3

« Ici ? » Je contemplais nos terres, incrédule.

« Oui, ici », a confirmé Carl.

Des rochers et de la bruyère. De la montagne dénudée battue par les vents. Une vue de dingue, bien sûr, avec des sommets bleus à tous les vents et le lac, en bas, qui scintillait au soleil. Mais tout de même.

« Il faudrait que tu construises une route qui monte jusqu’ici, ai-je dit. Que tu viabilises le terrain.

— Oui. » Il a ri.

« Et que tu entretiennes un bâtiment se trouvant sur… sur un putain de pic montagneux.

— C’est unique, n’est-ce pas ?

— Et beau », a renchéri Shannon, qui grelottait derrière nous dans son manteau noir, les bras croisés. « Ça va être beau. »

J’étais rentré tôt de la station-service et, bien sûr, j’avais tout de suite interpellé Carl au sujet des affiches.

« Putain, sans même m’en parler ? Tu as une idée du nombre de questions j’ai eues dans la journée ou quoi ?

— Combien ? Les gens avaient l’air favorables ? »

L’enthousiasme de Carl suggérait qu’il se foutait pas mal que je me sente ignoré.

« Mais merde, quoi. Pourquoi tu ne m’as pas dit que c’était pour ça que tu étais rentré ? »

Il avait passé son bras autour de mon épaule, avait décoché son putain de sourire chaleureux. « Parce que je ne voulais pas que tu n’aies que la moitié de l’histoire, Roy. Je ne voulais pas que tu ailles imaginer un tas d’objections au projet, puisque tu es un sceptique-né, et tu le sais. Si on dînait, que je te raconte toute l’histoire. D’accord ? »

Et, oui, ça m’avait sans doute mis dans de meilleures dispositions, ne serait-ce que parce que, pour la première fois depuis la mort de papa et maman, il y avait un repas sur la table à mon retour du travail.

Nous avions dîné en quatrième vitesse et Carl m’avait montré les dessins de l’hôtel. On aurait dit un igloo posé sur la lune. Sauf que, sur cette lune, se promenaient deux rennes, qui, avec quelques touffes de mousse, constituaient les seuls ornements ajoutés par l’architecte. Le reste paraissait plutôt dépouillé et moderniste. Le plus drôle, c’est que ça me plaisait, sans doute parce que cela m’évoquait une station-service sur Mars et non un hôtel dans lequel on est censé se prélasser. Je veux dire, dans ce genre d’endroits, les gens recherchent sans doute un peu plus de chaleur, d’apparat ; le romantisme national, la peinture folklorique, un toit d’herbe, un côté ferme royale de contes de fées et tout ça, quoi.

Ensuite, nous avions marché un petit kilomètre pour rejoindre le terrain envisagé, où le soleil d’après-midi embrasait la bruyère et le granit poli des sommets.

« Regarde comme il s’insère dans le paysage. » Carl dessinait dans les airs l’hôtel que nous avions regardé dans la salle à manger. « Ce qui est déterminant, c’est le paysage et la fonction, pas ce que les gens imaginent quand ils pensent hôtel de haute montagne. Cet hôtel va changer l’idée que les gens se font de l’architecture, pas simplement aller dans leur sens.

— D’accord. » Mon ton traduisait sans doute le scepticisme qui me semblait de rigueur.

Carl m’avait expliqué que l’hôtel compterait deux cents chambres, sur une surface de onze mille mètres carrés, et serait prêt deux ans après le premier coup de pelle, ou plutôt le premier dynamitage, parce qu’il n’y avait pas beaucoup de terre à creuser. D’après ses « estimations pessimistes », le coût s’élèverait à quatre cents millions de couronnes.

J’avais attendu avant de poser la question.

« Comment penses-tu te procurer ce fric ?

— À la banque.

— La Os Sparebank ?

— Non, non. » Il a ri. « Ils ne sont pas de taille ! La DnB, en ville.

— Et pourquoi te prêteraient-ils quatre cents millions pour un… » Je n’ai pas dit délire, mais au son de ma voix il était évident que je n’avais aucune envie de parler de projet ou d’hôtel.

« Parce que nous n’allons pas fonder une société par actions, mais une SNC.

— Une SNC ?

— Une société en nom collectif, à responsabilité solidaire. Les gens du bourg n’ont pas beaucoup de liquidités, mais ils sont propriétaires de leur maison et de leur terrain. Avec une SNC, ils n’auront rien à débourser pour participer à l’aventure. Et tous les investisseurs, petits ou grands, auront une part et des gains égaux. Il leur suffit de rester dans leur fauteuil et d’hypothéquer ce qu’ils possèdent. C’est pourquoi la banque va baver devant tout ce truc et supplier de le financer. Elle n’aura jamais eu meilleure sécurité. Littéralement une hypothèque sur le bourg entier. »

Je me suis gratté la tête. « Tu veux dire que si ça part en vrille…

— Chaque associé ne grève que sa part. Si nous sommes cent et que la société fait faillite avec une dette de cent mille couronnes, ni toi ni aucun des autres associés n’aurez besoin de cracher plus de mille couronnes chacun. Si jamais certains associés n’arrivaient pas à allonger ces mille couronnes, ce ne serait pas ton problème, mais celui des créanciers.

— Eh ben.

— C’est beau, hein ? Plus il y aura de monde, moins il y aura de risque par personne. Mais moins ils gagneront quand tout cela cassera la baraque, bien entendu. »

Ça faisait beaucoup à absorber. Un modèle de société où on n’avait pas besoin d’avancer la moindre couronne et où on ne faisait que récolter l’argent si tout se passait comme il fallait, et si ça ne marchait pas, on avait juste sa part à payer.

« OK, ai-je dit en essayant d’identifier le hic. Mais pourquoi tu parles de réunion d’investissement s’ils n’ont rien à investir ?

— Parce que ça a plus de gueule d’être investisseur que simple associé, non ? » Carl a accroché ses pouces à sa ceinture et contrefait sa voix : « “Je ne suis pas seulement paysan, je suis investisseur hôtelier, tu comprends.” » Il a éclaté de rire. « C’est de la pure psychologie. Quand une partie des gens du bourg auront souscrit, les autres n’auront pas la force de penser que leurs voisins vont s’acheter des Audi et se faire appeler propriétaires d’hôtel, alors qu’eux-mêmes restent hors du coup. Si ton voisin le fait, autant risquer de perdre quelques couronnes. »

J’ai hoché la tête lentement. Pour ce qui est de cette partie de la psychologie, il avait peut-être vu juste.

« Le projet est sain, mais la difficulté est de mettre le train en marche. » Carl a donné un coup de pied dans le rocher au-dessous de nous. « Obtenir les premiers commitments, les premiers engagements. Avoir des gens qui puissent montrer aux autres qu’ils trouvent le projet attrayant. Si on y arrive, tous les autres grimperont à bord, et l’affaire suivra son cours.

— D’accord. Et comment prévois-tu de convaincre les premiers ?

— Quand je n’arrive même pas à convaincre mon propre frère, tu veux dire ? » Il a souri de son bon sourire franc, les yeux un peu tristes. « Il suffit d’un seul, a-t-il repris, ne me laissant pas le temps de rester sans réponse.

— Qui est ?

— Le chef du troupeau. Aas. »

Évidemment. L’ancien maire. Le père de Mari. Pendant plus de vingt ans, il avait dirigé cette municipalité travailliste d’une main ferme, bon an mal an, jusqu’à ce qu’il décrète lui-même que ça suffisait. Le vieil Aas devait avoir plus de soixante-dix ans maintenant et il ne sortait sans doute pas souvent de chez lui, mais il se fendait parfois d’une chronique dans Os Blad, le journal local, et les gens la lisaient. Même ceux qui ne partageaient pas ses vues a priori, ils envisageaient l’affaire sous un autre jour, celui de l’éloquence, de la sagesse et de la capacité incontestable à toujours prendre les bonnes décisions. Les gens pensaient très sérieusement que les projets de faire passer la nationale hors du bourg n’auraient jamais été considérés sérieusement si Aas avait toujours été maire, qu’il aurait expliqué aux autorités que ce nouveau tracé allait tout démolir, priver la bourgade des retombées économiques cruciales du transit des voitures, rayer une communauté entière de la carte et la transformer en lieu fantôme où ne s’accrocheraient que quelques paysans subventionnés proches de la retraite. Certains avaient plaidé pour qu’Aas, et non le maire siégeant, mène une délégation dans la capitale afin de ramener le ministre des Transports à la raison.

J’ai craché. Ce qui, pour information, est, chez le pedzouille, le pendant au hochement de tête lent et signifie qu’on n’est pas d’accord.

« Donc tu penses qu’Aas rêve de jouer sa propriété sur un hôtel spa en altitude ? Qu’il mettrait son destin entre les mains du type qui a trompé sa fille et s’est tiré à l’étranger ? »

Carl a secoué la tête. « Tu ne comprends pas. Aas m’aimait bien, Roy. Plus que son futur gendre, j’étais le fils qu’il n’avait pas.

— Tout le monde t’aimait bien, Carl. Mais quand tu baises la meilleure copine… »

Il m’a averti du regard, j’ai baissé le ton et vérifié que Shannon – qui s’était accroupie pour regarder dans la bruyère – était hors de portée de voix.

« … eh bien, ta cote de popularité est en baisse.

— Aas n’a jamais su ce qui s’était passé entre Grete et moi. Tout ce qu’il sait, c’est que sa fille m’a largué.

— Ah ? » J’étais incrédule, mais un peu moins en y réfléchissant. Mari – qui avait toujours été soucieuse des apparences – avait évidemment préféré donner comme version officielle de sa rupture avec le beau gosse du bourg qu’elle l’avait largué, sous-entendant qu’elle visait plus haut que le fils d’Opgard, le paysan montagnard.

« Juste après notre rupture, Aas m’a fait venir pour me dire combien il était peiné. Il se demandait si Mari et moi ne pourrions pas recoller les morceaux. Il m’a raconté que sa femme et lui aussi avaient connu des hauts et des bas, mais qu’ils en étaient maintenant à plus de quarante ans de vie commune. J’ai répondu que j’aurais bien voulu, mais qu’à ce moment précis, j’avais besoin de partir quelque temps. Il comprenait et m’a fait une ou deux suggestions. Mes résultats scolaires étaient bons, Mari le lui avait dit, et il pouvait peut-être m’obtenir une bourse dans une université américaine.

— Le Minnesota ? C’était Aas ?

— Il avait des relations à l’association norvégo-américaine là-bas.

— Tu ne me l’as jamais dit. »

Carl a haussé les épaules. « J’avais honte. J’avais trahi sa fille et il m’aidait de bonne foi. Mais je crois qu’il avait ses raisons, il espérait sans doute que je reviendrais avec un diplôme universitaire pour reconquérir la princesse et la moitié du royaume.

— Et maintenant tu espères qu’il va encore t’aider ?

— Pas moi. Le bourg.

— Évidemment. Le bourg. Depuis quand est-ce que ton cœur brûle pour le bourg, au juste ?

— Et depuis quand est-ce que tu es devenu si cynique et froid, au juste ? »

J’ai souri. J’aurais pu lui indiquer la date. Celle que, dans ma tête, j’appelais la nuit Fritz.

Carl a pris sa respiration. « Ça fait quelque chose d’être à l’autre bout du monde à se demander qui on est, en réalité. D’où on vient. Dans quel contexte on s’inscrit. Qui est son peuple.

— Et tu as découvert que ton peuple, c’était ça ? » J’ai désigné d’un geste du menton le bourg qui s’étalait mille mètres au-dessous de nous.

« Pour le meilleur et pour le pire, oui. C’est comme un héritage que tu ne peux pas refuser, qui revient vers toi que tu le veuilles ou non.

— C’est pour ça que tu t’es mis à parler comme les gens de la ville ? Tu ne veux pas de notre héritage ?

— Mais si, c’est l’héritage de maman.

— Elle parlait la langue de la ville parce qu’elle avait travaillé longtemps comme gouvernante, pas parce que c’était sa langue.

— Alors disons que son héritage, c’est sa capacité à s’adapter, a tranché Carl. Il y a beaucoup de Norvégiens dans le Minnesota, et on me prenait plus au sérieux, surtout les investisseurs potentiels, quand je parlais une langue soutenue. »

Ce dernier membre de phrase, il l’avait prononcé en parlant du nez, comme maman, exagérant les inflexions des quartiers ouest de la capitale. Nous avons éclaté de rire.

« Je finirai bien par parler comme avant, a-t-il affirmé. Je suis d’Os, mais plus encore d’Opgard. Mon peuple, c’est avant tout toi, Roy. Si la nationale ne passe plus par le bourg et que nous n’avons rien de nouveau pour en faire une destination, ta station-service…

— Ce n’est pas ma station, Carl, je ne fais qu’y travailler. Gérant, je peux faire ça n’importe où, la société en a cinq cents en Norvège, donc tu n’as pas besoin de me sauver.

— Je te le dois.

— Je te dis que je n’ai besoin de rien…

— Si. Tu as besoin de quelque chose. Tu as un besoin de fou de posséder ta propre station-service. »

Je me suis tu. Bon, d’accord, il avait tapé dans le mille. Après tout, c’était mon frère et personne ne me connaissait mieux que lui.

« Et avec ce projet, tu vas obtenir le capital nécessaire, Roy. Pour acheter cette station-ci ou une autre, ailleurs. »

J’avais épargné, mis de côté chaque putain de couronne dont je n’avais pas besoin pour payer ma bouffe, l’électricité qui réchauffait mes pizzas Grandiosa quand je ne dînais pas à la station-service, l’essence de ma vieille Volvo et les travaux pour maintenir la maison à peu près en état. J’avais parlé aux gens du siège de racheter la station, de signer un contrat de franchise. Ils n’étaient pas totalement contre, maintenant qu’ils voyaient que la circulation de la nationale allait disparaître, mais le prix n’avait pas baissé autant que je l’espérais, ce qui, paradoxalement, était ma propre faute, on avait de trop bons résultats.

« En admettant que je participe à cette histoire de SNC…

— Oui ! » s’est-il écrié. C’était Carl tout craché de jubiler comme si j’étais déjà dans le coup.

J’ai secoué la tête avec agacement. « Il restera tout de même deux ans avant que ton hôtel soit construit, plus au moins deux de plus avant qu’il rapporte de l’argent. En supposant bien sûr que tout se passe bien. Si au cours de cette période, on me laisse acheter la station-service et que j’ai besoin d’un prêt rapide, la banque me dira “non, vous êtes endetté jusqu’au cou avec cette SNC”. »

J’ai vu que Carl n’allait même pas daigner prêter attention à ma comédie. SNC ou non, pas une banque n’accorderait de prêt pour le rachat d’une station-service qui allait bientôt se retrouver si fondamentalement au milieu de nulle part.

« Tu vas participer au projet d’hôtel, Roy, et en plus, tu auras l’argent pour ta station-service avant même qu’on commence à construire. »

Je l’ai regardé. « Qu’est-ce que tu veux dire, putain ?

— La SNC doit acheter le terrain sur lequel se trouvera l’hôtel, et qui en sont les propriétaires ?

— Toi et moi. Et après ? On ne devient pas riche en vendant quelques ares de montagne pelée.

— Tout dépend de qui fixe le prix. »

Je n’ai pas la réputation d’être lent quand il s’agit de penser logique et pratique, mais je dois admettre que quelques secondes se sont écoulées avant que je ne percute.

« Tu veux dire…

— Je veux dire que c’est moi qui m’occupe du descriptif du projet, oui. Ce qui signifie que c’est moi qui définis les postes budgétaires que je vais présenter à la réunion d’investissement. Je ne vais bien sûr pas mentir sur le prix du terrain, mais disons qu’on le fixe à vingt millions…

— Vingt millions ! » J’ai montré la bruyère d’un geste indigné. « Pour ça ?

— … cette somme resterait suffisamment modeste par rapport au total de quatre cents millions pour qu’on puisse facilement ventiler le prix du terrain sur les autres postes. Un poste pour la route et le terrain qui va avec, un poste pour le parking, un pour le terrain du bâtiment…

— Et si quelqu’un demande le prix à l’hectare ?

— Eh bien, nous l’indiquerons bien sûr, nous ne sommes pas des bandits.

— Qu’est-ce que nous… » Je me suis interrompu. Nous ? Comment m’avait-il soudain inclus moi dans cette histoire. Enfin, ce n’était pas le moment d’ergoter. « Qu’est-ce que nous sommes, alors ?

— Des hommes d’affaires qui jouent le jeu.

— Jouent ? C’est des campagnards qui n’y connaissent rien, Carl !

— Des ploucs faciles à berner, tu veux dire ? Oui, oui, on est bien placés pour le savoir, nous qui sommes d’ici. » J’ai craché par terre. « Comme quand papa a acheté la Cadillac. Oui, là, les gens étaient bien scandalisés, dis donc. »

Il a esquissé un petit sourire.

« Ce projet va faire monter les prix du terrain pour tout le monde, Roy. Quand l’hôtel sera financé, on passera à la deuxième étape. Le projet de remonte-pente et de chalets et appartements. C’est là que se trouve vraiment l’argent. Alors pourquoi vendrions-nous à bas prix maintenant, quand nous savons qu’à tous les coups ils vont monter en flèche. Surtout quand c’est nous qui les aurons fait décoller. Nous ne trompons personne, Roy, c’est juste que nous n’avons pas besoin de crier sur tous les toits que ce sont les frères Opgard qui vont rafler les premiers millions. Alors… » Il m’a regardé. « Tu veux l’argent pour ta station-service ou pas ? »

Je ruminais la question.

« Réfléchis-y pendant que je vais pisser. »

Il est parti vers le sommet du rocher, pensant sûrement qu’il serait à l’abri du vent de l’autre côté.

Carl m’avait donc accordé le temps de vider une vessie pour décider si je voulais vendre un terrain qui était dans la famille depuis quatre générations. Pour un prix qui, en d’autres circonstances, n’aurait pu être considéré que comme du banditisme de grand chemin. Je n’avais pas besoin de réfléchir. Je me fous des générations, en tout cas pour ce qui est de cette famille, et nous parlons ici de terres non exploitables sans la moindre valeur ni affective ni autre, à moins que l’on découvre soudain des gisements de métaux rares. Si Carl avait raison, les millions que nous raflerions ne seraient que la cerise sur le gâteau que tous les associés allaient partager, ça m’allait. Vingt millions. Dix pour moi. Pour ce prix-là, on pouvait avoir une station-service drôlement chouette. Du plus haut standing, bel emplacement, pas un øre de dette. Station de lavage entièrement automatisée. Partie restaurant.

« Roy ? »

Je me suis retourné. Je n’avais pas entendu Shannon arriver à cause du vent. Elle a levé les yeux vers moi. « Malade, je crois », a-t-elle dit.

Un instant, j’ai cru qu’elle parlait d’elle-même, elle avait l’air toute petite, faible, frigorifiée, avec ses grands yeux marron sous le vieux bonnet que je portais quand j’étais gosse. Puis me suis aperçu qu’elle tenait quelque chose dans le creux de ses mains. Elle les a ouvertes.

C’était un petit oiseau. Capuchon noir sur une tête blanche, cou beige. Des couleurs suffisamment ternes pour que ce soit un mâle. Il avait l’air inanimé.

« Un pluvier guignard, ai-je annoncé. Tu as marché sur le nid ?

— Marché ? Non !

— Je te pose la question parce que quand quelqu’un vient, le pluvier guignard ne s’en va pas. Il reste sur ses œufs et se ferait écraser plutôt que de les sacrifier.

— Je croyais que les oiseaux d’ici couvaient au printemps, comme au Canada.

— Oui, mais cet œuf-là n’a jamais éclos. Il n’a pas dû comprendre que son petit était mort, le pauvre.

— Il ?

— Oui, c’est le mâle qui couve et s’occupe des petits. » J’ai caressé l’oiseau sur la poitrine, senti son pouls rapide sous la pulpe de mes doigts. « Il fait le mort. Pour détourner l’attention de ses œufs. »

Shannon a regardé autour d’elle. « Où sont-ils ? Et où est la femelle ?

— Elle doit être en train de s’envoyer en l’air avec un autre mâle.

— S’envoyer en l’air ?

— Se reproduire. Avoir un rapport sexuel. »

Elle m’a lancé un coup d’œil dubitatif. « Les oiseaux ont des rapports sexuels en dehors de la saison de reproduction ?

— Je blague, mais on peut l’espérer. Quoi qu’il en soit, ça s’appelle la polyandrie. »

Elle a caressé l’oiseau sur le dos. « Un mâle qui sacrifie tout pour ses enfants, qui rassemble la famille même quand la mère est infidèle. En vérité, c’est rare.

— En fait, la polyandrie, ce n’est pas ça. C’est…

— … une forme de régime matrimonial où une femme a plusieurs maris, a-t-elle complété.

— Ah ?

— Oui. Ça existe dans plusieurs régions du monde, mais surtout en Inde et au Tibet.

— Eh ben. Pourquoi… » J’allais dire « … le sais-tu », mais je l’ai changé en « … le font-elles ?

— Ce sont en général des frères qui épousent la femme, et c’est pour éviter de diviser la ferme familiale.

— Je l’ignorais. »

Elle a penché la tête sur le côté. « Tu en sais peut-être davantage sur les oiseaux que sur les humains ? »

Je n’ai pas répondu. Alors elle a ri et lancé l’oiseau haut dans le ciel. Il a déployé ses ailes et volé tout droit, s’éloignant de nous. Nous l’avons suivi du regard jusqu’à ce que je perçoive un mouvement à la lisière de mon champ de vision. J’ai d’abord pensé à un serpent. Je me suis retourné et j’ai remarqué la bande sombre qui sinuait vers nous sur la pente de granit. Levant les yeux, j’ai vu Carl, au sommet, qui contemplait la vue tel un Christ rédempteur au-dessus de Rio, toujours en train de pisser. Je me suis écarté, ai toussoté. Shannon m’a imité en remarquant le ruisseau d’urine, qui poursuivait son chemin vers le bourg.

« Qu’est-ce que tu penses de la vente de ce terrain pour vingt millions de couronnes ? ai-je demandé.

— Ça paraît beaucoup. Où crois-tu que le nid pourrait être ?

— Ça fait deux millions et demi de dollars américains. On va construire un établissement de deux cents lits. »

Elle a souri et est repartie dans la direction d’où nous étions venus. « C’est beaucoup. Mais le pluvier guignard a construit ici d’abord. »

 

Il y a eu une coupure de courant juste avant l’heure du coucher.

J’étais dans la cuisine, en train de regarder les derniers rapports comptables. Je calculais comment le siège actualiserait les flux de trésorerie pour fixer le prix de la station-service dans l’éventualité d’une vente. J’étais arrivé à la conclusion que, avec dix millions de couronnes, je parviendrais à acheter non seulement une franchise de dix ans, mais le bâtiment, le terrain et tout. À vraiment posséder ma station-service.

Je me suis levé et j’ai regardé le bourg, en bas. Pas de lumière là non plus. Bien, le problème n’était donc pas chez nous. J’ai fait deux pas, ouvert la porte du salon, jeté un œil dans le noir complet.

« Coucou, ai-je tenté.

— Coucou », ont répondu Carl et Shannon en chœur.

J’ai tâtonné jusqu’au fauteuil à bascule de maman, me suis assis. Les patins grinçaient contre le plancher. Shannon a gloussé. Ils avaient bu un digestif.

« Désolé pour la panne, ai-je dit. Ce n’est pas nous, c’est… eux.

— Moi, ça ne me fait rien, a répondu Shannon. Quand j’étais petite, les coupures de courant étaient fréquentes.

— C’est pauvre, la Barbade ? ai-je demandé dans le noir.

— Non. C’est l’une des îles les plus riches des Antilles, mais là où j’ai grandi, un tas de gens faisaient du cable hooking… comment on dit en norvégien ?

— En l’occurrence, je ne crois pas que nous ayons de mot pour ça, a répondu Carl.

— Ils volaient l’électricité en se connectant au câble principal, et ça rendait tout le réseau instable. Je me suis habituée. À ce que tout puisse disparaître d’un instant à l’autre, j’entends. »

J’avais le sentiment qu’elle ne parlait pas uniquement de l’électricité. De foyer et de famille, peut-être ? Elle n’avait pas abandonné la partie avant d’avoir repéré le nid du pluvier guignard, et elle avait alors planté un bâton dans le sol pour nous empêcher de marcher dessus accidentellement.

« Raconte », ai-je dit.

Pendant quelques secondes, le silence était total dans le noir.

Elle a ri, doucement, comme pour s’excuser. « Tu ne pourrais pas raconter quelque chose, toi, plutôt, Roy ? »

J’étais surpris que, bien qu’elle ne fasse jamais de fautes de vocabulaire ou de grammaire, son accent la fasse paraître étrangère. À moins que ce n’ait été le plat qu’elle avait cuisiné. Du mofongo, cette fois, un truc caribéen.

« Oui, laissons Roy raconter, a renchéri Carl. Il sait bien raconter dans le noir. C’est ce qu’il faisait quand je n’arrivais pas à dormir. »

Quand tu n’arrivais pas à dormir parce que tu pleurais, ai-je pensé. Quand j’étais descendu dans ton lit et que je passais mes bras autour de toi, que je sentais ta peau si chaude contre la mienne, et que je te disais de ne pas y penser, que là, il fallait juste penser à l’histoire que je te racontais et laisser le sommeil venir. Au moment où je me faisais cette réflexion, j’ai compris que ce n’était pas l’accent ni le mofongo, c’était sa présence ici, dans le noir, avec Carl et moi. Dans l’obscurité de notre maison, l’obscurité qui nous appartenait à lui et moi et personne d’autre.