Erik Nerell habitait sur l’extérieur. J’avais expliqué à Shannon qu’en disant « sur l’extérieur » on voulait dire en direction de la rivière Kjetterelva, l’affluent du lac de Budal. Le lac avait une forme de V renversé, avec le bourg situé pile au coude. La nationale longeait le rivage de part et d’autre du V et servait de repère. Aas, Moe le couvreur-zingueur et Willumsen habitaient « sur l’intérieur », ce qui passait pour être un poil plus chic, avec des terres plus plates et plus ensoleillées, alors que le chalet d’Olsen et la ferme de Nerell étaient donc « sur l’extérieur », côté ombre. Sur l’extérieur se trouvait aussi le sentier qui menait au chalet des Aas, où, dans notre jeune temps, Carl, Mari et moi, et toute une bande de gens de notre âge, nous rendions en douce pour faire la fête jusqu’au petit matin.
J’y repensais un peu en conduisant.
Je me suis garé devant la grange, derrière un sleeper Ford Cortina. Gro, la compagne d’Erik, m’a ouvert. Comment des bras si courts avaient-ils pu dépasser ce ventre rebondi pour atteindre la poignée de porte ? Elle avait dû attaquer le problème latéralement. Stratégie que j’avais moi-même prévu d’adopter. Je lui ai demandé si Erik était là.
« Il fait sa muscu. » Elle a pointé du doigt la grange.
« Merci. Ça sent la fin, là, non ?
— Oui, a-t-elle répondu en souriant.
— Mais vous faites toujours votre promenade du soir, Erik et toi, il paraît ?
— Il faut bien sortir le chien et la gonzesse, a fait Gro en riant, mais on ne s’éloigne jamais de plus de trois cents mètres de la maison maintenant. »
Erik ne m’a ni vu ni entendu quand je suis entré. Il était allongé sur un banc et soulevait de la fonte. La barre sur la poitrine, il a soufflé avant de rugir en la hissant. J’ai attendu qu’il l’ait remise sur le support avant de pénétrer dans son champ de vision, il a sorti les écouteurs de ses oreilles et j’ai entendu les aigus de « Start Me Up ».
« Roy. Tu es matinal.
— Tu as l’air drôlement musclé et fort.
— Merci. » Il s’est levé et a enfilé une veste en polaire par-dessus son T-shirt mouillé. Un T-shirt des Hollywood Brats. Son cousin au troisième degré, Casino Steel, avait joué du synthé dans ce groupe, et Erik affirmait mordicus que si le moment avait été un peu plus propice, les Hollywood Brats auraient pu dépasser les Sex Pistols et les New York Dolls. Il nous avait fait écouter un ou deux de leurs morceaux et je m’étais dit que ce n’était sans doute pas seulement le moment qui n’était pas bon. Mais j’aimais bien son engagement passionnel. D’ailleurs, je l’aimais bien lui, ce n’était pas ça.
« On a un problème. Cette photo que tu as envoyée à Shannon n’a pas été très bien reçue. »
Erik a pâli et cligné des yeux trois fois.
« Elle est venue me voir en me disant qu’elle ne la montrerait pas à Carl parce qu’il allait péter les plombs, mais qu’elle voulait aller chez le lensmann. D’après la loi, c’est de l’exhibitionnisme, ça.
— Non, non, non, écoute, elle m’avait dit…
— Elle avait parlé de photos de nature. Quoi qu’il en soit, je l’ai dissuadée de porter plainte, je lui ai expliqué que ça causerait un tas de problèmes pour tout le monde et que ce serait hyper traumatisant pour Gro. »
J’ai vu ses maxillaires se contracter au son du prénom de sa compagne.
« Quand elle a su que tu allais avoir un bébé, elle a dit qu’elle voulait montrer la photo à ton beau-père, qui n’aurait qu’à décider ce qu’il fallait faire. J’ai bien peur que Shannon soit une fille très déterminée. »
Erik avait toujours la bouche ouverte, mais plus rien n’en sortait.
« Je suis venu pour t’aider. Voir si je pouvais l’arrêter. Je n’aime pas les histoires, tu le sais.
— Oui, a répondu Erik avec un point d’interrogation presque inaudible à la fin.
— Par exemple, je n’aime pas quand les gens traînent sur notre propriété, là où papa et maman sont morts. En tout cas, ça me donne envie de savoir ce qui se passe. »
Erik a encore cligné des yeux. Comme pour me signifier du regard qu’il avait compris, qu’il saisissait que je voulais faire un échange.
« Olsen va envoyer des gens en bas quoi qu’il advienne, n’est-ce pas ?
— Oui. Il a commandé une tenue de protection en Allemagne. Ça ressemble un peu à ce qu’utilisent les démineurs et, apparemment, avec ça, tu es en sécurité sauf si tu te prends carrément un gros rocher. En plus, tu restes libre de tes mouvements.
— Qu’est-ce qu’il cherche ?
— Tout ce que je sais, c’est qu’il veut y descendre, Roy.
— Non. Ce n’est pas lui qui va y descendre, c’est toi. Alors il a dû t’expliquer ce que tu devais chercher.
— Si je le savais, je n’aurais pas le droit de le dire, Roy, tu le comprends bien.
— Bien sûr. Et toi, tu dois bien comprendre que je ne me sens pas le droit d’arrêter une fille qui a été si clairement offensée. »
Erik Nerell me fixait avec des yeux de chien battu. Les épaules tombantes, les mains sur les genoux. Dans les écouteurs sur le banc, entre ses cuisses, tournait toujours « Start Me Up ».
« Vous m’avez piégé. Toi et cette poufiasse. Il est bien en bas, non ?
— Qu’est-ce qui est bien en bas ?
— Le portable de l’ancien lensmann. »
Je conduisais la Volvo d’une main, en tenant mon téléphone de l’autre. « Le portable de Sigmund Olsen a borné jusqu’à vingt-deux heures le soir de sa disparition.
— De quoi tu parles ? » a grogné Carl d’une voix pâteuse. Il semblait avoir la gueule de bois.
« Toutes les demi-heures, un portable allumé émet un signal enregistré par les antennes-relais qui lui donnent du réseau. Autrement dit, les données enregistrées par ces antennes indiquent où le téléphone s’est trouvé et à quel moment.
— Et ?
— Récemment, Kurt Olsen est allé parler avec le téléopérateur en ville, et il a obtenu les données du jour de la disparition de son père.
— Elles sont conservées pendant si longtemps ?
— Manifestement. Le portable a borné dans deux antennes-relais qui montrent que Sigmund Olsen – ou du moins son portable – n’a pas pu être à son chalet à l’heure où le témoin dit avoir entendu une voiture s’arrêter et un moteur de bateau démarrer. C’était après la tombée de la nuit et le portable se trouvait alors dans une zone qui ne couvre que notre ferme, Huken, la ferme de Simon Nergard et la forêt qui descend au bourg. Ce qui cadre mal avec l’information que tu as donnée à la police selon laquelle Sigmund Olsen aurait quitté notre ferme à dix-huit heures trente.
— Je n’ai pas dit où le lensmann était parti, juste qu’il avait quitté la ferme. » Carl semblait désormais réveillé et lucide. « À tous les coups, il s’est arrêté quelque part entre chez nous et le bourg. Cette voiture et ce bateau que le témoin a entendus après la tombée de la nuit appartenaient peut-être à quelqu’un d’autre, après tout, il n’y a pas que le chalet d’Olsen là-bas. Ou alors le témoin se souvient mal de l’horaire, ce n’était pas précisément des événements très notables.
— Je suis d’accord. » J’ai noté que je me rapprochais d’un tracteur. « Mais au-delà des questions de chronologie, ce qui m’inquiète le plus, c’est l’idée que Kurt trouve le téléphone dans Huken. Parce que, d’après Erik Nerell, c’est ça qu’il cherche.
— Oh, merde ! Mais est-ce qu’il pourrait y être ? Tu n’avais pas rangé derrière lui ?
— Si. Il ne restait rien. Mais tu te souviens qu’il commençait à faire nuit quand on a remonté le corps et que je me suis réfugié dans la voiture en entendant une pierre tomber ?
— Oui ? »
J’ai déboîté sur l’autre voie. Je voyais bien que nous étions trop près du virage, mais je l’ai fait quand même. J’ai appuyé sur l’accélérateur et je me suis rabattu prestement devant le tracteur au début du virage, j’ai pu voir le conducteur secouer la tête dans mon rétro.
« Ce n’était pas une pierre qui tombait, c’était son portable. Il l’avait dans un étui en cuir clippé à la ceinture. Quand on l’a remonté, l’étui a frotté contre la paroi et été arraché, mais dans le noir, je ne l’ai pas vu.
— Qu’est-ce qui te rend si sûr de ton fait ?
— C’est que ça m’a rappelé un truc. Il manquait quelque chose quand j’ai regardé le cadavre. Et ensuite, quand on était au garage et qu’on allait le mettre en pièces, j’ai enlevé la ceinture et découpé les vêtements. J’ai fait les poches pour enlever tout ce qui était métallique avant qu’on laisse Fritz s’occuper du reste. Il y avait des pièces de monnaie, la boucle de ceinture et un briquet. Mais pas de portable. Putain, je n’y ai même pas pensé, je savais pourtant qu’il le gardait dans cet étui en cuir ringard. »
Le silence a duré quelque temps au bout du fil. « Alors qu’est-ce qu’on fait ? a finalement demandé Carl.
— Il faut qu’on redescende dans Huken. Avant Kurt.
— Et quand est-ce qu’il va y aller ?
— Kurt a reçu la combinaison hier. Erik va le retrouver pour l’essayer maintenant, à dix heures, ensuite ils montent directement à Huken. »
Le souffle de Carl a grésillé dans l’appareil. « Oh ! merde ! »