau chauffée sur le poêle. Que la salle de bains était venue après la sortie de route. Que si, comme Carl l’avait écrit, Shannon venait de la Barbade, d’une famille qui avait eu les moyens de l’envoyer à l’université au Canada, il lui était bien sûr difficile de concevoir de partager une eau grise avec son frère, en grelottant au-dessus de la bassine en hiver. Alors que, paradoxalement, papa avait une Cadillac DeVille dans la cour, parce qu’une bonne voiture, ça, il lui en fallait une.

La porte de notre chambre d’enfants avait gonflé, j’ai dû forcer pour l’ouvrir, une bouffée de renfermé et de souvenirs s’est échappée, comme d’une penderie de vieux vêtements qu’on aurait oubliés. Contre un mur, un bureau avec deux chaises l’une à côté de l’autre, en face, un lit superposé, au bout, le tuyau du poêle de la cuisine qui émergeait de l’ouverture dans le plancher.

« C’est ici qu’on dormait, avec Carl. »

Shannon a désigné le lit d’un geste du menton. « Qui était au-dessus ?

— Moi. L’aîné. » J’ai passé un doigt dans la couche de poussière sur le dossier d’une des deux chaises. « Je vais m’y installer aujourd’hui et vous deux, vous n’aurez qu’à prendre la grande chambre. »

Elle m’a fixé avec effroi. « Mais enfin, Roy, on ne veut pas… »

Je me suis concentré pour diriger mon regard sur son œil ouvert. Est-ce un peu curieux d’avoir les yeux marron quand on a les cheveux roux et une peau de neige ? « Vous êtes deux, moi je suis seul, et ce n’est pas un problème. D’accord ? »

Son regard a parcouru de nouveau notre chambre d’enfants. « Merci. »

Je l’ai précédée dans la chambre de papa et maman. J’avais bien aéré. En général, je n’aime pas respirer l’odeur des gens. À part celle de Carl. Carl sentait si ce n’est bon, au moins juste. Il sentait moi. Nous. Quand Carl tombait malade en hiver – ce qui était systématique – je descendais me glisser contre lui. Et son odeur était comme il fallait, même si sa peau était couverte de sueur séchée ou que son haleine sentait le vomi. J’inhalais Carl et je me collais en frissonnant contre son corps brûlant, j’utilisais la chaleur qu’il perdait pour réchauffer ma propre carcasse. La fièvre des uns est le poêle des autres. Habiter là-haut, ça rend pragmatique.

Shannon est allée regarder par la fenêtre. Elle n’avait pas déboutonné son manteau. Elle devait trouver qu’il faisait froid dans la maison. En septembre. Ça promettait pour l’hiver. J’ai entendu Carl se débattre avec les valises dans l’escalier exigu.

« Carl prétend que vous n’êtes pas riches, a-t-elle dit, mais tout ce que je vois d’ici vous appartient, à toi et lui.

— Exact, mais c’est juste du terrain infertile, tout ça.

— Terrain infertile ?

— De la nature sauvage, a expliqué Carl qui arrivait essoufflé, mais souriant, à la porte. Des pâturages pour les moutons et les chèvres. On ne peut pas cultiver grand-chose dans une exploitation de montagne. Comme tu le vois, il n’y a même pas beaucoup de forêt. Mais nous allons travailler cette ligne d’horizon. Hein, Roy ? »

J’ai hoché la tête. Lentement. Comme j’avais vu le faire des paysans d’un certain âge quand j’étais gamin, me disant qu’il se passait derrière ces fronts plissés tant de choses compliquées qu’il aurait été bien trop long, voire impossible, de les exprimer toutes dans notre langue simple de la campagne. Ils semblaient en outre se comprendre sans parler, ces vieux qui hochaient la tête, puisqu’au lent hochement de l’un répondait souvent celui de l’autre. Et voilà que je la hochais lentement, moi aussi. Sans saisir grand-chose de plus maintenant qu’alors.

J’aurais bien sûr pu interroger Carl, mais je n’aurais sans doute pas eu la réponse. Des réponses, oui, à foison, mais pas la réponse. Peut-être n’en avais-je pas non plus besoin, j’étais juste content d’avoir de nouveau Carl et je n’avais pas l’intention de l’embêter avec cette question maintenant. Pourquoi diable était-il rentré ?

« Roy est tellement gentil, a annoncé Shannon. Il nous donne cette chambre.

— Je me suis dit que tu n’étais pas rentré pour dormir dans ta chambre d’enfant », ai-je précisé.

Il a hoché la tête. Lentement. « Alors ceci ne sera qu’une bien maigre compensation. » Il a levé une grosse cartouche. J’ai tout de suite vu ce que c’était. Du Berry.

« Putain, c’est bon de te revoir, frère ! » s’est-il écrié, la gorge nouée, avant de venir refermer encore une fois ses bras sur moi. Il m’étreignait vraiment à présent. Je l’ai serré moi aussi. Son corps était devenu plus moelleux, un peu plus rembourré, sa mâchoire contre la mienne un peu moins dure, sa joue râpeuse malgré le rasage de près. Une veste de costume qui semblait faite d’une belle laine, au tissage dense. Une chemise, il n’en avait jamais porté par le passé. Même sa façon de s’exprimer était différente, il parlait la langue de la grande ville, comme nous le faisions parfois pour imiter maman.

Mais ça ne faisait rien. Il sentait comme avant. Il sentait Carl. Il m’a écarté à bout de bras en me regardant. Ses beaux yeux de fille étaient brillants. Merde, les miens devaient l’être aussi.

« Le café bout », ai-je déclaré d’une voix pas trop émue et je suis parti vers l’escalier.

 

Quand je me suis couché ce soir-là, je suis resté à écouter les bruits. Pour voir si la maison avait un autre son maintenant qu’elle était de nouveau peuplée. Ce n’était pas le cas. Elle grinçait, toussotait et sifflait comme d’habitude. J’écoutais aussi s’il y avait des bruits dans la master bedroom. La maison est sonore, alors malgré la salle de bains entre les chambres, j’entendais, à peine, des voix. Parlaient-ils de moi ? Shannon demandait-elle à Carl si Roy avait toujours été si taiseux ? S’il pensait que son grand frère taciturne avait aimé le chili con carne qu’elle avait cuisiné ? S’il avait apprécié le cadeau qu’elle s’était donné beaucoup de mal à lui obtenir par l’intermédiaire de cousins, une plaque d’immatriculation usagée de la Barbade. Et elle, lui avait-elle déplu ? Carl répondait que Roy était comme ça avec tout le monde, il fallait juste lui laisser du temps. Elle suggérait qu’il était peut-être jaloux d’elle, qu’il devait avoir le sentiment qu’elle lui avait pris son frère, qui après tout était le seul qu’il ait. Carl riait, lui caressait la joue en lui disant de ne pas se perdre en conjectures comme ça, après seulement un jour, ça allait se tasser. Elle nichait sa tête au creux de son épaule en lui disant qu’il avait sûrement raison, mais qu’elle se félicitait en tout cas qu’il ne soit pas comme son frère. Que c’était curieux, dans un pays presque sans criminalité, que les gens se regardent en coin comme s’ils avaient en permanence peur de se faire voler.

Ou alors ils étaient peut-être en train de s’envoyer en l’air.

Dans le lit de papa et maman.

« Qui est-ce qui était au-dessus ? » allais-je demander au petit déjeuner le lendemain. « L’aîné ? » Voir leurs visages médusés. Sortir dans l’air vif du matin, m’asseoir dans la voiture, desserrer le frein à main, tourner le contact, voir le virage des Chèvres arriver.

Un long son triste et beau a résonné dehors. Un pluvier doré. L’oiseau solitaire de la montagne, fin et grave. Un oiseau qui vous suit quand vous marchez dehors, veille sur vous, mais toujours à bonne distance. Comme s’il avait peur de se faire un ami, mais avait tout de même besoin que quelqu’un l’écoute chanter sa solitude.