Je parlais au téléphone en espérant que le bruit du jet empêcherait oncle Bernard de m’entendre.
« Carl, comment ça, tu crois qu’il est mort ?
— Il a dû tomber assez loin. Et je n’entends pas un bruit en bas. Mais je n’ai pas de certitude, il a disparu de ma vue.
— Disparu dans… ?
— Huken, évidemment. Il n’est plus là, même en me penchant je ne le vois pas.
— Carl, reste exactement là où tu es. Ne parle à personne, ne touche à rien, ne fais rien. D’accord ?
— Oui. Dans combien de…
— Quinze minutes, OK ? »
J’ai raccroché, suis allé dans la station de lavage et ai regardé vers le virage des Chèvres. On ne voit pas la route proprement dite, qui est taillée dans la montagne, mais si quelqu’un passe en voiture, on aperçoit le haut du véhicule. Par temps dégagé, on peut aussi voir quelqu’un qui s’avance au bord du précipice, si cette personne porte des vêtements colorés. Là, le soleil était trop bas.
« Il faut que je rentre à la maison faire une réparation », ai-je annoncé bien fort.
Oncle Bernard a revissé la lance de son tuyau pour étouffer le jet.
« Quoi donc ?
— Un défaut d’isolement.
— Ah bon ? Et ça urge à ce point ?
— Carl a besoin d’électricité ce soir. Des trucs à finir pour l’école. Je reviendrai après.
— D’accord. Je vais filer dans une demi-heure, mais tu as les clefs. »
Je suis monté dans ma Volvo et j’ai démarré. Je respectais la limitation de vitesse. Même si les risques de se faire prendre étaient très limités quand le seul policier du bourg était au fond d’un précipice.
Carl était dans le virage des Chèvres. Je me suis garé devant la maison, ai coupé le moteur, tiré le frein à main.
« Tu as entendu quelque chose ? » ai-je demandé en désignant Huken d’un geste du menton.
Il a secoué la tête. Il était muet, le regard dément, je ne l’avais jamais vu comme ça. Les cheveux en bataille comme s’il s’était frotté la tête avec les mains. Les pupilles dilatées comme s’il était sous le choc. Ce qu’il devait être, d’ailleurs, le pauvre.
« Qu’est-ce qui s’est passé ? »
Carl s’est assis au milieu du virage, comme les chèvres avaient eu l’habitude de le faire. Malgré sa tête baissée et son visage enfoui dans les mains, il projetait sur le sol une longue ombre fantasmagorique.
« Il est venu ici, a-t-il bredouillé. Il m’a expliqué que toi et lui, vous aviez fait une partie de pêche et il s’est mis à me poser un tas de questions, et je… » Il se fermait déjà comme une huître.
« Sigmund Olsen est venu, ai-je récapitulé en m’asseyant à côté de lui. Il a dû te dire que je lui avais raconté des choses et te demander si tu pouvais confirmer que je t’avais agressé quand tu étais mineur.
— Oui ! s’est écrié Carl.
— Chut !
— Il a dit que le mieux serait qu’on avoue tous les deux pour que ce soit plus rapide. Sans quoi il devrait se servir des preuves disponibles dans un procès long, douloureux et très public. J’ai dit que tu ne m’avais jamais touché, pas comme ça, pas… » Carl parlait et gesticulait comme si je n’étais pas là. « Mais il m’a répondu que, dans des situations pareilles, il n’était pas inhabituel que la victime compatisse avec son agresseur et endosse une part de responsabilité, a fortiori quand la situation avait duré. »
Je me suis fait la réflexion que, sur ce point précis, le lensmann Olsen avait foutrement raison.
Un sanglot a franchi les lèvres de Carl. « Et puis il m’a dit que seulement deux jours avant qu’ils tombent dans le précipice, Anna du cabinet médical avait prévenu papa et maman de ce que nous fabriquions. Il m’a expliqué que papa savait que ça sortirait et que le chrétien traditionaliste qu’il était ne pouvait pas vivre avec cette honte. »
Et il a emmené maman dans la mort, ai-je songé. À la place des deux sodomites de la chambre d’enfants.
« J’ai essayé de lui répondre que ce n’était pas le cas, que c’était un accident. Un pur accident. Mais il refusait de m’écouter, il continuait. Il a dit que d’après les analyses, papa avait très peu d’alcool dans le sang et que personne ne sortait de la route dans un virage facile comme celui-ci en étant sobre. J’étais désespéré parce que je comprenais qu’il allait vraiment poursuivre cette…
— Ouaip. » J’ai ôté un caillou pointu de sous ma cuisse. « Olsen veut uniquement élucider sa putain de grosse affaire.
— Et nous, alors, Roy ? On ne va pas finir en prison ? »
J’ai rigolé. En prison ? Peut-être bien, oui, je n’y avais même pas vraiment songé. Car je savais que, si toute la vérité sortait, ce ne serait pas l’incarcération, mais la honte, avec laquelle je ne pourrais pas vivre. Parce que s’ils apprenaient – les autres, le bourg –, je n’aurais pas seulement la honte avec laquelle je m’étais débattu dans le noir pendant tant d’années, mais toute la saloperie, la trahison, qui seraient révélées au grand jour, à tous les regards, condamnées, raillées. Nous les Opgard, nous serions humiliés. C’est peut-être un trouble de la personnalité, comme on dit, mais papa avait compris la logique du hara-kiri et moi aussi. Quand on est frappé par la honte, la seule issue est la mort. D’un autre côté, qui veut crever s’il n’y est pas obligé ?
« On n’a pas tout notre temps, ai-je rappelé. Qu’est-ce qui s’est passé ?
— J’étais désespéré. » Carl m’a lancé son regard d’aveu. « J’ai dit que c’était un accident, que j’avais des preuves.
— Tu as dit quoi ?
— Il fallait bien que je trouve une réponse, Roy ! Alors j’ai dit qu’un des pneus avait crevé, ça avait provoqué la sortie de route. Que personne n’avait vérifié quoi que ce soit sur la voiture, qu’ils avaient juste remonté les corps, que le grimpeur s’était pris cette pierre dans l’épaule et qu’ensuite personne n’avait osé redescendre. J’ai dit que ce n’était pas étonnant qu’ils n’aient pas vu le pneu crevé, ça ne se voit pas quand les roues sont en l’air, mais qu’il y a une quinzaine de jours, j’avais pris une paire de jumelles et j’étais allé jusque-là où on peut se pencher en s’accrochant à deux grosses pierres et que j’avais constaté que la roue avant gauche s’était clairement ratatinée. J’ai précisé que la crevaison avait dû se produire avant la sortie de route, parce que le châssis était parfaitement intact, la voiture avait fait un demi-salto en l’air et atterri sur le toit, point final.
— Et Olsen a marché ?
— Non. Il a voulu voir de ses propres yeux. »
Je pressentais la suite. « Tu es allé chercher les jumelles et…
— Et il est allé au bord du précipice et… » Carl a relâché l’air de ses poumons et continué les yeux fermés. « J’ai entendu des pierres se détacher, des cris, et il avait disparu. »
Disparu. Mais pas complètement.
« Tu ne me crois pas ? » a-t-il demandé.
J’ai fixé le gouffre. Un souvenir de quand j’avais douze ans, l’anniversaire d’oncle Bernard au Grand Hôtel m’a traversé le cerveau. « Tu sais à quoi ça va ressembler ? Le lensmann qui vient t’interroger dans le cadre d’une affaire criminelle grave et finit mort dans le ravin ? S’il est bien mort. »
Carl a hoché la tête lentement. Bien sûr qu’il savait. C’était pour ça qu’il m’avait appelé moi plutôt que les secours ou le médecin.
Je me suis levé, ai épousseté mon pantalon. « Va chercher la corde dans la grange. La longue. »
J’en ai noué une extrémité autour du bras d’attelage de ma voiture, l’autre autour de ma taille. Puis j’ai entrepris de redescendre vers le virage des Chèvres alors que la corde se déroulait. J’ai compté cent pas avant qu’elle ne se tende. J’étais à dix mètres du précipice.
« Maintenant ! ai-je crié. Et doucement, hein ! »
Carl a levé le pouce par la vitre de ma Volvo et commencé à reculer.
Tout le truc était de maintenir la corde tendue, lui avais-je expliqué, et maintenant je n’avais pas le choix, j’ai basculé le poids de mon corps sur la corde et tiré comme si j’étais pressé de nous entraîner tous deux dans le précipice. Le pire, c’était le bord. Mon corps résistait, il n’était pas aussi convaincu que mon cerveau que ça allait bien se passer. Ce qui m’a fait avoir un temps d’hésitation. La corde s’est relâchée puisque Carl n’avait pas vu que je m’étais arrêté. Je lui ai crié de repartir un peu en avant, mais il ne m’a pas entendu. Alors je me suis mis dos à Huken, j’ai fait un pas en arrière et je suis tombé. Ce n’était sûrement que d’un mètre, mais quand la corde a serré ma taille, j’en ai eu le souffle coupé, j’ai oublié de tendre les jambes et j’ai été projeté contre la paroi, que j’ai heurtée de mes genoux et de mon front. Après quelques jurons, j’ai pu coller mes semelles sur ce plancher de pierre vertical et je me suis mis à descendre à reculons. J’ai levé les yeux vers le ciel devenu bleu pâle et transparent, il se désintégrait, je voyais déjà quelques étoiles. Je n’entendais plus la voiture, il régnait un silence complet. C’était peut-être ce silence, les étoiles, l’apesanteur, tout en étant relié à un véhicule, qui me donnait le sentiment d’être un astronaute qui planait dans l’espace, raccordé à une capsule spatiale. J’ai pensé au Major Tom de la chanson de Bowie. Et un instant, j’aurais voulu que ça puisse continuer comme ça, voire se finir ainsi, j’aurais voulu pouvoir disparaître en planant.
Mais le mur a pris fin, mes pieds ont touché le sol, j’ai vu la corde s’enrouler comme un serpent à lunettes. Après seulement deux ou trois tours, elle s’est arrêtée. Je l’ai suivie du regard jusqu’au sommet. J’ai aperçu un petit nuage de gaz d’échappement. Carl avait dû s’arrêter tout au bord, la corde était juste assez longue.
Je me suis retourné. J’étais sur un éboulis de grosses et petites pierres que le temps avait érodées sur les falaises qui m’entouraient de toutes parts. Celle qui descendait du virage des Chèvres était verticale, mais les piliers acérés, plus bas, étaient légèrement en pente, si bien que le carré de ciel vespéral au-dessus de moi était plus grand que le pierrier sur lequel je me tenais et qui s’étendait sur environ cent mètres carrés. Rien ne poussait à cet endroit qui ne recevait jamais le moindre rayon de soleil, ça ne sentait rien non plus. Juste la pierre. La pierre et l’espace intersidéral.
L’engin spatial, la Cadillac DeVille noire de papa, était tel que je me l’étais représenté d’après la description des sauveteurs.
Sur le toit, les roues en l’air. L’arrière était compressé, mais l’avant un tout petit moins, il permettait d’imaginer que le conducteur et la passagère auraient pu survivre. On les avait retrouvés hors de la voiture. Papa et maman avaient été projetés à travers le pare-brise quand l’avant du véhicule avait heurté le sol. Le fait qu’ils ne soient pas attachés avait corroboré la thèse du suicide, même si j’avais expliqué que papa était contre la ceinture de sécurité par principe. Non pas parce qu’il n’en voyait pas l’intérêt, mais parce que son port était imposé par ce qu’il appelait l’État tutélaire. La seule raison pour laquelle le lensmann Olsen pensait pourtant l’avoir observé plusieurs fois avec était que papa la mettait quand il flairait la police, parce qu’il détestait les P.V. encore plus que l’État tutélaire.
Sur le ventre du lensmann Olsen, un corbeau me fixait d’un air méfiant. Ses serres entouraient le gros crâne de buffle de la ceinture. Olsen était tombé sur la voiture, le bas du corps à l’arrière du châssis, le haut hors de vue. La tête du corbeau m’a suivi alors que je me déplaçais autour de l’épave. Des bris de verre crissaient sous mes semelles, j’ai dû m’aider de mes mains pour franchir deux rocs détachés. Le haut du corps d’Olsen pendait devant le coffre et la plaque d’immatriculation. Son dos plié à quatre-vingt-dix degrés dans un angle contre-nature lui donnait l’air d’un épouvantail, d’un personnage désarticulé avec de la paille fourrée dans des vêtements, la tête coiffée d’une serpillière dégoulinante de sang, dont les gouttes atteignaient les pierres dans un claquement doux. Il avait les mains en l’air, c’est-à-dire vers le sol, comme pour signifier qu’il avait capitulé. Car, selon les termes de papa, « celui qui est mort a perdu ». Et Olsen était aussi mort qu’un hareng. Et sentait encore pire.
Je me suis avancé d’un pas, le corbeau a criaillé sans bouger. Il devait me voir comme un labbe parasite, un oiseau marin retors, qui se nourrit de nourritures dérobées à ses congénères d’autres espèces. J’ai attrapé une pierre, la lui ai lancée, il s’est envolé et a quitté les lieux du crime en poussant deux cris, l’un haineux, qui m’était adressé, l’autre plein de regret.
L’obscurité naissait déjà des falaises, il fallait que je travaille rapidement.
J’ai dû réfléchir un peu à la façon de remonter Olsen avec seulement une corde, en limitant les risques que le cadavre s’en échappe ou s’accroche à la paroi. Car le corps est un putain de Houdini. Avec la boucle autour de la poitrine, les bras et les épaules se compressent et zou ! le corps peut s’échapper. Si l’on opte pour la taille, afin de hisser le mort comme une crevette repliée, le centre de gravité finit tôt ou tard par se déplacer, le corps bascule et il glisse hors de la corde ou du pantalon. L’option la plus simple restait le nœud coulant autour du cou. Le centre de gravité très bas empêcherait tout basculement et, la tête et les épaules ouvrant la voie, il y aurait moins de risque que le corps s’accroche quelque part. Maintenant, on pourra bien sûr se demander comment il se pouvait que je sache faire un nœud que n’apprennent, globalement, que les gens qui veulent se pendre.
J’ai procédé avec méthode, en me concentrant exclusivement sur les modalités pratiques. Je savais que ces images referaient surface – Olsen en figure de poupe grotesque, un personnage à la bouche béante monté à l’arrière d’un engin spatial noir – mais ce serait ailleurs, une autre fois.
La nuit était tombée quand j’ai averti Carl que le colis était prêt. J’ai dû crier trois fois, il avait mis le CD de Whitney Houston dans le lecteur de la Volvo et elle braillait « I will always love you » dans les montagnes. Il a démarré et j’ai entendu qu’il maintenait l’embrayage au point de patinage pour adopter une allure suffisamment lente. La corde s’est tendue, je tenais le cadavre, l’ai assisté jusqu’à la falaise avant de le lâcher. Je l’ai vu monter au ciel comme un ange au cou étiré. La nuit l’a lentement englouti et je n’entendais que son frottement contre le rocher. Puis il y a eu un bref sifflement dans le noir, le choc d’un objet dur sur le sol quelques mètres derrière moi. Merde, le cadavre avait dû entraîner des pierres et d’autres risquaient de suivre. Je me suis réfugié dans le seul abri possible. La Cadillac. Entré par le pare-brise, je suis resté à regarder les instruments, à essayer de les lire à l’envers. À réfléchir à la suite. Comment nous allions résoudre la prochaine étape. Les détails pratiques, tout ce qu’il fallait faire correctement, les solutions alternatives au cas où un imprévu empêcherait la réalisation du plan A. Ce devait être cette réflexion simple qui me faisait me sentir plus calme. C’était complètement dément, j’étais en train de dissimuler la mort d’un homme et ça m’apaisait. Enfin, l’apaisement ne venait peut-être pas de cette planification très concrète, mais de l’odeur. L’odeur des sièges en cuir, imprégnés de la sueur de papa, des cigarettes et du parfum de maman, et du dégueulis de Carl la fois où nous étions allés en ville dans la nouvelle Cadillac et où il avait eu le mal des transports et vomi sur les sièges avant même que nous soyons arrivés au bas des lacets qui descendaient au bourg. Maman avait écrasé sa cigarette, baissé sa vitre et pris un sachet de tabac à priser dans la boîte argentée de papa. Mais Carl avait recommencé à dégobiller à la sortie du bourg, de façon si brusque et inopinée qu’il n’avait pas eu le temps d’attraper le sac à vomi et, même toutes vitres ouvertes, la voiture schlinguait comme une putain de chambre à gaz. Il s’était allongé sur la banquette arrière, la tête sur mes genoux, avait fermé les yeux et c’était passé. Après avoir essuyé le vomi, maman nous avait tendu le paquet de biscuits en souriant et papa avait chanté « Love Me Tender » au ralenti et avec double vibrato. Je m’en souviens comme de la plus belle sortie que nous ayons jamais faite.
Le reste est allé vite.
Carl m’a relancé la corde, je me suis attaché, j’ai crié que j’étais prêt et j’ai remonté la paroi rocheuse en rappel, par le chemin d’où j’étais descendu, comme dans un film en marche arrière. Je ne voyais pas sur quoi je posais les pieds, mais rien ne s’est détaché. Si je n’avais pas manqué de me prendre un caillou sur la tête quelques minutes plus tôt, j’aurais dit que la paroi était solide.
Olsen était couché dans le virage des Chèvres, dans la lumière des phares de la Volvo. Peu de blessures étaient apparentes. Sa serpillière était imprégnée de sang, il avait une main qui semblait brisée et le nœud coulant lui avait laissé des marques noir bleuté autour de son cou. Je ne sais pas si c’est la corde qui avait déteint ou s’il peut y avoir des épanchements de sang sur un cadavre frais. Enfin, c’est clair, à l’intérieur, il y avait une colonne vertébrale brisée en deux et suffisamment de blessures pour qu’un médecin légiste puisse déterminer que la cause de la mort n’était pas franchement la pendaison. Ni la noyade.
J’ai glissé la main dans une poche du pantalon d’Olsen, j’en ai ressorti ses clefs de voiture et un autre trousseau, qu’il avait utilisé pour verrouiller la remise à bateaux.
« Va chercher le couteau de chasse de papa, ai-je dit.
— Hein ?
— Il est accroché dans le sas d’entrée, à côté de son fusil. Allez, magne-toi. »
Carl a trotté vers la maison. J’ai sorti la pelle à neige qu’un montagnard garde dans son coffre trois cent soixante-cinq jours sur trois cent soixante-cinq et pelleté la terre du chemin sur lequel nous avions traîné Olsen, puis l’ai jetée dans Huken, où elle a disparu sans un bruit.
« Tiens. »
Essoufflé, Carl m’a tendu le couteau, celui avec les gouttières pour l’écoulement du sang, celui avec lequel j’avais supprimé Dog.
Il se tenait derrière moi, maintenant comme alors, et il a détourné le regard pendant que je maniais l’instrument. Saisissant la serpillière d’Olsen du geste que j’avais employé avec Dog, j’ai placé la pointe sur son front, je l’ai enfoncée à travers la peau jusqu’à ce qu’elle bute sur de l’os et j’ai découpé un cercle qui descendait en biais et passait juste au-dessus des oreilles et de la boule noueuse en haut de la nuque, sans jamais quitter le crâne. Papa m’avait montré comment écorcher un renard, mais ce n’était pas la même chose. Je n’écorchais pas, je scalpais.
« Bouge-toi, Carl, tu me caches la lumière. »
Je l’ai entendu se tourner vers moi, avoir un haut-le-cœur et aller de l’autre côté de la voiture.
Pendant que j’œuvrais pour détacher le cuir chevelu en le gardant à peu près entier, j’ai entendu Whitney Houston se remettre à chanter que merde, non, vraiment, elle n’allait pas cesser de t’aimer.
Nous avons tapissé le fond de mon coffre de sacs-poubelles, ôté les bottes en peau de serpent de Sigmund Olsen et chargé le corps malmené. Je me suis installé au volant de la Peugeot d’Olsen, j’ai rajusté mon scalp en regardant dans le rétroviseur. Même avec sa serpillière blonde sur la tête, je ne lui ressemblais pas, mais quand j’ai chaussé ses lunettes de soleil, l’illusion était suffisante pour éviter que des gens me voyant de l’extérieur, dans le noir, se disent que ce n’était pas le lensmann qui était au volant de son propre véhicule.
Je roulais doucement, mais pas trop. Je n’ai pas eu besoin de klaxonner ou d’attirer l’attention d’une quelconque autre manière, quelques personnes marchaient dans le bourg et j’ai vu leurs têtes se tourner machinalement. Je savais que leurs cerveaux campagnards à demi assoupis enregistraient le passage de la voiture du lensmann et se demandaient plus ou moins consciemment où il pouvait bien aller, concluaient qu’il partait en tout cas vers le lac. S’ils savaient où se trouvait son chalet, ils déduisaient peut-être que c’était là qu’il se rendait.
Une fois arrivé, je me suis garé derrière la remise à bateaux, j’ai coupé le moteur, mais j’ai laissé la clef dans le contact. J’ai éteint les phares. Même si personne n’habitait à portée de vue, on ne savait jamais. Si quelqu’un qui connaissait Sigmund Olsen passait en voiture et voyait de la lumière, il pourrait avoir l’idée de venir taper la discute. Après avoir essuyé le volant, le levier de vitesse, la poignée de la portière, j’ai consulté ma montre. J’avais donné mes instructions à Carl. Conduire ma Volvo au garage, la garer bien en évidence devant, ouvrir l’atelier de mécanique avec les clefs que je lui avais confiées et allumer la lumière pour que j’aie l’air d’être au boulot. Laisser le corps d’Olsen dans le coffre. Attendre une vingtaine de minutes, vérifier que personne ne marchait au bord de la route avant de s’engager sur la nationale, et me rejoindre au chalet.
J’ai sorti la barque de la remise à bateaux, l’ai roulée sur des rondins jusqu’au lac, qui l’a accueillie avec ce qui ressemblait à un soupir de soulagement. J’ai essuyé les santiags avec un chiffon, les ai balancées à bord après avoir mis le trousseau de clefs dans la botte droite, et ai poussé le bateau sur l’eau. Je l’ai regardé s’en aller vers the great unknown plutôt fier de moi. Ce truc des bottes, c’était tout de même un petit trait de génie. C’est vrai, quoi, quand on trouve un bateau vide, avec des clefs de voiture dans des bottes qui étaient aux pieds du propriétaire, on sait à quoi s’en tenir. Où pourrait-il être allé si ce n’est par-dessus bord, hein ? Et les bottes mêmes n’étaient-elles pas une espèce de lettre de suicide, un message indiquant qu’on mettait ici un terme à son séjour sur terre. Signé lensmann déprimé. Ma parole, ç’aurait presque été beau si ce n’avait pas été si con. Tomber d’une falaise de cent mètres de haut sous le nez de quelqu’un sur qui on enquête. À ne pas y croire, putain ! D’ailleurs, je ne savais pas si j’y croyais complètement. Alors que je me faisais ces réflexions, la connerie a continué, puisque le bateau est revenu vers le bord. Je l’ai poussé plus fort, mais cela s’est reproduit. Une minute plus tard, la coque frottait contre les pierres du rivage. J’étais surpris. D’après mes souvenirs d’école, la direction du vent et les émissaires du lac de Budal, la barque aurait plutôt dû s’éloigner de moi. Nous étions peut-être dans des remous, où tout tournait en cercle et revenait en un putain d’éternel recommencement. Sûrement. Il fallait éloigner le bateau pour qu’il puisse dériver vers l’exutoire du lac, la rivière Kjetterelva, au sud, et que la zone où Olsen avait pu sauter soit si étendue qu’il n’y aurait rien d’étonnant à ce qu’on ne retrouve pas le corps. J’ai embarqué, réussi à démarrer, teuf-teufé quelque temps, puis coupé le moteur alors que la barque continuait d’avancer, j’ai essuyé la barre de direction, mais c’est tout. S’ils avaient l’idée de relever les empreintes sur le bateau, il serait plus suspect qu’on ne trouve aucune de mes empreintes, après tout, j’avais été à bord plus tôt dans la journée. J’ai lancé un regard vers le rivage. Deux cents mètres. C’était faisable. J’ai envisagé de me laisser glisser dans l’eau en me tenant au bateau, mais je me suis dit que ça le ralentirait alors je suis monté sur le plat-bord et j’ai pris mon élan. Curieusement, le choc de l’eau froide m’a fait un effet libérateur, comme si mon cerveau surchauffé était refroidi en quelques secondes. Puis je me suis mis à nager. Nager tout habillé était plus difficile que je le croyais, les habits entravaient mes mouvements, et je pensais aux courants verticaux de mon prof, j’avais l’impression de les sentir m’attirer au fond, j’ai dû me rappeler à moi-même qu’on était en automne, pas au printemps, et je me suis servi de mes bras pour repousser l’eau en longues brasses maladroites. Je ne disposais d’aucun point de repère à terre, j’aurais dû laisser les phares allumés. Songeant à ce que j’avais appris sur leur force supérieure à celle des bras, j’ai travaillé vigoureusement des jambes.
Et puis – soudain, et sans signe avant-coureur – je me suis retrouvé prisonnier.
J’ai bu la tasse, je suis remonté à la surface et je me suis débattu sauvagement pour me libérer de ce qui m’avait attaqué. Ce n’était pas un courant, c’était… autre chose. Qui refusait de relâcher ma main, je sentais des dents, à tout le moins des mâchoires, autour de mon poignet. J’ai replongé sous l’eau, mais cette fois au moins, j’avais la bouche fermée. J’ai serré les doigts, fait ma main toute petite et l’ai tirée d’un coup sec. J’étais libre. Je suis remonté en haletant. Et là, à un mètre de moi dans l’obscurité, j’ai vu quelque chose de clair flotter sur l’eau. Du liège. J’avais nagé dans un putain de filet de pêche.
J’ai retrouvé mon souffle et quand une voiture est passée sur la nationale avec ses pleins phares, j’ai vu la silhouette de la remise à bateaux d’Olsen. Le reste de ma promenade à la nage s’est déroulé sans coup de théâtre, comme on dit. À part qu’en rampant à terre, je me suis rendu compte que ce n’était pas du tout la remise à bateaux d’Olsen, mais très probablement celle du propriétaire du filet de pêche. Je n’étais pas allé loin, ça montre à quel point on peut perdre son cap. Au son du flic-floc de mes chaussures trempées, j’ai traversé un sous-bois vers la nationale pour regagner le chalet d’Olsen.
J’étais assis derrière un arbre quand Carl et la Volvo sont enfin arrivés.
« Tu es mouillé ! » s’est-il exclamé, comme si c’était l’événement le plus remarquable de la soirée.
Je voulais lui répondre que j’avais de quoi me changer au garage, mais je claquais des dents comme le deux-temps d’une Wartburg 353 est-allemande.
« Roule ! » ai-je donc dit à la place.
Un quart d’heure plus tard, j’étais sec et vêtu de deux combinaisons de travail superposées, mais je grelottais toujours. Nous avons reculé la Volvo dans l’atelier, fermé la porte, sorti le corps du coffre pour le poser par terre, en croix sur le dos. Je l’ai observé. On aurait dit qu’il lui manquait quelque chose, quelque chose qu’il avait eu quand nous pêchions. Sa serpillière, peut-être. Ses bottes. Non ? Je ne crois pas à l’âme, mais il s’agissait en tout cas de quelque chose qui avait fait d’Olsen Olsen.
J’ai ressorti la Volvo, l’ai garée bien en évidence devant le garage. Encore une fois, la mission qui nous attendait était de nature purement pratique et artisanale, et nous n’avions besoin ni de chance ni d’inspiration artistique, uniquement de bons outils. Or s’il était une chose dont nous ne manquions pas ici, c’étaient des outils. Sans entrer dans les détails de ce que nous avons utilisé je dirai simplement que nous avons d’abord ôté la ceinture d’Olsen avant de découper tous ses vêtements, puis tous ses membres. C’est-à-dire que c’est moi qui l’ai fait, Carl, lui, avait de nouveau le mal des transports. J’ai fouillé les poches d’Olsen, rassemblé tous les objets métalliques, les pièces de monnaie, la ceinture, le Zippo. Je n’aurais qu’à les jeter dans le lac à l’occasion. Puis j’ai balancé son corps en morceaux et sa tignasse dans la pelle du tracteur que Bernard utilisait en hiver pour le déneigement des voies publiques et privées. Ensuite, je suis allé chercher six bidons de détergent Fritz.
« C’est quoi ? a demandé Carl.
— Un produit qu’on utilise pour nettoyer la station de lavage. Ça enlève tout, le diesel, l’asphalte, même le calcaire. Et ça, c’est en le diluant, cinq litres d’eau par décilitre de produit. Ce qui signifie que non dilué, ça enlève absolument tout.
— Tu le sais ?
— Oncle Bernard me l’a dit. Pour le citer mot pour mot, “Si tu t’en mets sur l’index et que tu ne rinces pas tout de suite, tu perds ton doigt”. »
Je l’avais dit pour détendre l’atmosphère, mais Carl n’a même pas esquissé un sourire. Comme si tout cela était ma faute. Je n’ai pas poursuivi cette pensée, parce que je savais que, justement, elle conduirait au fait que c’était effectivement ma faute et que ça l’avait toujours été.
« Enfin, ai-je conclu. Je suppose que ce n’est pas sans raison que ces trucs-là sont vendus dans des bidons en fer et pas en plastique. »
Nous nous sommes scotché des chiffons sur le nez et la bouche, avons dévissé les bouchons et vidé les bidons dans la pelle, un à un, jusqu’à ce que le liquide grisâtre recouvre notre Sigmund Olsen découpé en morceaux.
Ensuite, nous avons attendu.
Il ne s’est rien passé.
« On ne devrait pas éteindre la lumière ? a demandé Carl derrière son chiffon. Quelqu’un pourrait avoir envie de passer dire bonjour.
— Nan. Ils verront que c’est ma voiture et pas celle d’oncle Bernard qui est garée devant. Et je ne suis pas précisément…
— Oui, oui », a coupé Carl, pour m’éviter de finir ma phrase. Pas précisément quelqu’un à qui les gens s’arrêtent dire bonjour.
Quelques minutes de plus se sont écoulées. J’essayais de rester immobile pour minimiser le frottement de la combinaison contre mes parties intimes, comme on dit. Je ne sais pas exactement ce que je m’étais figuré qu’il se passerait dans la pelle, mais ça ne s’est pas passé. Fritz n’était-il pas à la hauteur de tout le flan qu’on en faisait ?
« On devrait peut-être plutôt l’enterrer ? » a suggéré Carl en toussant.
J’ai secoué la tête. « Trop de chiens, de blaireaux et de renards dans les parages, ils le déterreraient. »
C’était vrai, au cimetière, les renards avaient creusé des galeries droit dans le caveau familial des Bonaker.
« Dis, Roy ?
— Hmm.
— Si Olsen avait été en vie quand tu es arrivé en bas de Huken… »
Je savais qu’il voulait m’interroger là-dessus et j’aurais préféré qu’il s’en abstienne.
« … qu’est-ce que tu aurais fait ?
— Eh ben, ça dépend, ai-je répondu, résistant à la tentation de me gratter les couilles, parce que je m’étais souvenu que c’était la combinaison d’oncle Bernard qui était au-dessous.
— Comme pour Dog ? »
J’ai réfléchi.
« S’il avait survécu, on aurait au moins eu un témoin que c’était un accident. »
Carl a hoché la tête, basculé le poids de son corps sur son autre pied. « Quand j’ai dit qu’Olsen était juste tombé, ce n’était pas tout à fait…
— Chut. »
Il y avait un grésillement, comme des œufs au plat dans une poêle à frire. Nous avons regardé dans la pelle. Le grisâtre avait blanchi, on ne voyait plus le corps dépecé et des bulles remontaient à la surface.
« Eh hé, ai-je fait. Il joue là, le Fritz. »
« Et qu’est-ce qui s’est passé ensuite ? » a voulu savoir Shannon. « Tout le corps s’est dissous ?
— Ouaip, ai-je répondu.
— Mais pas cette nuit-là, a précisé Carl. Pas les os.
— Alors qu’est-ce que vous avez fait ? »
J’ai respiré profondément. La lune était montée au-dessus de la crête, elle nous regardait tous les trois, assis sur le capot de la Cadillac dans le virage des Chèvres. Une rare brise chaude soufflait du sud-est, un foehn que je m’imaginais provenir de Thaïlande et de ces pays-là, où je n’étais jamais allé et n’irais jamais.
« On a attendu jusqu’au point du jour, ai-je expliqué. Ensuite on a conduit le tracteur dans la station de lavage et vidé la pelle. Quand on a vu qu’il restait des os et des lambeaux de chair sur la grille d’écoulement, on les a remis dans la pelle et on a rajouté du Fritz. On a garé le tracteur derrière l’atelier de mécanique, la pelle en position haute. » J’ai illustré la scène de mes deux mains au-dessus de ma tête. « Pour éviter qu’un passant n’aille regarder à l’intérieur. Deux jours plus tard, je l’ai vidée dans la station de lavage.
— Et oncle Bernard ? Il n’a pas posé de questions ? »
J’ai haussé les épaules. « Il se demandait pourquoi j’avais déplacé le tracteur et j’ai dit que j’avais eu trois appels de gens des chalets qui voulaient faire réparer leurs voitures au même moment, donc on avait besoin de la place. Qu’aucune des trois ne soit venue était certes étrange, mais ça arrive, que voulez-vous. En revanche, il tiquait plus sur le fait que je n’aie pas terminé la Toyota de Willumsen à temps.
— Tiquait ?
— Il était surpris, a expliqué Carl. Et puis, comme les autres, il se préoccupait surtout de la noyade du lensmann. On avait retrouvé son bateau avec ses bottes dedans et des plongeurs cherchaient le corps. Mais tout ça, je te l’ai raconté.
— Oui, mais pas avec autant de détails, a noté Shannon.
— Non, Roy a manifestement meilleure mémoire que moi.
— Et c’est tout ? Vous êtes les derniers à l’avoir vu en vie, vous n’avez pas été interrogés ?
— Si, si, ai-je répondu. On a eu une petite conversation avec le lensmann de la commune voisine. On lui a dit la vérité, qu’Olsen avait quelques questions sur comment ça s’était passé pour nous après l’accident, que c’était un homme attentionné. J’ai employé le présent, comme si je partais du principe qu’il était toujours en vie même si tout le monde avait compris qu’il s’était noyé. Un témoin qui a un chalet au bord du lac pensait avoir entendu sa voiture arriver après la tombée de la nuit, le bateau démarrer et, aussitôt après, ce qui pouvait être un plouf. Il n’était pas sûr, mais il a plongé pour chercher Olsen devant la remise à bateaux. Sans… euh… en vain.
— Et ils n’ont pas tiqué sur le fait qu’ils n’ont jamais trouvé le corps ? »
J’ai secoué la tête. « Les gens semblent croire que, dans un lac, les corps finissent toujours par reparaître tôt ou tard. Remonter à la surface, dériver au bord, être repêchés par quelqu’un. Mais c’est l’exception, la règle est qu’ils disparaissent pour toujours.
— Alors qu’est-ce que son fils peut bien savoir que nous ne savons pas qu’il sait ? » Shannon, qui était assise entre nous deux sur le capot, s’est d’abord tournée vers moi, puis vers Carl.
« Probablement rien, a-t-il dit. Il n’y a pas de détails inexpliqués. Du moins aucun qui n’ait pas été chassé par la pluie, le gel et le temps. Je crois simplement qu’il est comme son père, il n’a qu’une seule affaire non résolue et il n’arrive pas à la lâcher. Pour Sigmund, c’était la Cadillac qui est dans le précipice, pour Kurt, c’est la disparition de son père. Alors il commence à chercher des réponses qui n’existent pas. Qu’en dis-tu, Roy ?
— C’est possible, mais je ne l’ai pas vu fouiner autour de cette affaire par le passé, alors pourquoi maintenant ?
— Parce que je suis rentré, peut-être. Moi, la dernière personne qui ait vu son père en vie. Son ancien camarade de classe, autrefois un nobody de la ferme Opgard, mais qui, d’après le journal local, a réussi au Canada, et s’imagine maintenant devenir le sauveur du bourg. Bref, je suis la proie et lui, il est le chasseur. Mais il n’a pas de munitions, juste l’intuition que quelque chose cloche dans le fait que son père a disparu tout de suite après sa conversation avec moi. Mon retour a fait resurgir ces réflexions. Les années ont passé, il a pris du recul, il pense plus clairement, avec plus de lucidité. Il suppute, il imagine, il extrapole. Si ce n’était pas dans le lac, où son père a-t-il pu finir ? Dans Huken, se dit-il.
— Peut-être. Mais il a des informations. Il a une raison pour être si déterminé à y descendre. Et il va le faire.
— Tu ne disais pas qu’Erik Nerell allait le lui déconseiller à cause du risque de chutes de pierres ? m’a demandé Carl.
— Si, mais quand j’ai posé la question à Olsen, il m’a répondu “On verra” sur un ton un peu trop sûr de lui. À mon avis, il a trouvé un moyen de le contourner. Mais, plus important, que cherche-t-il ?
— Il pense que le cadavre est dans la cachette parfaite, a glissé Shannon, les paupières closes, le visage levé vers la lune comme si elle se faisait bronzer. Il s’imagine que nous l’avons mis dans le trunk de l’épave, en bas. »
J’ai examiné son profil. Sous l’effet du clair de lune, son visage exerçait une attraction irrésistible, on ne pouvait en détacher le regard. Était-ce ce qui avait incité Erik Nerell à la dévorer des yeux pendant la soirée de leur retour ? Non, merde, lui voyait simplement une nana qu’il se serait bien tapée, alors que moi, je voyais… oui, que voyais-je donc ? Un oiseau différent de tous ceux que j’avais pu voir dans nos montagnes. Shannon Alleyne Opgard appartenait à la famille des sylviidés. Comme Shannon, ils sont petits, certains encore plus que les colibris, et ils apprennent rapidement le chant des autres oiseaux, qu’ils imitent aussitôt. Ils ont une grande faculté d’adaptation, certaines espèces changent même de plumage et de couleur pour se fondre dans leur environnement à l’approche du dangereux hiver. Quand Shannon utilisait déjà tiquer et le trunk et s’incluait naturellement dans ce « nous y avons mis le cadavre », cela semblait tellement évident. Elle s’était adaptée à l’endroit où elle était arrivée sans avoir le sentiment d’en avoir perdu un autre. Elle m’avait qualifié de frère sans même hésiter ou se questionner sur ce que cela signifiait. Parce que nous étions désormais sa famille.
« Précisément ! » s’est exclamé Carl. Il s’était manifestement amouraché de ce mot pendant son séjour à l’étranger. « Et si c’est ce que Kurt s’imagine, nous devrions faire en sorte qu’il descende et puisse constater qu’il se trompe, pour qu’on en finisse. On a un projet à financer et on a vraiment besoin du soutien de tout le bourg, ce n’est pas le moment que les gens apprennent qu’un vague soupçon plane sur nous.
— Peut-être. » Je me suis gratté la joue. Elle ne me démangeait pas, mais parfois ce genre de diversion permet de penser à quelque chose à quoi on n’avait pas pensé, et c’était le sentiment que j’avais. De n’avoir pas pensé à quelque chose. « Mais j’aurais bien voulu savoir ce qu’il veut faire en bas.
— Pose-lui la question », a suggéré Carl.
J’ai secoué la tête. « Quand il est venu, avec Erik Nerell, Kurt a menti en prétendant qu’il s’agissait de la sortie de route et non de son père. Il ne va probablement pas jouer cartes sur table. »
Nous sommes restés sans rien dire. Le capot s’était refroidi sous nous.
« Mais ces cartes, le Erik en question les a peut-être vues, lui, a dit Shannon. Il pourrait peut-être nous raconter. »
Nous l’avons regardée. Elle avait toujours les paupières closes.
« Pourquoi le ferait-il ? ai-je demandé.
— Parce que le contraire ne serait pas dans son intérêt.
— Ah ? »
Elle s’est tournée vers moi, a ouvert les yeux et souri. Ses dents humides luisaient au clair de lune. Je ne savais pas à quoi elle pensait, bien sûr, mais j’avais saisi que, à l’instar de mon père, elle vivait selon cette loi naturelle qui place la famille en premier. Avant le bien et le mal. Avant le reste de l’humanité. Cette loi qui dit que c’est toujours nous envers et contre tous.