Carl. Il est présent dans presque tous mes souvenirs d’enfance. Carl sur le lit du bas. Carl en janvier, que je rejoignais, quand le mercure descendait à moins quinze ou que la situation l’exigeait d’une autre façon. Mon petit frère Carl, avec qui je me disputais jusqu’à ce qu’il se jette sur moi en pleurant de rage, mais avec chaque fois le même résultat : je le plaquais aisément au sol, m’asseyais sur lui, lui verrouillais les bras, lui pinçais le nez et, quand il avait cessé de se débattre et ne faisait plus que pleurer, je me sentais exaspéré par sa faiblesse et sa soumission. Jusqu’à ce qu’il me lance son regard de petit frère humilié, désemparé, et que j’aie soudain la gorge nouée. Je le lâchais, passais un bras autour de lui et lui promettais une chose ou une autre. Mais la gorge nouée et la mauvaise conscience perduraient bien après que Carl avait essuyé ses larmes. Un jour, papa nous avait vus nous battre. Il n’avait pas dit un mot, avait laissé faire, comme nous autres montagnards laissons la nature suivre son cours brutal sans intervenir, à moins qu’il ne s’agisse de nos propres chèvres. Quand nous avions tous deux fini en larmes sur le canapé, moi entourant Carl de mon bras, papa s’était contenté de secouer la tête, l’air indigné, avant de quitter la pièce.
Je me souviens quand j’avais douze ans et Carl onze, et qu’oncle Bernard avait eu cinquante ans. Il avait fait une chose dont nous avions compris que papa et maman trouvaient qu’elle frisait le grandiloquent : il nous avait tous invités en ville – dans la grande ville – pour célébrer l’événement au Grand Hôtel. Maman nous avait dit qu’il y avait une piscine, et Carl et moi étions fébriles. Sur place, il était apparu qu’il n’y en avait pas, il n’y en avait jamais eu, ce qui m’avait rendu plutôt grognon. Carl, lui, n’avait pas semblé troublé et quand il était parti avec un employé qui avait accepté de lui faire visiter l’hôtel, j’avais aperçu une bosse dans son blouson : il avait fourré son slip de bain dans sa poche intérieure. À son retour, il avait longuement disserté sur tout ce qu’il avait vu de fabuleux, cet hôtel était un putain de palais et un jour, il s’en construirait un comme ça, bordel. Disait-il. Les gros mots en moins. Les années suivantes, il avait continué d’affirmer mordicus avoir nagé dans la piscine du Grand Hôtel ce soir-là.
Je pense que c’était le point commun entre Carl et maman, le rêve l’emportait sur la réalité, la façade sur le contenu. Quand les choses ne sont pas tout à fait conformes à nos désirs, il suffit d’inventer ce qu’on veut et d’être plus ou moins aveugle à ce dont on ne veut pas. Par exemple, pour maman notre vestibule qui puait l’étable était le « hall ». À partir de l’âge de quinze ans, elle avait travaillé comme femme de chambre puis gouvernante dans une famille d’armateurs en ville, et elle aimait que les choses aient des consonances anglaises et classe supérieure.
Avec papa, c’était l’inverse, la pelle à fumier était une pelle à merde. Lui, ce qu’il voulait, c’était que ce qui l’entourait soit, sonne et sente américain. Et pas américain urbain, américain Midwest, comme le Minnesota où il avait habité entre l’âge de quatre et douze ans, avec son père, que nous n’avions jamais connu. L’Amérique qui restait et demeurait sa terre promise, avec la Cadillac, l’Église méthodiste et la pursuit of happiness. Il voulait m’appeler Calvin, d’après le président américain Calvin Coolidge. Républicain, bien sûr. Contrairement à son prédécesseur, Warren Harding, qui avait laissé dans son sillage des scandales commençant par un c : corruption, cartes, coucheries et cocaïne, Calvin était un homme travailleur, sérieux, lent, taciturne et bourru, qui, d’après papa, avait gravi les échelons de carrière un à un sans précipitation. Maman avait toutefois protesté contre ce choix et ils avaient opté pour Roy, avec Calvin comme deuxième prénom.
Le deuxième prénom de Carl était Abel, d’après le secrétaire d’État des États-Unis Abel Parker Upshur. Un homme charmant et intelligent, selon papa, animé de grands rêves, si grands qu’il avait œuvré pour l’annexion du Texas par les États-Unis en 1845, augmentant nettement la superficie du pays du jour au lendemain. La concession d’Abel d’accepter que le Texas continue l’esclavage était secondaire dans ce contexte, estimait papa.
Il n’est pas exclu que nos personnalités, à Carl et à moi, aient bien correspondu aux deux personnages d’après lesquels nous étions baptisés. Personne dans le bourg – à part l’ancien maire Aas, peut-être – n’avait la moindre idée de qui étaient les Calvin et Abel originaux. Ils disaient juste que j’étais né en tenant presque tout de papa et Carl de maman. Mais les gens d’Os ne savent pas de quoi ils parlent, ils disent des choses en l’air.
J’avais dix ans le jour où papa est rentré à la maison au volant d’une Cadillac DeVille. Chez Willumsen Voitures d’occasion & Casse, Willum Willumsen lui avait vanté les mérites d’un véhicule hors pair, rapporté des États-Unis par un propriétaire qui n’avait pas pu payer les taxes d’importation et s’était vu obligé de le revendre. Autrement dit, la voiture, un modèle de 1979, n’avait connu que de la belle conduite sur les autoroutes tracées au cordeau dans la sécheresse désertique du Nevada, pas de rouille sur ce châssis, non. Papa avait probablement hoché la tête lentement, il ne s’y connaissait pas du tout en bagnoles, et moi, je ne m’y intéressais pas encore. Après avoir conclu le marché sans marchander et été obligé d’emmener la voiture au garage au bout d’à peine quinze jours, il avait constaté qu’elle comptait autant de vices de fabrication et de pièces de contrefaçon que ces épaves qu’on voit sur des piles de briques à La Havane. Les réparations ont fini par coûter plus cher que l’auto. Dans le bourg, les gens se sont moqués en disant que c’était le prix à payer pour ne rien savoir sur les voitures, honneur au maquignon Willumsen. Enfin, j’avais désormais un nouveau jouet. Non, une école, plutôt. Un gadget complexe qui allait m’apprendre qu’en prenant le temps de comprendre la mécanique et d’utiliser sa tête et ses doigts il était possible de réparer des objets.
J’ai commencé à passer plus de temps au garage d’oncle Bernard, qui me laissait « aider », comme il disait, mais au début, j’étais plus dans ses pattes qu’autre chose. Papa m’a appris à boxer. Mes souvenirs de Carl à cette époque sont assez vagues. C’était avant qu’il pousse comme un champignon et je semblais alors parti pour être le plus grand d’entre nous ; pendant un temps, il avait en outre de vilains boutons. Ça marchait bien pour lui à l’école, mais il était discret, n’avait pas tellement d’amis et restait beaucoup à l’écart. Quand il est entré au lycée et que je travaillais de plus en plus au garage, il nous arrivait de nous voir uniquement à l’heure du coucher.
Je me rappelle le soir où j’avais dit à quel point j’avais hâte d’avoir dix-huit ans, d’être majeur, de passer mon permis. Ma mère avait versé une larme en me demandant si tout ce à quoi je pensais, c’était de prendre le volant pour m’en aller d’Os.
Après coup, c’est facile de dire que ç’aurait été la meilleure solution. Mais la situation partait en vrille, je ne pouvais pas m’en aller comme ça, il fallait arranger les choses. Réparer. Et puis pour aller où ?
Ensuite est arrivé le jour de la mort de papa et maman et j’ai plus de souvenirs de Carl. J’avais près de dix-huit ans, lui pas encore dix-sept. Lui et moi sommes assis dans le porch, je regarde une Cadillac qui quitte la cour et descend vers le virage des Chèvres. C’est un film qu’aujourd’hui encore je peux me repasser en y découvrant de nouveaux détails.
Deux tonnes de mécanique de l’usine General Motors en mouvement, accélérant petit à petit. La voiture s’est éloignée suffisamment pour que je n’entende plus le crissement du gravier sous les pneus. Silence, silence et feux de freinage rouges. Je sens mon cœur battre, lui aussi de plus en plus vite. Vingt mètres du virage des Chèvres. La Direction des routes devait installer une glissière de sécurité, mais la municipalité était intervenue, affirmant que les derniers cent mètres de route étaient en fait privatifs et relevaient de la responsabilité d’Opgard. Dix mètres. Normalement, c’était à ce moment qu’on voyait s’allumer les feux de freinage, deux barres, deux traits d’union entre le coffre et le pare-chocs. Mais ils ne l’ont pas fait. L’alimentation électrique avait sauté. Ils ont disparu. Tout a disparu.