La neige est arrivée le 1er janvier et elle a tenu jusqu’à la fin avril. À Pâques, il y a eu plus de circulation que jamais vers les chalets et la station-service a fait un chiffre d’affaires record, donc il y avait une bonne ambiance à la boutique.
Puis est venu le rapport sur la construction de la nationale concluant qu’il fallait creuser un tunnel et la faire passer en dehors d’Os.
« C’est dans longtemps », a consolé Voss Gilbert, l’héritier d’Aas au parti. Peut-être bien, mais les élections municipales n’étaient pas dans longtemps, elles, et son parti a perdu. Parce que c’est clair, quand un bourg peut être rayé de la carte de Norvège d’un trait de crayon, c’est que quelqu’un de la municipalité n’a pas fait son boulot de lobbying.
J’ai eu des réunions au siège et nous sommes convenus de traire la vache tant que nous l’avions. Ensuite, restructurations, réductions d’échelle, traduction : licenciements. On a besoin de petites stations-service aussi. Si ça ne marchait pas, je n’avais pas de souci à me faire, m’a-t-on dit.
« Ma porte te sera toujours ouverte, Roy, a déclaré Pia Syse. Si tu as envie d’essayer quelque chose de nouveau, il suffit d’appeler, tu as mon numéro. »
J’ai passé la vitesse supérieure. Je travaillais plus que jamais. Ça m’allait, j’aime travailler. Et je m’étais fixé un objectif. Avoir ma propre station-service.
Un jour, Dan Krane est entré dans la boutique. Il est venu me trouver au distributeur de café, que j’étais en train de nettoyer. Il m’a demandé s’il pouvait me poser quelques questions pour un article sur Carl.
« On a entendu dire qu’il s’en sort très bien là-bas, a-t-il dit.
— Ah bon ? ai-je répondu en continuant mon nettoyage. Alors tu vas écrire un article élogieux ?
— Oh, notre devoir est tout de même d’apporter un éclairage sur les deux côtés.
— Et pas tous les côtés ?
— Voyez-vous ça, tu formules ça mieux qu’un rédacteur en chef », a-t-il commenté, un léger sourire aux lèvres.
Je ne l’aimais pas. En même temps je n’aime pas grand monde, alors ça ne change rien. À son arrivée dans le bourg, il m’a fait penser à ces setters anglais que les gens des chalets emmènent dans leur SUV : maigres, impatients, mais aimables. C’était toutefois une amabilité froide, un comportement acquis utilisé comme un moyen d’atteindre un objectif à plus long terme, et j’ai commencé à comprendre ce que Dan Krane était réellement : un marathonien. Un stratège qui ne perdait jamais patience sur le terrain, trimait patiemment sans jamais faire d’avancée brutale, parce qu’il savait qu’à la fin son endurance le conduirait au podium. Cette certitude se voyait dans son langage corporel, s’entendait dans sa façon de s’exprimer, oui, elle brillait dans son regard. Il avait beau n’être aujourd’hui qu’un pauvre rédacteur de petit journal, il se dirigeait vers de plus hauts sommets. Il était taillé pour accomplir de grandes choses, comme on dit. Il avait sa carte au parti d’Aas, mais même si Os Blad était un journal ouvertement travailliste, le règlement intérieur précisait que le rédacteur en chef ne pouvait pas avoir de mandats politiques, ce qui pouvait remettre en cause son intégrité. Père d’enfants en bas âge, Dan Krane était en outre bien occupé, et n’allait donc pas se présenter aux prochaines élections municipales, en revanche, aux suivantes ou à celles d’après, la situation serait différente. Oui, ce n’était qu’une question de temps avant que Dan Krane ne serre ses maigres phalanges autour du marteau du maire.
« Ton frère a pris des risques et il a gagné beaucoup d’argent avec cet investissement dans un centre commercial quand il était encore étudiant. » Krane a tiré un calepin et un stylo de la poche de sa veste Jack Wolfskin. « Tu y as participé aussi ?
— Je ne sais pas de quoi tu parles.
— Non ? J’ai pourtant cru comprendre que tu avais contribué à financer l’achat d’actions en apportant les dernières deux cent mille couronnes. »
J’espérais qu’il ne m’avait pas vu tressaillir.
« Qui t’a raconté ça ? »
De nouveau, ce petit sourire, comme si sourire de toutes ses dents lui était physiquement douloureux. « Même dans la presse locale, nous devons protéger nos sources, tu sais. »
Était-ce le directeur de la banque ? Willumsen ? Un autre employé de la banque ? Quelqu’un qui avait suivi la piste de l’argent, comme on dit ?
« Sans commentaires », ai-je répondu.
Krane a ri doucement en prenant note. « Tu veux vraiment qu’on écrive ça, Roy ?
— Écrire quoi ?
— Sans commentaires. C’est ce que répondent les politiques et les célébrités de la capitale. Quand ils sont en difficulté. Ça pourrait créer une impression un peu étrange.
— L’impression, je pense que c’est toi qui la crées, non ? »
Krane a souri en secouant la tête. Une tête étroite, dure, aux cheveux raides. « J’écris seulement ce qui est dit, Roy.
— Alors fais-le. Écris cette conversation, mot pour mot. Y compris ton conseil intéressé de ne pas dire “sans commentaires”.
— L’interview doit être rédigée, tu sais. Pour mettre en avant l’essentiel.
— Et c’est toi qui décides ce qui est essentiel. Donc l’impression, c’est toi qui la crées. »
Krane a soupiré. « Je déduis de ton attitude de rejet que tu ne souhaites pas de publicité autour de ta participation avec Carl à ce projet à risque.
— Pose la question à Carl. » J’ai refermé la devanture du distributeur et appuyé sur le bouton. « Café ?
— Oui, merci. Tu n’as sans doute aucun commentaire non plus sur le fait que Carl vient de déplacer son activité au Canada après que sa société a fait l’objet d’une enquête sur ce que l’autorité américaine de surveillance de la Bourse considère comme de la manipulation des cours.
— Là où j’ai un commentaire, en revanche… » Je lui ai tendu le gobelet de café. « … c’est sur le fait que tu écrives un papier sur l’ex-petit copain de ta femme. Tu le veux, ce commentaire ? »
Krane a poussé un gros soupir, rangé son calepin dans sa poche et trempé les lèvres dans son café. « Si les journalistes du quotidien local d’un bourg comme celui-ci ne devaient écrire sur personne avec qui ils ont un quelconque lien, nous ne pourrions pas écrire un seul article.
— Je comprends, mais tu vas en informer les lecteurs au-dessous de l’article, n’est-ce pas ? Que l’article a été écrit par quelqu’un qui s’est fait servir après Carl Opgard. »
Je voyais des éclairs dans les yeux du marathonien à présent. Sa stratégie au long cours était sous pression, et il était sur le point de dire ou de faire quelque chose qui n’allait pas servir l’objectif final.
Et après que son frère, Roy, avait refusé de se faire servir.
Je ne l’ai pas dit. Bien sûr que je ne l’ai pas dit. Je me suis juste amusé à me demander si ça lui ferait perdre le rythme.
« Merci pour ton temps. » Il a remonté la fermeture Éclair de sa veste déperlante.
« C’est moi qui te remercie. Ça fera vingt couronnes. »
Il a regardé son gobelet puis moi. J’ai essayé d’imiter son sourire infime.
Le journal a publié un papier sur Carl Abel Opgard, un garçon de notre bourg qui avait réussi outre-Atlantique. Signé par un pigiste.
Quand je suis rentré à la ferme après ma conversation avec Krane, je suis allé courir. J’ai délicatement inspecté deux nids que j’avais trouvés, j’ai tapé dans le vieux sac de sable dans la grange pendant une demi-heure. Puis je suis monté dans la nouvelle salle de bains et j’ai pris une douche. Du shampoing dans les cheveux, j’ai pensé à l’argent qui avait suffi non seulement pour refaire l’isolation de la salle de bains, mais encore pour remplacer les fenêtres. J’ai levé le visage, ai laissé le jet chaud laver cette journée. Une autre m’attendait. J’avais pris le rythme. J’avais un objectif et une stratégie. Je n’allais pas devenir maire, juste m’acheter cette putain de station-service. Mais je n’en étais pas moins en train de devenir un marathonien.
Et puis Carl a téléphoné pour m’annoncer qu’il rentrait.