On dit que c’est moi qui ressemble le plus à papa.
Taciturne, solide, gentil, plein de bon sens. Un bourrin fini, sans véritable talent manifeste, mais qui s’en sortira toujours, peut-être surtout parce qu’il n’attend pas trop de la vie. Un ermite facile à vivre, avec suffisamment d’empathie pour percevoir les problèmes des gens et assez de retenue pour ne pas se mêler de ce qui ne le regarde pas. Tout comme papa ne laissait pas non plus les autres se mêler de sa vie. On disait qu’il était fier sans être arrogant et que le respect qu’il témoignait aux autres était réciproque, même s’il n’a jamais d’aucune manière été le chef de meute. Ce rôle, il le laissait aux plus éloquents, aux plus habiles de leur plume, aux plus loquaces, aux plus charismatiques et visionnaires. Aux Aas et aux Carl. Aux moins honteux.
Car il avait honte. Qualité dont j’ai indéniablement hérité.
Lui avait honte de ce qu’il était et de ce qu’il faisait. Moi, de celui que j’étais et de ce que je ne faisais pas.
Papa m’aimait bien. Moi, je l’adorais. Et lui, adorait Carl.
En tant qu’aîné, j’avais été soigneusement initié à tout ce qu’il faut savoir pour diriger une ferme comptant trente chèvres. En Norvège, le cheptel caprin avait été cinq fois plus important du vivant de mon grand-père et mon père avait vu le nombre d’éleveurs diminuer de moitié en dix ans, il devait donc bien se douter qu’à une échelle aussi limitée qu’Opgard la chèvre ne permettrait pas de faire vivre son homme à long terme. Mais, comme il disait, il existait toujours cette possibilité qu’un jour il n’y ait plus d’électricité, que le monde soit projeté dans le chaos et que ce soit chacun pour soi. Là, les gens comme moi s’en sortiraient.
Et les gens comme Carl sombreraient.
Et c’était peut-être pour cela qu’il aimait Carl plus fort.
Ou parce que Carl ne le vénérait pas comme moi.
Je ne sais pas si c’était ça, un mélange d’instinct de protection et de besoin d’être aimé par son fils. Ou si c’était que Carl ressemblait tellement à maman quand il l’avait rencontrée. À la fois dans la façon de parler, de rire, de penser, de bouger et physiquement, quand on regardait les photos de maman de l’époque. Carl était beau comme Elvis, disait toujours papa. C’était peut-être ça qui l’avait fait craquer chez maman aussi. Sa beauté elvisienne. Une Elvis blonde, certes, mais avec les mêmes traits latino-indiens : des yeux en amande, une peau lisse rayonnante, des sourcils marqués. Un sourire et un rire qui semblaient toujours affleurer. Mon père était peut-être retombé amoureux de maman. Puis de nouveau de Carl.
Je ne sais pas.
Je sais seulement que papa assurait la lecture du soir dans notre chambre d’enfants et qu’il y consacrait de plus en plus de temps. Qu’il continuait bien après que je m’étais endormi sur le lit du dessus et que je n’en ai rien su jusqu’à une nuit où j’ai été réveillé par Carl qui pleurait et papa qui lui disait chut. J’ai regardé par-dessus mon garde-corps et vu que la chaise de papa était vide, qu’il avait dû aller dans le lit de Carl.
« Qu’est-ce qui se passe ? »
Aucune réponse ne venant d’en bas, j’ai répété ma question.
« Carl a juste fait un mauvais rêve, a dit papa. Dors maintenant, Roy. »
Et j’ai dormi. J’ai dormi du sommeil coupable des innocents. Et j’ai continué de le faire jusqu’à la nuit où Carl a pleuré de nouveau, et cette fois papa était reparti, alors mon petit frère était seul et n’avait personne pour le consoler. Je suis descendu, l’ai entouré de mes bras et lui ai dit que s’il me racontait son rêve, les monstres disparaîtraient à coup sûr.
Et Carl a reniflé en disant que les monstres lui avaient dit qu’il n’avait pas le droit de raconter, parce qu’ils reviendraient nous prendre aussi, maman et moi, et ils iraient nous dévorer dans Huken.
« Mais pas papa ? » ai-je demandé.
Il n’a pas répondu et je ne sais pas si j’ai compris, mais refoulé sur-le-champ, ou si c’est seulement plus tard que j’ai compris, que j’ai voulu comprendre : le monstre, c’était notre père. Papa. Et je ne suis pas sûr que maman ait voulu comprendre, si tant est que ce soit une question de volonté, parce que ça se passait sous nos yeux, à côté de nos oreilles. Elle était donc aussi coupable que moi de regarder ailleurs et de ne pas l’arrêter.
Quand j’ai finalement tenté de le faire, j’avais dix-sept ans et papa et moi étions seuls dans la grange. Je lui tenais l’échelle pendant qu’il changeait la lampe sous le faîte. Les granges ne sont pas très hautes de plafond à la montagne, mais j’avais peut-être quand même le sentiment de constituer un risque, là, plusieurs mètres sous lui.
« Tu n’as pas le droit de faire ce que tu fais avec Carl.
— Ah bon », a-t-il répondu calmement en finissant de changer la lampe.
Ensuite, il est descendu de l’échelle que je tenais aussi fermement que possible. Il a posé les ampoules grillées avant de me frapper. Pas au visage, mais dans le corps, à tous les endroits mous qui faisaient le plus mal. Quand je me suis retrouvé dans le foin, le souffle coupé, il s’est penché au-dessus de moi et m’a chuchoté d’une voix rauque et pâteuse : « Tu n’accuses pas ton père de choses pareilles, sinon il te tuera, Roy. Il n’y a qu’une seule façon d’arrêter un père, c’est de la boucler, d’attendre l’occasion et de le tuer. Tu comprends ? »
Bien sûr que je comprenais. C’est ce que le Petit Chaperon rouge aurait dû faire. Mais je n’arrivais pas à parler, pas même à acquiescer, j’ai juste levé à peine la tête et vu qu’il avait les larmes aux yeux.
Papa m’a aidé à me remettre debout, nous avons mangé notre en-cas du soir et, cette nuit-là, il est revenu dans le lit de Carl.
Le lendemain, il m’a emmené dans la grange où il avait suspendu le grand sac de boxe qu’il avait rapporté du Minnesota. Pendant un temps, il avait eu très envie que Carl et moi boxions, mais nous n’étions pas intéressés, même quand il nous avait parlé des célèbres frères boxeurs Mike et Tommy Gibbons du Minnesota. Tommy Gibbons était le préféré de papa et il nous avait montré des photos de lui, disant que Carl lui ressemblait, à ce grand poids lourd blond. Alors que moi, je ressemblais à Mike, le grand frère, qui était plus petit, et dont la carrière avait été moins flamboyante. Quoi qu’il en soit, ni l’un ni l’autre n’étaient devenus champions, le plus approchant était Tommy qui, en 1923, avait fait quinze rounds face au grand maître Jack Dempsey pour finalement perdre aux points. Ça s’était passé dans la bourgade de Shelby, une croix sur The Great Northern Railway que le directeur des chemins de fer, Peter Shelby – dont le nom avait été donné au bourg –, avait qualifié de « bourbier abandonné des dieux ». Les habitants avaient investi tout ce qu’ils avaient et plus encore dans le match de boxe qui, leur avait-on promis, allait placer le bourg sur la carte des États-Unis. On avait construit un stade exprès, mais seuls sept mille spectateurs étaient venus, plus ceux qui s’étaient glissés à l’intérieur sans payer, et tout le bourg – y compris quatre banques – avait fait faillite. Tommy Gibbons avait quitté une localité en ruine, sans titre, sans un rond, riche seulement de savoir qu’il avait au moins essayé.
« Tu te sens comment, physiquement ? m’a demandé papa.
— Ça va », ai-je dit, même si j’avais encore mal partout.
Papa m’a montré la position des pieds et les techniques de base, avant de lacer ses gants de boxe fatigués sur mes poings.
« Et la garde ? ai-je demandé en pensant au petit extrait que j’avais vu du match Dempsey-Gibbons.
« Tu vas taper fort et en premier, donc tu n’en as pas besoin. » Il s’est positionné derrière le sac. « Ça, c’est l’ennemi. Dis-toi qu’il faut que tu le tues avant qu’il te tue, toi. »
Et j’ai tué. Il retenait le sac pour l’empêcher de balancer trop, mais, de temps à autre, il avançait la tête. Comme pour me montrer qui je m’entraînais à démolir.
« Pas mal », a-t-il déclaré quand j’étais plié en deux, les mains sur les genoux, ruisselant de sueur. « Et maintenant, on va te mettre du sparadrap et tu vas recommencer sans gants. »
Au bout de trois semaines, j’avais fait un trou dans le sac et il a fallu recoudre la housse avec du gros fil. Je m’ensanglantais les poings, je laissais cicatriser deux jours et je les ensanglantais encore. C’était mieux comme ça, la douleur atténuait la douleur, atténuait ma honte de ne faire que cogner dans le sac, d’être incapable d’entreprendre autre chose.
Parce que ça continuait.
Moins souvent, peut-être, je ne m’en souviens pas.
Je me souviens juste qu’il ne se souciait plus de savoir si je dormais, il ne se souciait pas de savoir si maman dormait, il se souciait seulement d’établir qu’il était seigneur en sa maison et qu’un seigneur agissait comme bon lui semblait. Il avait fait de moi un adversaire physiquement digne de lui pour me rappeler que ce avec quoi il nous dominait, c’était l’esprit, pas la matière. Parce que la matière est périssable, elle vieillit, alors que l’esprit est éternel.
Et j’avais honte. J’avais honte quand mes pensées tentaient d’échapper aux bruits au-dessous, au lit superposé qui bougeait et qui grinçait, à cette maison. Une fois qu’il était parti, je descendais trouver Carl, je le tenais dans mes bras jusqu’à ce qu’il arrête de pleurer, je lui chuchotais à l’oreille qu’un jour, un jour, on partirait loin. Je l’arrêterais. J’arrêterais ma putain d’image dans le miroir. Mots vides qui ne faisaient que décupler ma honte.
Nous sommes devenus assez grands pour aller à des soirées. Carl buvait et se retrouvait dans des embrouilles plus souvent que de raison. J’étais content, parce que je me voyais ainsi offrir une arène où je pouvais faire ce que je ne réussissais pas à la maison : protéger mon petit frère. C’était simple, j’appliquais juste ce que papa m’avait appris, je tapais fort et en premier. Je frappais des visages comme des sacs de sable avec la gueule de papa dessus.
J’attendais que le jour vienne. Et le jour est venu.
Carl m’a dit qu’il était allé chez le médecin. Qu’on l’avait examiné et qu’on lui avait posé un tas de questions. Qu’ils avaient des soupçons. Je lui ai demandé ce qui n’allait pas. Il a baissé son pantalon, m’a montré et ma fureur était telle que je me suis mis à pleurer.
Avant de me coucher ce soir-là, je suis allé chercher le couteau de chasse dans le sas d’entrée de la maison. Je l’ai placé sous mon oreiller et j’ai attendu.
Il est venu le quatrième soir. Comme d’habitude, j’ai été réveillé par le léger grincement des gonds. Il avait éteint la lumière dans le couloir, donc je ne pouvais que deviner les contours de sa silhouette dans l’embrasure. J’ai glissé ma main sous l’oreiller, l’ai serrée autour du manche du couteau. Oncle Bernard, qui avait tout lu sur l’opération de sabotage à Os pendant la guerre, m’avait expliqué que le silent killing consistait à planter le couteau dans le dos de l’ennemi, à la hauteur des reins. Que trancher la gorge était bien plus difficile qu’il n’y paraissait dans les films, que souvent, on se coupait le pouce de la main qui tenait l’ennemi. Je ne savais pas exactement à quel niveau se trouvaient les reins, mais j’avais de toute façon l’intention de m’y reprendre à plusieurs fois et je finirais bien par toucher juste à un moment ou à un autre. Sans quoi je n’aurais qu’à lui couper la gorge et mon pouce avec, rien à foutre.
La silhouette a vacillé légèrement, il avait peut-être bu quelques bières de plus que d’habitude, mais il est resté là, comme s’il se demandait s’il s’était trompé de chambre. Et c’était le cas. Pendant des années. Mais cette fois-ci serait la dernière.
J’ai entendu un bruit, comme s’il prenait son souffle, ou humait l’air.
La porte s’est refermée, il faisait noir comme dans un four, je me suis préparé. Mon cœur battait si fort que je le sentais, physiquement, appuyer contre ma cage thoracique. Puis j’ai entendu ses pas dans l’escalier et j’ai compris qu’il avait changé d’avis.
La porte d’entrée de la maison s’est ouverte.
L’avait-il flairé ? J’avais lu que l’adrénaline dégageait une odeur caractéristique que notre cerveau percevait – consciemment ou non – et qui nous mettait automatiquement sur nos gardes. Ou avait-il pris une décision, là, dans l’embrasure ? Non seulement de s’en aller d’ici maintenant, ce soir, mais que ceci était terminé. Que ça ne se reproduirait plus jamais.
Je tremblais, et quand ma gorge a produit un son éraillé au moment où j’inspirais, j’ai compris que j’avais retenu mon souffle depuis que j’avais entendu la porte grincer.
Au bout de quelque temps, j’ai entendu des pleurs assourdis. J’ai de nouveau retenu mon souffle, mais ce n’était pas Carl, sa respiration était redevenue régulière. Ça venait du tuyau de poêle.
Je me suis glissé hors de mon lit et rhabillé avant de descendre.
Maman était à la table de la cuisine, dans la pénombre. Vêtue de sa robe de chambre rouge aux allures de longue doudoune, elle regardait par la fenêtre, vers la grange, où la lumière était allumée. Elle tenait un verre et, devant elle, sur la table, se trouvait la bouteille de bourbon qui restait intacte dans le vaisselier de la salle à manger depuis des années.
Je me suis assis.
J’ai regardé dans la même direction qu’elle, vers la grange.
Elle a vidé son verre, s’est resservie. C’était la première fois depuis le soir au Grand Hotel que je la voyais boire en dehors du réveillon de Noël.
Quand elle a enfin parlé, sa voix était rugueuse et chevrotante.
« Tu sais, Roy, j’aime tellement ton père que je ne peux pas vivre sans lui. »
Cela sonnait comme la conclusion d’une longue conversation muette qu’elle avait eue avec elle-même.
Je n’ai rien dit, je me suis contenté de fixer la grange. J’attendais un bruit là-bas.
« Mais lui, il peut vivre sans moi, a-t-elle ajouté. Tu sais, à la naissance de Carl, il y a eu des complications. J’avais perdu beaucoup de sang et j’étais inconsciente, alors le médecin a dû laisser ton père prendre la décision. Il y avait deux interventions possibles, l’une risquée pour le bébé, l’autre pour la mère. Ton père a choisi celle qui était risquée pour moi, Roy. Ensuite, il m’a dit que j’aurais fait pareil, et il avait raison. Mais ce n’est pas moi qui ai choisi, Roy, c’est lui. »
Quel bruit attendais-je ? Je le savais. Une détonation. La porte d’entrée était ouverte quand j’étais descendu. Le fusil habituellement accroché en haut du mur n’y était pas.
« Mais si j’avais dû choisir entre sauver ta vie ou la vie de Carl et la sienne à lui, je l’aurais choisi lui, Roy. Sache-le. C’est tout ce que je vaux, comme mère. » Elle a porté son verre à ses lèvres.
C’était la première fois qu’elle me parlait comme ça, et pourtant je m’en moquais. Je ne pensais qu’à ce qui se passait dans la grange.
Je me suis levé et je suis sorti. C’était la fin de l’été, l’air de la nuit était rafraîchissant sur mes joues chaudes. Je ne me suis pas hâté. Je marchais d’un pas mesuré, presque comme un homme adulte. À la lumière de la porte ouverte, j’ai vu le fusil, appuyé contre le chambranle, et en approchant, l’échelle contre une poutre, et une corde passée par-dessus.
Mais avant tout, j’ai entendu les claquements éteints des coups contre le plastique du sac de sable.
Je me suis arrêté avant d’arriver à la porte, mais j’étais si près qu’il entrait dans mon champ de vision. Il cognait le sac. Savait-il que la face que j’avais dessinée dessus était la sienne ? Probablement.
Le fusil était-il là parce qu’il n’avait pas réussi à mener à bien le processus ? Ou était-ce une invitation pour moi ?
Mes joues n’étaient plus chaudes, elles et mon corps entier se sont soudain glacés et la petite brise nocturne a traversé mon corps comme si j’étais un putain de fantôme.
Je suis resté à regarder mon père. Je me doutais qu’il voulait que je l’arrête, que j’arrête ce qu’il faisait, que j’arrête son cœur. C’était plié, il avait tout organisé pour qu’on pense qu’il l’avait fait lui-même, même la corde parlait une langue claire. Je n’avais besoin que de tirer à bout portant et de poser le fusil à côté du cadavre. Je tremblais. Je ne contrôlais plus mon corps, rien n’obéissait, mes membres n’étaient que secousses et tressaillements. Je ne ressentais plus aucune peur ni colère, seulement de l’impuissance et de la honte. Parce que je n’y arrivais pas. Il voulait mourir, je voulais qu’il meure, et pourtant je n’y arrivais pas, bordel. Parce qu’il était moi. Je le détestais et j’avais besoin de lui, comme je me détestais et j’avais besoin de moi-même. J’ai tourné les talons et suis reparti vers la maison alors que je l’entendais gémir, cogner, jurer, cogner, sangloter, cogner.
Le lendemain au petit déjeuner, c’était comme si rien ne s’était passé. Papa a lancé un regard vers la fenêtre de la cuisine en faisant une remarque sur le temps, alors que maman enjoignait à Carl de se dépêcher pour arriver à l’heure à l’école. Comme si j’avais rêvé.