Nous étions dans la cuisine en train de boire un café quand ils ont fini ce qu’ils avaient à faire au virage des Chèvres. J’avais pris mes jumelles et j’ai réglé la focale sur leurs visages. Il était quinze heures, ils y avaient passé près de quatre heures. J’ai entrouvert la fenêtre pour essayer d’entendre ce que criait Kurt Olsen. Sa bouche, sans cigarette pour une fois, formait des mots clairs et nets et le cramoisi de son teint ne relevait plus uniquement de l’abus d’UV. Le langage corporel d’Erik, en revanche, trahissait davantage d’indifférence et probablement le souhait de partir de là. Peut-être sentait-il que le lensmann nourrissait des soupçons. Les deux personnes qui les assistaient semblaient légèrement perplexes, elles ne savaient sans doute rien du but de l’opération, puisque Olsen connaissait suffisamment le fonctionnement d’une rumeur pour limiter la diffusion de l’information au « strict nécessaire », comme on dit.
Erik a quitté sa tenue comique de démineur, puis il est monté dans le Land Rover de Kurt avec les deux autres, tandis que Kurt lui-même restait la tête tournée vers la maison. Je comprenais bien qu’avec le soleil droit sur la fenêtre il ne pouvait pas nous voir, mais le verre des jumelles avait pu scintiller. Peut-être avait-il remarqué les traces fraîches de patinage et l’empreinte de la corde dans la terre. Ou alors j’étais juste parano. Quoi qu’il en soit, il a craché par terre avant de se mettre au volant et de partir.
Je suis allé de pièce en pièce pour emballer mes affaires. Du moins celles que je pensais pouvoir m’être utiles. Même si je ne partais pas loin, je ne négligeais aucun détail. Je faisais mes bagages comme si je n’allais plus jamais revenir.
J’étais dans notre chambre d’enfants en train de fourrer ma couette et mon oreiller dans un grand sac Ikea bleu, quand j’ai entendu la voix de Shannon derrière moi.
« C’est si simple que ça ?
— De déménager ? ai-je demandé sans me retourner.
— Tu es son grand frère. C’est pour ça que tu l’aides toujours ?
— Oui, quelle autre raison est-ce que je pourrais avoir ? »
Elle est entrée, a refermé la porte, s’est adossée au mur, les bras croisés. « Un jour, en second grade à l’école primaire, j’ai poussé une copine. Elle s’est cogné la tête contre l’asphalte. Juste après, elle s’est mise à porter des lunettes. Elle ne s’était jamais plainte de sa vue par le passé et j’étais persuadée que c’était ma faute. Je ne l’ai pas dit, mais j’espérais qu’elle me pousserait aussi pour pouvoir me cogner la tête sur l’asphalte. Trois ans plus tard, quand elle a imputé le fait de ne pas avoir d’amoureux à ses lunettes, j’ai silencieusement endossé cette responsabilité aussi, et je me suis efforcée de passer plus de temps avec elle que j’en avais envie. Elle avait toujours eu des difficultés d’apprentissage, mais quand elle a dû redoubler sa sixième, je me suis persuadée que c’était à cause de son coup sur la tête. Alors moi aussi, j’ai redoublé ma sixième. »
J’ai suspendu mon geste. « Tu as quoi ?
— J’ai séché l’école, je ne faisais jamais mes devoirs et quand on avait un contrôle, je faisais exprès de répondre faux aux questions les plus évidentes. »
J’ai ouvert la penderie et entrepris de ranger mes T-shirts pliés, mes chaussettes et mes sous-vêtements dans un sac. « Elle s’en est bien sortie ?
— Oui. Elle a arrêté de porter des lunettes. Et un jour, je l’ai surprise avec mon petit copain. Elle a dit qu’elle était désolée et qu’elle espérait que j’aurais un jour l’occasion de lui briser le cœur comme elle m’avait brisé le mien. »
J’ai souri en glissant la plaque d’immatriculation de la Barbade dans le sac. « Quelle est la morale de l’histoire ?
— Que, parfois, le sentiment de culpabilité est vain et ne sert aucune des personnes concernées.
— Tu penses que je me sens coupable de quelque chose ? »
Elle a penché la tête sur le côté. « Est-ce le cas ?
— Coupable de quoi ?
— Je ne sais pas.
— Moi non plus. » J’ai tiré la fermeture Éclair.
J’allais ouvrir la porte quand elle a posé une main légère sur ma poitrine. Le contact m’a fait ressentir un chaud-froid intérieur.
« Carl ne m’a pas tout dit, n’est-ce pas ?
— Tout sur quoi ?
— Sur vous deux.
— On ne peut jamais tout raconter. Sur qui que ce soit. »
Puis j’ai franchi la porte.
Carl m’attendait dans le « haaall » de maman, il m’a étreint chaleureusement sans un mot.
Et c’est ainsi que j’ai quitté la maison.
J’ai balancé mes affaires sur la banquette arrière, suis monté à l’avant, me suis frappé le front contre le volant, ai tourné le contact, accéléré vers le virage des Chèvres. L’espace d’un instant, cette possibilité m’a traversé. La solution définitive. Un tas d’épaves et de cadavres qui ne faisait que grandir et grandir.
Trois jours plus tard, j’étais sur le terrain du Os FK, et je regrettais presque de ne pas être allé tout droit au lieu de tourner le volant dans le virage des Chèvres. Il faisait cinq degrés, il pleuvait des cordes, et on était à 0-3. Ce n’était pas que ça me préoccupait, je n’en ai rien à foutre du foot, mais je venais de comprendre que l’autre match, celui contre Olsen et le passé, celui que je pensais gagné, n’en était qu’à peine à la mi-temps.