Carl est né au début de l’automne, moi en pleines grandes vacances. Ce qui signifiait que, pour son anniversaire, il recevait des cadeaux de ses camarades de classe et les conviait même à une fête, alors que le mien passait en toute discrétion. Sans que je m’en plaigne. C’est pourquoi il m’a fallu quelques secondes pour comprendre que ces mots chantonnés s’adressaient à moi.
« Dix-huit ans aujourd’hui ! Bon anniversaire ! »
Assis au soleil sur des palettes à l’arrière de l’atelier, je faisais ma pause, les yeux fermés, Cream dans les oreilles. J’ai levé les yeux et retiré mes écouteurs. J’ai dû mettre ma main en visière. Même si je n’avais pas oublié cette voix. Rita Willumsen.
« Merci, ai-je dit, sentant mon visage et mes oreilles brûler, comme si je m’étais fait prendre en flagrant délit. Qui vous l’a dit ?
— La majorité… Le droit de vote. Le permis de conduire. Et puis on peut être mis en prison. »
Derrière elle se trouvait la Saab Sonett, exactement comme quelques mois plus tôt. Mais je pressentais que c’était différent, elle m’avait fait une promesse à l’époque qu’elle venait honorer. J’ai senti ma main trembler légèrement quand j’ai enfoncé mes écouteurs dans la poche de mon pantalon. Ma bouche n’était désormais plus tout à fait vierge de tout baiser et j’avais tripoté un peu sous un soutien-gorge derrière un coin de maison à Årtun, mais je restais incontestablement puceau.
« La Sonett fait de drôles de bruits.
— De quel genre ?
— On devrait peut-être faire un tour pour que tu entendes.
— Bien sûr. Un instant. » Je suis entré dans le bureau. « Je m’absente un moment.
— D’accord, a répondu Bernard sans lever le nez de sa foutue paperasse, comme il disait. Quand est-ce que tu reviens ?
— Je ne sais pas. »
Il a ôté ses lunettes de lecture et m’a regardé. « D’accord. » Le ton était interrogatif. Voulais-je lui en dire plus ? Si je ne voulais pas, ça lui allait aussi, il me faisait confiance.
J’ai hoché la tête et suis ressorti au soleil.
« Par ce temps, on devrait baisser la capote », a observé Rita Willumsen en engageant la Sonett sur la nationale.
Je ne lui ai pas demandé pourquoi nous ne le faisions pas.
« À quel genre de bruits pensiez-vous ?
— Les gens d’ici me demandent si j’ai acheté cette voiture parce qu’elle est décapotable. Ici, où l’été dure un mois et demi, pensent-ils sans doute. Mais tu sais quelle était ma raison, Roy ?
— La couleur ?
— Là, tu es sexiste, a-t-elle remarqué en riant. Le nom. Sonett. Tu sais ce que c’est ?
— Une Saab ?
— C’est un poème. Un poème d’amour de deux quatrains et deux tercets, quatorze vers au total. Le maître du sonnet était un Italien dénommé Francesco Petrarca, Pétrarque, fou amoureux d’une femme prénommée Laure, qui était mariée à un comte. Au cours de sa vie, il lui a écrit trois cent dix-sept sonnets. Pas mal, non ?
— Dommage qu’elle ait été mariée.
— Pas du tout. La clef de la passion est de ne pas pouvoir obtenir pleinement ce qu’on adore. Nous autres humains, nous sommes conçus sans grand sens pratique à cet égard.
— Ah bon ?
— Tu as beaucoup à apprendre, je vois.
— Peut-être bien, mais en tout cas, je n’entends pas de bruits bizarres de la voiture. »
Elle a regardé dans les rétroviseurs. « C’est quand je démarre le matin, mais ça disparaît quand la voiture est chaude. On n’a qu’à se garer un peu plus loin pour que le moteur puisse refroidir convenablement. »
Elle a allumé son clignotant et pris un chemin forestier. De toute évidence, elle connaissait les lieux et, peu après, elle a emprunté un sentier avant de se garer sous des branches basses d’épicéas.
Je n’étais pas préparé au soudain silence quand elle a coupé le moteur. Un silence dont j’ai su d’instinct qu’il fallait le meubler, car il était plus chargé que n’importe quelle réflexion que je puisse faire. Mais – moi, qui étais déjà un assassin – je n’osais ni bouger ni la regarder.
« Alors dis-moi, Roy. Tu as rencontré des filles depuis la dernière fois ?
— Quelques-unes.
— Une en particulier ? »
J’ai brièvement secoué la tête, coulé un regard en coin. Elle portait un foulard en soie rouge et un chemisier ample, mais je voyais clairement le contour de ses seins. Sa jupe un peu remontée révélait ses genoux nus.
« Certaines avec qui tu… l’as fait, Roy ? »
J’ai senti un doux frémissement dans mon ventre. J’ai envisagé de mentir, mais à quoi bon ?
« Pas tout, non.
— Bien. » Elle a lentement retiré son foulard en soie. Les trois premiers boutons de son chemisier étaient ouverts.
J’étais dur, je sentais mon pantalon tendu et j’ai posé les mains sur mes genoux pour le cacher, car je me rendais tout de même compte que mes hormones me travaillaient tellement que je ne pouvais pas exclure une méprise totale sur la situation.
« Laisse-moi voir si tu sais mieux tenir la main d’une femme. » Elle a posé sa main droite par-dessus la mienne sur mes genoux. On aurait dit que sa chaleur traversait ma main pour irradier vers mon sexe et, une seconde, j’ai eu peur de jouir sur-le-champ.
Je l’ai laissée me prendre la main, la guider vers elle. Elle a légèrement écarté son chemisier et posé ma main à l’intérieur, sur son soutien-gorge, au-dessus de son sein gauche.
« Tu l’as attendu longtemps, ce moment, Roy. » Elle a roucoulé de rire. « Tu sais bien me toucher. Pince un peu le mamelon, Roy. Nous qui ne sommes pas de toutes jeunes filles, nous aimons cela à peine plus fort. Tout doux, là, c’est un peu trop. Comme ça, oui. Je crois que tu es doué, Roy. »
Elle s’est penchée vers moi, a saisi mon menton entre son pouce et son index et m’a embrassé. Tout chez Rita Willumsen était grand, sa langue aussi, râpeuse et forte, qui s’enroulait comme une anguille autour de la mienne. Elle avait tellement plus de goût que les deux filles à qui j’avais roulé des pelles. Pas meilleur goût, mais plus. Peut-être un peu trop, même, mes sens exacerbés étaient en surtension. Elle a conclu notre baiser.
« Mais de ce côté-là, on a encore quelques progrès à faire. » Elle a souri, glissé la main sous mon T-shirt, caressé ma poitrine. Bien qu’excité à rompre de la pierre, j’ai senti que je me calmais. Car ceci n’exigeait pas beaucoup de moi, c’était elle qui était au volant, qui décidait de la vitesse et de notre destination.
« Allons faire un tour », a-t-elle proposé.
J’ai ouvert la portière et suis sorti, dans l’air vibrant, la température cuisante, le chant ardent des oiseaux. C’est alors seulement que je me suis aperçu qu’elle portait des baskets bleues.
Nous avons emprunté un sentier qui serpentait sur le coteau. C’étaient les vacances, il y avait moins de monde dans le bourg et sur les routes, et ici, les chances de tomber sur quelqu’un étaient minimes. Elle m’a néanmoins demandé de marcher cinquante mètres derrière elle pour que je puisse bondir dans les fourrés si elle me faisait signe.
Vers le sommet de la colline, elle s’est arrêtée et m’a indiqué de la rejoindre.
Elle a désigné un chalet rouge en contrebas.
« C’est celui du maire. Et là, c’est… » Elle a pointé l’index sur ce qui ressemblait à un chalet d’alpage. « … le nôtre. »
Je n’étais pas sûr de ce qu’elle entendait par « nôtre » – elle et moi ou elle et son mari ? – mais j’ai compris que c’était là que nous allions.
Elle a ouvert et nous sommes entrés, dans un chalet chauffé par le soleil qui sentait le renfermé. Elle a refermé la porte derrière moi, ôté ses baskets et posé les mains sur mes épaules. Même pieds nus, elle était plus grande que moi. Nous avions marché vite dans le dernier tronçon et nous avions tous deux le souffle court, si court que nous haletions dans la bouche l’un de l’autre quand nous nous sommes embrassés.
Ses doigts ont défait ma ceinture comme s’ils n’avaient jamais rien fait d’autre, alors que je redoutais de dégrafer son soutien-gorge, ce que je présumais être de mon devoir. Ce n’était pas le cas, puisqu’elle m’a entraîné dans ce qui devait être la chambre des maîtres, aux rideaux fermés, m’a poussé sur le lit et laissé regarder pendant qu’elle se déshabillait. Puis elle est venue sur moi, la peau rafraîchie par la sueur séchée. Elle m’a embrassé, s’est frottée contre mon corps nu, et bientôt nous étions de nouveau en sueur, deux phoques mouillés qui glissaient l’un autour de l’autre. Elle sentait fort et bon et a chassé mes mains quand je suis devenu trop inquisiteur. J’oscillais entre trop actif et insupportablement passif, et à la fin, elle a pris les choses en main et m’a guidé en elle.
« Ne bouge pas, a-t-elle dit, restant immobile sur moi. Sens, juste. »
J’ai senti. Et je me suis dit que maintenant, c’était officiel. Roy Opgard n’était plus puceau.
« Je croyais que c’était demain, a commenté oncle Bernard à mon retour l’après-midi.
— Quoi ?
— Que tu allais passer ton permis.
— C’est demain.
— Ah oui ? Parce que avec ce sourire on croirait que tu viens de l’avoir. »