17

J’ai sans doute été jaloux de Carl dès le jour de sa naissance. Ou même avant, quand j’ai vu ma mère caresser tendrement son gros ventre en m’annonçant que j’allais avoir un frère. Mais c’est à l’âge de cinq ans que j’ai le souvenir d’avoir été confronté pour la première fois à la jalousie, le jour où quelqu’un a mis un mot sur ce sentiment douloureux et lancinant. « Ne sois pas jaloux de ton petit frère. » Je crois que c’était maman et qu’elle avait Carl sur les genoux. Il y était depuis longtemps. Plus tard dans nos vies, maman a déclaré que si Carl recevait plus d’amour, c’était parce qu’il avait besoin de plus d’amour. Peut-être bien, mais elle ne disait pas cette autre chose tout aussi vraie : Carl était plus facile à aimer.

Et j’étais celui qui l’aimait le plus fort de tous.

C’est pourquoi j’étais jaloux de Carl non seulement à cause de tout l’amour inconditionnel que les gens lui témoignaient, mais encore de ceux à qui il témoignait de l’amour. Comme Dog.

Comme ce garçon venu passer un été en famille dans les chalets, beau comme Carl, qui passait ses journées avec lui pendant que je me morfondais en attendant la fin des vacances.

Comme Mari.

Les premiers mois où ils sortaient ensemble, je fantasmais sur des accidents dont elle était victime et c’était moi qui devais consoler Carl. Je ne sais pas exactement quand la jalousie s’est muée en sentiment amoureux. Ni d’ailleurs s’il était question d’une mutation, les deux sentiments coexistaient peut-être, mais en tout cas, le sentiment amoureux assourdissait le reste. C’était une foutue maladie, je ne pouvais ni manger ni dormir.

J’étais impatient et je redoutais à la fois qu’elle vienne voir Carl, je rougissais quand elle me saluait d’une accolade, s’adressait à moi ou me regardait inopinément. J’étais bien sûr mort de honte de ressentir ce que je ressentais, de ne pas être en mesure de laisser tomber, mais de me satisfaire des miettes, de rester dans la même pièce qu’eux en faisant des choses que je ne sais pas faire, comme être drôle ou intéressant, pour justifier ma présence. Finalement, j’ai trouvé mon rôle, j’étais le silencieux, celui qui écoutait, riait des plaisanteries de Carl ou hochait lentement la tête quand Mari avait lu quelque chose d’intelligent ou entendu une remarque perçante de son père, le maire. Je les conduisais aux soirées où Carl se bourrait la gueule et où Mari essayait de le maintenir à peu près d’équerre. Quand elle m’a demandé si je ne trouvais pas lassant de toujours rester sobre, j’ai répondu que ça allait, que j’aimais mieux conduire que boire, et qu’on n’était parfois pas trop de deux pour veiller sur lui, non ? Ça l’a fait sourire et elle n’a pas posé d’autres questions. Je crois qu’elle avait compris. Je crois que tout le monde avait compris. Sauf Carl.

« Évidemment que Roy doit venir avec nous ! » s’exclamait-il en riant quand il était question d’une promenade à ski, d’un week-end en ville à faire la fête, ou de monter les chevaux de Døle de la famille Aas. Il ne donnait aucune raison, son visage ouvert, content, était un argument suffisant. Le monde était un bon endroit, peuplé exclusivement de bonnes gens, dont on ne pouvait qu’apprécier la bonne compagnie.

Bien sûr je n’ai jamais tenté ma chance, comme on dit. Je n’étais pas assez bête pour croire que Mari voyait en moi autre chose qu’un grand frère un peu mutique, avec toutefois l’esprit d’abnégation et un réel dévouement à leur égard. Mais un samedi soir à la maison communale, Grete est venue me dire que Mari était amoureuse de moi. Carl était alité, avec la grippe que j’avais eue la semaine précédente, je n’avais aucune obligation de conduite et j’avais bu quelques gorgées de l’alcool maison qu’apportait toujours Erik Nerell. Grete était ivre, elle aussi, et je voyais dans ses prunelles une putain de danse de sorcières. Je savais qu’elle ne cherchait qu’à foutre la merde, qu’elle voulait un peu d’action, un peu de destruction, je la connaissais, et j’avais vu comment elle regardait Carl. Cependant, c’était comme quand le prédicateur Armand clamait l’existence du salut et de la vie après la mort dans son suédois d’orchestre de bal. Si quelqu’un énonce un postulat improbable mais qu’on a très envie de croire, une petite partie de nous – la faible – choisit de le croire. J’ai regardé Mari à la porte d’entrée. Elle parlait avec un garçon, qui n’était pas du village, parce que les garçons d’ici avaient trop peur d’elle pour l’aborder. Non pas parce que c’était la petite amie de Carl, mais parce qu’ils la savaient plus intelligente qu’eux, il savait qu’elle les regardait de haut, et qu’elle les éconduirait, sans ambiguïté, au vu et au su de tous, puisque tout le monde à Årtun gardait un œil sur ce que faisait la fille du maire.

Que moi, le frère de Carl, j’aille la trouver, c’était sans danger. Pour elle et moi, en tout cas.

« Salut, Roy, a-t-elle dit en souriant. Je te présente Otto. Il étudie les sciences politiques à Oslo et il trouve que je devrais faire pareil. »

J’ai regardé Otto, qui avait porté sa bouteille de bière à sa bouche et regardait ailleurs, peu désireux sans doute de m’inviter dans la conversation, souhaitant que je disparaisse aussi vite que possible. J’ai dû me contenir pour ne pas donner un coup dans sa bouteille. Je me suis concentré sur Mari, j’ai humecté ma bouche.

« On danse ? »

Elle m’a regardé d’un air mi-amusé, mi-stupéfait. « Mais tu ne danses pas, Roy ? »

J’ai haussé les épaules. « Je pourrais apprendre. » De toute évidence, j’étais plus saoul que je ne pensais.

Elle a éclaté de rire en secouant la tête. « Mais pas avec moi. J’aurais moi-même bien besoin d’un prof de danse.

— Ça, je peux faire, si tu veux, a glissé Otto. Il se trouve que je suis prof de rock pendant mon temps libre.

— Ah oui, merci ! » Mari s’est retournée, l’a regardé, lui a adressé son sourire radieux qu’elle affichait parfois, soudainement, et qui donnait le sentiment d’être la seule autre personne au monde. « Si tu n’as pas peur que les gens se mettent à rire. »

Otto a souri. « Oh, je ne pense pas que ça aurait l’air si ridicule que ça », a-t-il déclaré en posant sa bière sur la marche de perron, et j’ai regretté de ne pas lui avoir enfoncé cette bouteille dans la gueule quand j’en avais l’occasion.

« C’est ce que j’appelle un homme courageux, a dit Mari en posant la main sur son épaule. Ça te va, Roy ?

— Bien sûr, ai-je affirmé, cherchant du regard un mur dans lequel me taper la tête.

— Alors deux hommes courageux. » Mari a posé son autre main sur mon épaule. « Prof et élève, j’ai hâte de vous voir sur la piste ensemble. »

Sur quoi, elle est partie et il m’a fallu deux ou trois secondes pour comprendre ce qui s’était passé. L’Otto en question et moi sommes restés à nous regarder.

« Tu préfères te battre ? ai-je proposé.

— Évidemment », a-t-il répondu, levant les yeux au ciel avant de prendre sa bouteille et de s’en aller.

Bien, de toute façon, j’étais trop ivre, mais le mal de tête et l’angoisse avec lesquels je me suis réveillé le lendemain étaient pires que n’importe quelle rossée qu’Otto aurait pu m’administrer.

Quand je lui ai raconté ce qui s’était passé, moins ce que m’avait dit Grete, Carl a toussé, ri et toussé encore. « Ma parole, t’es le meilleur ! Prêt à danser pour tenir des mecs déplaisants à l’écart de la copine de ton frère. »

J’ai grogné. « Juste avec Mari, pas avec ce type.

— Même. Laisse-moi t’embrasser ! »

Je l’ai repoussé. « Pas la grippe une deuxième fois, merci. »

Je n’avais pas spécialement mauvaise conscience de ne pas lui dire ce que je ressentais pour Mari. Au fond, j’étais sidéré qu’il ne l’ait pas compris tout seul. J’aurais pu tout lui dire. J’aurais pu et il aurait compris. Il aurait en tout cas dit qu’il comprenait. Il aurait incliné la tête sur le côté, m’aurait regardé pensivement et aurait déclaré que ces choses-là arrivaient, et passaient. Et j’étais d’accord. C’est pourquoi je me taisais. J’attendais que ça passe. Je n’ai jamais redemandé à Mari si elle voulait danser, ni littéralement ni métaphoriquement.

Mais Mari l’a fait, elle.

C’était quelques mois après que Grete lui avait révélé sa partie de jambes en l’air avec Carl et qu’elle l’avait largué. Il était parti faire des études dans le Minnesota et je vivais seul à la ferme. Un jour, on a tapé à la porte. C’était Mari. Elle m’a pris dans ses bras, sa joue contre la mienne, a appuyé ses seins sur mon torse, ne m’a pas relâché et m’a demandé si je voulais coucher avec elle. Ce sont exactement les mots qu’elle a chuchotés à mon oreille. « Tu veux coucher avec moi ? » Et elle a ajouté « Roy ». Sûrement pas pour attirer mes bonnes grâces, bien que cet effet ait été démontré dans les études sur l’emploi du prénom de son interlocuteur, mais pour souligner que c’était bel et bien de moi, Roy, qu’elle parlait.

« Je sais que tu en as envie, a-t-elle dit, sentant mon hésitation. Je le sais depuis le début, Roy.

— Non. Tu te trompes.

— Ne mens pas », a-t-elle dit, glissant une main entre nous.

Je me suis libéré. J’avais bien sûr compris pourquoi elle était là. Oui, c’était elle qui avait largué Carl, mais c’était aussi elle, la bafouée. Elle n’avait peut-être même pas envie de rompre, mais elle n’avait pas le choix. Mari Aas, la fille du maire, ne pouvait pas assumer que le fils du paysan montagnard l’ait trompée, à plus forte raison quand Grete avait fait en sorte d’informer la moitié du bourg. Mais il ne suffisait pas de mettre Carl sur un paquebot, comme on dit. Il fallait rétablir l’équilibre. Les deux mois écoulés depuis lors suggéraient qu’elle avait gambergé avant de prendre cette décision. Autrement dit, si nous couchions ensemble maintenant, ce ne serait pas moi qui exploitais une femme en situation vulnérable après une rupture. Ce serait elle qui exploitait un frère qui venait d’être abandonné par la personne qu’il aimait le plus au monde.

« Allez, viens, a-t-elle dit en se redressant. Laisse-moi te faire du bien. »

J’ai secoué la tête. « Ce n’est pas toi, Mari. »

Elle s’est arrêtée au milieu du salon, m’a dévisagé d’un air incrédule. « Alors c’est vrai ?

— Quoi ?

— Ce qu’on dit.

— J’en sais rien, moi, ce qu’on dit.

— Que tu ne t’intéresses pas aux filles. Que tu ne penses à rien d’autre qu’aux… » Elle s’est interrompue, comme si elle ne trouvait pas ses mots, mais Mari Aas trouvait toujours ses mots. « … aux voitures et aux oiseaux.

— Je voulais dire que le problème, ce n’est pas toi, Mari, c’est Carl. Ça ne serait pas bien, tout simplement.

— Ça ne serait pas bien, tu as raison. » Et maintenant moi aussi, je le voyais, ce mépris condescendant que les gens du bourg décelaient dans son regard. Mais il y avait aussi autre chose, comme si elle savait un truc qu’elle n’était pas censée savoir. Carl avait-il parlé ?

« Cherche donc une autre façon de te venger, ai-je dit. Demande conseil à Grete, elle en connaît un rayon. »

Et là, Mari a rougi. Et cette fois elle n’a pas su quoi répondre, pour de vrai. Elle est sortie au pas de charge et le gravier a giclé quand elle a roulé dans le virage des Chèvres. Quand je l’ai croisée dans le bourg quelques jours plus tard, elle a rougi encore en faisant semblant de ne pas me voir. Ça s’est reproduit quelques fois, on ne peut pas ne jamais se croiser dans un bourg comme le nôtre. Mais le temps est passé, elle est partie à Oslo faire ses études de sciences politiques, et, quand elle est revenue, nous parlions presque comme avant. Presque. Parce que nous nous étions perdus. Elle savait que je savais qu’une gangrène rongeait son corps : non pas que je l’aie éconduite, mais que je l’aie vue. Nue et vilaine.

Pour ce qui est de mes propres gangrènes, il en restait sans doute une du nom de Mari, mais elle n’évoluait plus. J’avais attendu que mon sentiment amoureux passe. Chose curieuse, cela s’était produit à peu près au moment de sa rupture avec Carl.