Quelques mois après l’épisode de la grange, Mme Willumsen est venue au garage. Elle souhaitait une révision de sa Saab Sonett, un roadster de 1958, le seul cabriolet du bourg.
Les gens disaient que la femme de Willumsen nourrissait une obsession maladive pour une diva de la pop des années soixante-dix et qu’elle la copiait en tout : voiture, vêtements, coiffure, maquillage, comportement. Elle cherchait même à adopter sa célèbre voix très grave. J’étais trop jeune pour me souvenir de la chanteuse, mais Mme Willumsen était une diva, pas de doute là-dessus.
Oncle Bernard avait un examen médical, alors j’ai dû regarder moi-même si la caisse présentait des vices apparents.
« Plutôt élégante, cette carrosserie », ai-je remarqué en passant la main sur les rondeurs de l’avant. Plastique à renfort de verre. Oncle Bernard disait que Saab avait produit moins de dix exemplaires de ce modèle et que Willumsen avait dû débourser plus qu’il ne lui plaisait.
« Merci », a-t-elle répondu.
J’ai ouvert le capot, observé brièvement le moteur, vérifié que les câbles et les bouchons étaient bien mis, imitant là aussi les gestes d’un autre, oncle Bernard, en l’occurrence.
« Tu m’as l’air de savoir comment manipuler l’intérieur aussi, pour quelqu’un de si jeune. »
C’était mon tour de remercier.
Il faisait chaud, je travaillais sur un camion, et j’avais baissé ma combinaison et j’étais donc torse nu. Je boxais beaucoup dans la grange à présent, et là où je n’avais auparavant eu que la peau sur les os, j’avais désormais des muscles, son regard a glissé sur mon corps pendant qu’elle m’exposait sa requête. Quand j’ai enfilé un T-shirt avant de regarder sa voiture de plus près, elle a eu l’air presque déçue.
J’ai claqué le capot et me suis tourné vers elle. Avec ses talons hauts, elle n’était pas seulement plus grande que moi, elle me dominait.
« Alors ? a-t-elle fait d’une voix d’alto vibrante. Tu aimes ce que tu vois ?
— C’est pas mal, mais il va falloir que j’examine de plus près », ai-je répondu, l’assurance affectée, comme si c’était moi, et pas oncle Bernard, qui allais examiner de plus près.
Je la soupçonnais d’être plus âgée qu’elle n’en avait l’air. Ses sourcils semblaient avoir été rasés et redessinés. Elle avait des ridules au-dessus de la lèvre supérieure. Mais Mme Willumsen n’en restait pas moins ce qu’oncle Bernard appelait un beau gréement.
« Et après… » Elle a incliné la tête sur le côté en me dévorant du regard comme si elle était chez le boucher et que j’étais un morceau de viande de l’étal. « … l’examen ?
— On change ce qu’il y a à changer dans le moteur. Dans les limites du raisonnable et de la décence, bien sûr. » Cette réplique aussi, c’était du oncle Bernard, sauf que j’avais dégluti au milieu de la phrase.
« Les limites de la décence », a-t-elle fait en souriant, comme si j’avais produit un trait d’esprit à la Oscar Wilde, à part qu’à cette époque je n’avais jamais entendu parler de lui. J’ai en tout cas compris que je ne me faisais pas forcément d’idées en voyant dans cette conversation des sous-entendus érotiques. Sans nul doute, Mme Willumsen flirtait avec moi. Je ne m’imaginais pas qu’elle voulait davantage, mais elle prenait en tout cas le temps de jouer un peu avec un adolescent de dix-sept ans, comme un chat donne un ou deux coups de patte dans une pelote de laine avant de passer son chemin. Et rien que ça, ça me rendait fier et arrogant.
« Mais ce que je peux d’ores et déjà affirmer, c’est qu’il n’y a pas grand-chose à arranger. » J’ai tiré ma boîte de tabac argentée de ma poche avant de me pencher sur le capot. « Cette voiture a l’air d’être en super état. Pour un modèle si vieux. »
Mme Willumsen a ri.
« Rita. » Elle m’a tendu une main de porcelaine aux ongles rouge sang.
Si j’avais eu plus d’expérience, je l’aurais sans doute baisée, cette main, au lieu de quoi j’ai reposé ma boîte de tabac, je me suis essuyé sur les chiffons qui pendaient de ma poche arrière et je lui ai tendu la mienne dans une franche poignée. « Roy. »
Elle m’a observé pensivement. « Bien, Roy. Mais tu n’as pas besoin de serrer si fort.
— Hein ?
— On ne dit pas “hein”, mais “pardon”. Et essaie encore une fois. » Elle m’a retendu la main.
Je l’ai serrée encore. Doucement cette fois. Elle l’a retirée.
« Je n’ai pas dit qu’il fallait la prendre comme si c’était un objet volé, Roy. Je te donne ma main, et, pendant un temps limité, elle est à toi. Alors utilise-la, sois bon avec elle, traite-la de façon qu’on te la prête encore. »
Elle m’a tendu la main une troisième fois.
Je l’ai entourée des deux miennes.
Je l’ai caressée. Je l’ai collée contre ma joue. Aucune idée d’où me venait ce courage. Je sais simplement qu’à ce moment précis je le possédais tout ce courage qui m’avait manqué devant la grange, quand je regardais le fusil dans l’embrasure de la porte.
Rita Willumsen a ri, regardé furtivement alentour pour vérifier qu’il n’y avait toujours personne pour nous voir, m’a laissé sa main quelques instants avant de la retirer lentement.
« Tu apprends vite. Très vite. Et demain, tu seras un homme. Tu feras sans doute le bonheur de quelqu’un, Roy. »
Une Mercedes s’est arrêtée à notre hauteur, Willumsen en a bondi et a à peine eu le temps de me dire bonjour tant il était pressé d’aller ouvrir la portière de madame. Qui était donc désormais pour moi Rita Willumsen. Il lui a tenu la main pendant qu’elle manœuvrait pour entrer dans la voiture, talons hauts, cheveux hauts, et longue jupe serrée. Quand ils sont repartis, j’ai éprouvé un mélange d’excitation et de perplexité face à ce qui m’attendait soudain. Excitation à cause de la main de Mme Willumsen dans la mienne, de ses ongles longs qui avaient raclé ma paume, et du fait que, de toute évidence, elle était une épouse fort appréciée de Willumsen, l’homme qui avait roulé papa en lui vendant la Cadillac et s’en était vanté. Perplexité à cause du moteur où tout semblait être à l’envers. La boîte de vitesses était placée devant le moteur. Oncle Bernard m’a expliqué que c’était dû à l’équilibrage particulier de la Sonett, les constructeurs avaient même tourné le vilebrequin, si bien que le moteur de cette voiture était dans le sens inverse de toutes les autres. La Saab Sonett. Quelle voiture ! Quel exemplaire merveilleux et futile de beauté vénérable !
J’ai travaillé sur la Saab jusque tard dans la nuit, vérifiant, vissant, changeant. Je débordais d’une énergie nouvelle dont la provenance m’était inconnue. Enfin, si, je savais. C’était Rita Willumsen. Elle m’avait touché. Je l’avais touchée. Elle m’avait vu comme un homme. Ou du moins comme l’homme que je pouvais devenir. Et ça avait changé quelque chose. À un moment donné, alors que j’étais dans la fosse de graissage et que je passais la main sur le châssis de la voiture, j’ai senti que je bandais. J’ai fermé les yeux et imaginé la scène. Essayé d’imaginer la scène. Rita Willumsen à moitié nue sur le capot de sa Saab, me faisant signe de venir en remuant l’index. Le vernis rouge. Putain.
J’ai tendu l’oreille pour m’assurer que j’étais seul dans l’atelier avant de baisser la fermeture Éclair de ma combinaison.
« Roy ? » a chuchoté Carl dans le noir quand j’allais me glisser sur le lit du dessus.
J’allais lui dire que j’avais fait des heures sup au garage, que, maintenant, il fallait qu’on dorme, mais quelque chose dans sa voix m’en a empêché. J’ai allumé la lampe au-dessus de son lit. Ses yeux étaient rougis par les larmes et il avait une joue enflée. Mon ventre s’est noué. Depuis le soir du fusil dans la grange, papa s’était tenu à l’écart.
« Il est revenu ? » ai-je chuchoté.
Carl s’est contenté de hocher la tête.
« Et il t’a… il t’a frappé en plus ?
— Oui. J’ai cru qu’il allait m’étrangler. Il était furieux. Il m’a demandé où tu étais.
— Merde.
— Il faut que tu sois là, Roy. Quand tu es là, il ne vient pas.
— Je ne peux pas toujours être là, Carl.
— Alors il faut que je m’en aille. Je n’en peux plus… je ne veux plus vivre avec l’homme qui… »
Je l’ai serré dans mes bras, et j’ai pressé sa tête contre ma poitrine pour éviter que ses sanglots ne réveillent papa et maman.
« Je vais m’en occuper, Carl, ai-je chuchoté dans ses cheveux blonds. Je te le jure. Tu n’auras pas besoin de le fuir. Je vais m’en occuper, tu entends ? »
Quand les premières lueurs du matin ont délavé la nuit, mon plan était prêt.
Une pensée comme ça n’engageait à rien, bien sûr, mais je savais que j’étais prêt. J’ai pensé à ce que Rita Willumsen avait dit, que demain je serais un homme. Eh bien, le jour était venu. Cette fois-ci, je n’allais pas battre en retraite devant le fusil.