Pendant les heures où j’avais réparé la Saab Sonett, j’avais appris une ou deux choses. Non seulement le moteur était à l’envers, mais les freins étaient plus simples. Les voitures modernes avaient des systèmes de freinage doubles, même avec un flexible coupé, les freins continuaient de fonctionner, au moins sur deux roues. Sur la Sonett, en revanche, il suffisait de couper une seule durite et, hop là, on avait une caisse à savon, un canon détaché sur le pont. J’ai songé que c’était vrai de la plupart des vieilles voitures. Comme la Cadillac DeVille de 1979 de papa, même si elle avait deux flexibles de frein.
Quand les hommes de nos contrées ne meurent pas des maladies habituelles, ils meurent dans une voiture sur une route de campagne ou au bout d’une corde ou d’une balle de fusil dans une grange. J’avais laissé passer ma chance et je savais sans doute que papa ne m’offrirait pas d’autre occasion. C’était à moi de réfléchir à une autre solution. Et quand je l’ai trouvée, j’ai su que c’était la bonne. Ce n’était pas une question du capitaine qui doit sombrer sur son propre navire ni rien, c’était purement pratique. Un accident de voiture ne ferait pas l’objet de la même enquête qu’un homme retrouvé mort d’une balle dans le crâne, du moins c’était ce que je me figurais. En plus, je n’avais aucune idée de la façon d’abattre papa dans la grange sans que maman au moins comprenne. Et allez savoir si elle mentirait à la police quand l’homme sans qui elle ne pouvait vivre aurait été tué. C’est tout ce que je vaux, comme mère. Saboter les freins de la Cadillac, en revanche, c’était simple. Et les conséquences faciles à prévoir. Tous les matins, papa se levait, sortait s’occuper des chèvres, rentrait préparer son café et nous regardait sans un mot prendre notre petit déjeuner. Une fois que nous avions enfourché nos vélos – Carl pour l’école, moi pour le garage –, papa prenait le volant de sa Cadillac et descendait au bourg pour acheter le journal et chercher le courrier.
La Cadillac était au sec dans la grange, je l’avais vu faire la manœuvre d’innombrables fois. Démarrer le moteur, appuyer sur l’accélérateur et – sauf en cas de neige ou de verglas – ne pas toucher les freins ni tourner le volant avant d’y être obligé, juste avant le virage des Chèvres.
Nous étions en train de dîner dans la salle à manger quand j’ai annoncé que j’allais dans la grange pour taper dans le sac de frappe.
Personne n’a rien dit, maman et Carl ont raclé les derniers restes de leur assiette. Papa, lui, m’a lancé un regard inquisiteur. Peut-être parce que lui et moi n’avions pas l’habitude de prévenir, nous agissions, un point c’est tout.
J’ai pris mon sac de sport, qui contenait les outils que j’avais choisis au garage. L’opération était un peu plus complexe que prévu, mais une demi-heure plus tard, j’avais découplé la colonne de direction et la crémaillère, percé chaque flexible et vidé le liquide de frein dans un seau. J’ai enfilé mon survêtement et cogné dans le sac de sable pendant une demi-heure, assez pour revenir trempé de sueur quand je suis entré dans le petit salon, où papa lisait le journal et maman tricotait, comme un couple modèle dans une pub des années soixante.
« Tu es rentré tard hier, a remarqué papa sans lever le nez.
— Heures sup, ai-je répondu.
— Ce n’est pas interdit de nous le dire si tu as rencontré une fille », a ajouté maman. En souriant. Comme si c’était exactement ce que nous étions, une famille normale dans une putain de pub.
« Juste des heures sup.
— Bon, a fait papa, pliant son journal. Il se pourrait que tu en aies d’autres qui t’attendent, des heures sup, parce que l’hôpital de Notodden vient de nous appeler. Bernard est hospitalisé. Apparemment, les médecins ont trouvé quelque chose qui ne leur plaît pas lors de son examen. Il va peut-être falloir l’opérer.
— Ah ? ai-je simplement dit, en sentant mon sang se glacer.
— Oui, et sa fille est à Majorque avec sa famille, elle ne pouvait pas interrompre ses vacances, alors l’hôpital voudrait qu’on vienne. »
Carl est entré dans le salon. « Qu’est-ce qui se passe ? » a-t-il demandé. Sa voix résonnait encore comme s’il se réveillait d’une anesthésie et il avait un vilain bleu sur la joue, mais elle avait désenflé.
« On va à Notodden, a annoncé papa, se levant de son fauteuil. Habillez-vous. »
La panique m’a gagné, comme un matin où on sort de la maison par moins trente sans être préparé à ce que la température ait chuté, une paralysie soudaine et totale. J’ai ouvert la bouche, l’ai refermée. Car mon cerveau aussi était engourdi.
« J’ai un contrôle important demain, a déclaré Carl en me fixant du regard. Roy avait promis de me faire réciter. »
Je n’avais entendu parler d’aucun contrôle. Je ne sais pas exactement ce que Carl avait compris ou pas, je sais juste qu’il avait vu que je recherchais désespérément une échappatoire pour ne pas aller à Notodden.
« Eh bien, a conclu maman en regardant papa. Ils n’ont qu’à…
— Pas question ! a-t-il clamé d’un ton sec. La famille passe avant tout.
— Carl et moi, on prendra le bus pour Notodden demain après l’école », ai-je glissé.
Tout le monde m’a observé avec une légère surprise. Car je crois que nous l’avions tous entendu : on aurait dit lui, papa. J’avais tranché et tout le monde se taisait parce qu’on savait qu’il n’y avait pas à discuter.
« Bien », a répondu maman, comme soulagée.
Papa n’a rien dit, mais ne m’a pas quitté des yeux.
Quand ils ont été prêts à partir, Carl et moi les avons accompagnés dans la cour.
Nous étions là, devant la voiture, au crépuscule, une famille de quatre qui allait être coupée en deux. « Soyez prudents sur la route », ai-je dit.
Papa a hoché la tête. Lentement. Il est bien sûr possible qu’a posteriori j’aie surinterprété ces dernières paroles. Ou dans le cas de papa : ce dernier hochement de tête muet. Toujours est-il que j’ai vu quelque chose, quelque chose qui ressemblait à de l’estime. Ou peut-être plutôt un constat. Le constat que son fils devenait adulte.
Maman et lui se sont installés, la Cadillac a démarré dans un grognement, qui s’est mué en ronronnement doux. Ils ont roulé vers le virage des Chèvres.
Nous avons vu les feux de freinage s’allumer. Ils sont reliés à la pédale et s’allument même si les freins ne fonctionnent pas. La vitesse a augmenté. Carl a émis un bruit. J’imaginais papa tournant le volant, entendant un raclement de la colonne de direction, sentant le volant glisser sans résistance et sans effet sur les roues. Je suis passablement certain qu’à ce moment-là il a compris. Je l’espère. Compris et accepté. Et accepté aussi le fait que ça incluait maman, que, malgré tout, le compte y était. Elle pouvait vivre avec ce qu’il faisait, mais pas sans lui.
Tout s’est passé en silence, dans une singulière absence de drame. Aucun klaxon désespéré, aucune gomme qui couine, aucun cri. Il n’y a eu que le crissement des pneus sur les graviers du chemin, puis la voiture a disparu, et j’ai entendu un pluvier doré chanter sa solitude.
Le fracas dans Huken était comme un tonnerre à retardement. Je n’ai pas entendu ce que Carl disait ou criait, je me suis juste dit que, dans ce monde, Carl et moi étions désormais seuls. Que la route devant nous était déserte, que tout ce que nous voyions à ce moment précis, c’étaient les montagnes qui se découpaient en ombres chinoises sur un ciel coloré d’orange à l’ouest et de rose au nord et au sud. Je me suis dit que je n’avais jamais rien vu de plus beau, comme un soleil qui se couchait et se levait en même temps.